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Le Nationalisme en littérature

Des idées au style (1870-1920)

de Stéphanie Bertrand (Éditeur de volume) Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume)
©2019 Collections 270 Pages
Série: Convergences, Volume 95

Résumé

Les historiens furent parmi les premiers à le souligner : à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’influence du nationalisme – ou des nationalismes – ne repose pas seulement, voire pas prioritairement, sur la force de ses idées. Cette influence paraît s’appuyer sur « un sens de la formule, de la métaphore, de l’évocation » davantage que sur la « théorie » (Michel Winock à propos du nationalisme barrésien), ou, pour reprendre une dichotomie qui a durablement structuré le champ intellectuel depuis le milieu du XIXe siècle, dans la diffusion des doctrines nationalistes, l’efficacité du style l’aurait souvent emporté sur celle des idées – en littérature a fortiori.
Ce sont ces enjeux idéologiques du style littéraire, mais aussi ceux des imaginaires linguistiques et stylistiques afférents, que les contributions ici rassemblées se proposent d’expliciter, à partir d’un corpus littéraire narratif, essayistique, voire poétique, composé tout à la fois des œuvres des chantres du nationalisme (Maurice Barrès, Charles Maurras), de romans qui reflètent des idées et des valeurs proches du nationalisme (tels ceux écrits par Henry Bordeaux, René Bazin ou Ernest Psichari), d’essais ou de pamphlets de Paul Déroulède et Édouard Drumont, ou encore d’articles critiques et de poèmes d’orientation nationaliste.
Ce volume, qui rassemble les communications prononcées lors du colloque organisé les 28 et 29 juin 2018 à l’Université du Luxembourg, propose ainsi de réfléchir aux liens entre langue, style et idéologies nationalistes en littérature au tournant des XIXe-XXe siècles.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction (Stéphanie Bertrand / Sylvie Freyermuth)
  • Première partie. Le nationalisme : une idéologie de la poétique et du style
  • Chapitre 1 — Classicisme assimilateur et défense de la primauté de la France : une politique du style (Nicolas Di Méo)
  • Chapitre 2 — André Gide, révélateur involontaire de l’imaginaire nationaliste (Pierre Masson)
  • Chapitre 3 — Un fantasme nationaliste : le style viril (Jean-Michel Wittmann)
  • Chapitre 4 — « L’énergie » : une certaine idée de la nation et du style (Stéphanie Bertrand)
  • Deuxième partie. Maurras, Barrès et le style
  • Chapitre 5 — Maurras stylisticien nationaliste : entre positionnement littéraire et stratégie politique (Vincent Berthelier)
  • Chapitre 6 — La « renaissance classique » de Charles Maurras à l’épreuve du vers (Wendy Prin-Conti)
  • Chapitre 7 — Barrès ou le style nationaliste en question : à la recherche d’une définition problématique (Stéphane Chaudier)
  • Chapitre 8 — Chronique de la Grande Guerre ou le refus stylistique du kaki (Vital Rambaud)
  • Chapitre 9 — Jeanne d’Arc dans les écrits de Maurice Barrès :entre nationalisme et mysticisme (Michela Gardini)
  • Troisième partie. L’expression nationaliste : polygraphie et stratégies rhétoriques multiples
  • Chapitre 10 — Du patriotisme au nationalisme :poésie et drame chez François Coppée et Paul Déroulède (Grégory Bouak)
  • Chapitre 11 — Georges Darien et l’écriture pamphlétaire du nationalisme dans Les Pharisiens (1891) : un style monstre (Aurélien Lorig)
  • Chapitre 12 — Le nationalisme sous couvert de sociologie : le style crypto-pamphlétaire d’Édouard Drumont (Cédric Passard)
  • Chapitre 13 — À propos de l’emploi de Grande Guerre en contexte littéraire et journalistique durant la période 1914-1918 (Sylvie Freyermuth / Jean-François P. Bonnot)
  • Quatrième partie. Limites à la conception nationaliste du style littéraire
  • Chapitre 14 — Le « fin langage français » de Péguy : style national ou stylistique nationaliste ? (Alexandre de Vitry)
  • Chapitre 15 — Henri de Régnier, français, mais pas nationaliste. Un autre investissement imaginaire du style classique (Élodie Dufour)
  • Chapitre 16 — Le nationalisme par lui-même : sur une anthologie du nationalisme et de ses styles (Christophe Ippolito)
  • Bibliographie
  • Notices
  • Index des personnes
  • Titres de la collection

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Introduction

Stéphanie BERTRAND et Sylvie FREYERMUTH

Nombre de penseurs du nationalisme de la Belle Époque furent aussi des écrivains – Barrès et Maurras en tête ; parallèlement, rares furent les écrivains de cette époque à demeurer hermétiques aux doctrines nationalistes. De fait, parmi les organes et les modes de diffusion du nationalisme – mieux, des nationalismes – depuis la fin du XIXe siècle, le rôle joué par la littérature et, plus encore, par le style littéraire, est central. Les historiens furent d’ailleurs parmi les premiers à le souligner : l’influence de cette ou ces idéologie(s) ne repose pas seulement, voire pas prioritairement, sur la force des idées développées. Michel Winock estime ainsi que l’influence du nationalisme barrésien résulte d’un « sens de la formule, de la métaphore, de l’évocation », davantage que de sa « théorie »1, ou, pour reprendre une dichotomie qui a durablement structuré le champ intellectuel depuis le milieu du XIXe siècle, que le style l’aurait emporté sur les idées dans la diffusion des nationalismes. Maurras lui-même n’estimait-il pas, à propos de l’écriture critique, genre dans lequel ses préférences nationalistes sont particulièrement saillantes, que « [l]a pensée, c’est le style encore »2 ? C’est-à-dire, suivant la reformulation proposée par Antoine Compagnon, que « [l]e style doit […] être analysé et jugé à l’égal d’une vision du monde »3 ?

Le style, avant toute chose

La notion même de style demeure toutefois problématique chez les écrivains proches du nationalisme – comme elle l’est d’ailleurs à la même époque chez leurs pairs : en cette fin de XIXe siècle, le flottement concerne autant la délicate distinction entre « langue » et « style »4 que la définition même du « style », le terme n’étant pas toujours employé dans le sens ← 11 | 12 → aujourd’hui entériné de « style d’auteur ». Enfin, la conception même du style évolue fréquemment, conduisant la plupart des écrivains du tournant des XIXe-XXe siècles d’une lecture instrumentale du style durant leur jeunesse (qui les amenait à considérer le style comme un ornement), à une lecture synthétique, où style et idée se révèlent indissociables. Barrès est particulièrement représentatif d’une telle évolution dans l’approche du style, ainsi qu’en témoigne la comparaison entre une lettre de jeunesse et un passage des Cahiers datant de 1912 :

[…] c’est un travail désespérant, mettre les idées dans les métaphores, faire brillant et juste, c’est presque impossible, la vérité étant toujours, avouons-le, dans les demi-teintes. Une métaphore soutenue est toujours une exagération criante […]5.

J’aurai toute ma vie répété la même chose, tâché d’expri­mer une profonde symphonie qui est en moi, et de l’exprimer toujours plus complète et plus nuancée, avec ses mille chants qui doivent s’accorder, s’harmoniser.

Il n’y a pas plus dans mon dernier livre que dans mon premier de volonté claire ; je transcris plus que je n’écris. Je m’écoute. La réflexion, la volonté n’interviennent que pour employer au mieux les matériaux, les thèmes qui naissent en moi spontanément6.

Nonobstant le flottement sémantique, la présence d’un style personnel est bien constitutive pour lui de la définition de l’artiste :

[…] un jeune auteur, de tempérament délicat, affiné par les discussions esthétiques, par la recherche de l’inexprimé, par tout ce que la vie moderne a de sensations inexprimables, serait-il un artiste, s’il coulait ses pensers nouveaux en des formes antiques7 ?

Cette revendication d’un style personnel et inédit pour l’artiste relève d’une tendance d’époque – on la trouve par exemple à la même période sous la plume d’André Gide8 –, dont les racines remontent au Romantisme. ← 12 | 13 →

Plus généralement, les considérations stylistiques abondent sous la plume des partisans du « nationalisme fermé »9, dans tous leurs écrits : des Cahiers personnels aux articles et œuvres critiques, et jusqu’aux fictions, les analyses stylistiques, élogieuses ou négatives, constituent une part quasi systématique de la critique d’une œuvre littéraire, dont elles forment même, souvent, le préambule10. Pourtant, les études consacrées non seulement à la pensée du style de ces figures centrales du nationalisme, mais encore à leur style, sont presque inexistantes. Barrès lui-même, figure de proue du nationalisme autant que figure magistrale pour plusieurs générations d’écrivains11, n’a suscité que peu d’études de ce type12. Certes, les premiers lecteurs et critiques ont été sensibles à la qualité de son style, prompts, par exemple, à louer en Barrès un « styliste »13. La postérité immédiate continuera d’ailleurs à admirer son écriture, tel Aragon qui n’hésite pas à le qualifier d’« extraordinaire ouvrier de la prose française », et à s’enthousiasmer pour l’« admirable langage barrésien »14. Il est dès lors moins surprenant de voir Jean Foyard conclure en 1978, dans la seule étude d’envergure consacrée au sujet, d’une manière qui paraît aujourd’hui un peu excessive, que « c’est par son style que M. Barrès survit »15. La valeur du style barrésien est cependant loin de faire l’unanimité : tandis qu’André Breton juge en 1921 que « les livres de Barrès sont proprement illisibles, [que] sa phrase ne satisfait que l’oreille »16, Paul Léautaud note à plusieurs reprises dans son Journal tout le mal qu’il pense du style barrésien – comme de ses idées : ← 13 | 14 →

Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite17.

Des phrases à effet, un ton de romantique, du beau style (en admettant qu’un tel style puisse être beau) pour ne rien dire. Quand on a lu cela, on n’a rien lu. Tout ce ton livresque et ronronnant ne vaut pas la moindre notation spontanée. – Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans18?

Parmi les écrivains proches du nationalisme, qu’ils soient romanciers (Paul Bourget, René Bazin, Henry Bordeaux, Ernest Psichari), essayistes (Charles Maurras) ou pamphlétaires (Paul Déroulède, Édouard Drumont, Georges Darien), seul Barrès semble avoir fait l’objet de commentaires stylistiques un peu suivis, quoique peu nombreux, à l’époque comme aujourd’hui. Un écrivain cependant fait exception : Charles Péguy19 – son lien avec les doctrines nationalistes étant du reste, ainsi que le rappelle Alexandre de Vitry dans son article, problématique, et sa trajectoire, littéraire comme politique, particulièrement sinueuse20.

Une rhétorique nationaliste

De fait, les principaux travaux consacrés aux formes d’expression utilisées par les nationalistes sont à chercher du côté des sciences du langage, voire des sciences politiques, et portent dès lors, le plus souvent, sur des ouvrages doctrinaux, non littéraires, non uniquement français d’ailleurs21, et sur un empan chronologique volontiers élargi jusqu’à l’époque contemporaine22. Bien plus que stylistique, l’approche y est rhétorique. ← 14 | 15 →

Lorsque ces travaux aboutissent à la conclusion de l’existence d’une rhétorique distincte23 de la « rhétorique de gauche »24 ou d’extrême gauche, ils mettent en évidence quelques leitmotive du discours nationaliste25, voire quelques figures de style récurrentes. Suivant Olivier Reboul, la « rhétorique de droite » (voire d’extrême droite) se distinguerait ainsi de la « rhétorique de gauche » sur deux points au moins : son goût pour les jeux de mots et sa propension à l’inventivité lexicale « sans signification » ; « [c’]est dans le discours d’extrême droite que le ton fait la chanson »26, conclut-il. Ces différences s’expliqueraient selon lui par la divergence des ressorts mobilisés par ces idéologies, « les idéologies de gauche se [voulant] rationnelles et mépris[ant] ces techniques de persuasion visiblement infantiles »27. Pour autant, les deux modes d’expression répondraient bien aux quatre fonctions propres à la « rhétorique idéologique : […] persuasion, pédagogie, lexicalisation, plaisir poétique »28. Dans une étude ultérieure beaucoup plus ambitieuse, mais dont l’empan chronologique dépasse très largement le cadre que nous nous sommes fixé, Albert Hirschman dégage de la rhétorique réactionnaire trois effets récurrents, mis au service d’un discours prônant l’ordre établi ou le retour à un ordre antérieur : l’effet pervers, l’inanité et la mise en péril29. De fait, les études consacrées au sujet s’accordent sur un point : l’instrumentalisation idéologique des ressorts affectifs ou émotionnels du discours. C’est ce qu’explicite bien la belle analyse que Ruth Amossy donne d’un extrait de Scènes et doctrines du nationalisme de Barrès. Elle conclut à l’interaction, dans la rhétorique nationaliste, des ressorts rationnels et émotionnels, tout en insistant sur l’antériorité des premiers :

L’éloquence nationaliste se caractérise ici par le recours à un soubassement doxique particulier, et par la tentative de fonder et de renforcer par le sentiment certaines croyances. C’est la nature et la teneur de ces éléments doxiques qui définissent le discours nationaliste, non le recours à une rationalité passionnelle dans l’échange argumentatif 30. ← 15 | 16 →

Si Raoul Girardet se révèle lui aussi sceptique sur la possibilité d’envisager une rhétorique nationaliste distincte, c’est qu’il a constaté, au-delà des époques et des orientations idéologiques, la permanence d’un certain nombre de configurations symboliques dans le discours politique, explicitées dans le bien connu Mythes et mythologies politiques en France ; le mythe d’un retour à l’âge d’or n’est ainsi pas spécifique au discours nationaliste – tout au plus celui-ci l’exacerbe-t-il31.

Une poétique d’(extrême) droite ?

Parallèlement, et pour revenir dans le champ des études littéraires, plusieurs travaux ont tenté d’identifier ce que pourrait être une « poétique romanesque de droite », voire plus largement une écriture de droite, à partir d’un corpus souvent identique d’œuvres fictionnelles comme d’idées, écrites par Paul Bourget, Léon Daudet, Maurice Barrès, Henry Bordeaux ou encore René Bazin, mais susceptibles de concerner parfois tout le XXe siècle :

Il a été question d’observer des textes critiques d’auteurs et d’organismes marqués à droite et à l’extrême droite pour déterminer si un discours univoque sur la littérature et le style romanesques se dégageait dans le siècle en France. Puis, il fallait interroger des œuvres de fiction pour observer comment les positions politiques et idéologiques jouaient dans l’écriture même et ses effets32.

Cette question relative à l’existence possible d’« une esthétique et [d’]une poétique romanesques de droite » a du reste « déjà [été] posée d’une certaine manière par Simone de Beauvoir en 1955, dans “La pensée de droite, aujourd’hui” »33. Quelle que soit l’appellation retenue – « roman conformiste », « roman conservateur »34, « écriture romanesque de droite »35 –, le roman « de droite », voire d’extrême droite, semble fonctionner à partir de procédés littéraires « simplistes » et de clichés moralisateurs. Sur des thèmes récurrents (l’enracinement, le milieu, l’hérédité, la décadence), l’esthétique se révèle autoritaire ou « démonstrative »36 ; c’est que le romancier se conçoit d’abord comme un pédagogue. Orientée vers « l’affirmation d’un ordre universel et immuable »37, la fiction conservatrice recourt dès lors volontiers aux procédés propres à ce que Susan Suleiman identifiera ← 16 | 17 → comme l’esthétique du « roman à thèse »38. Pour autant, et le corpus analysé par Susan Suleiman le confirme, il n’est pas évident d’isoler des critères esthétiques spécifiques aux fictions d’auteurs relevant de l’extrême droite ; tout au plus peut-on déceler dans ce corpus nationaliste un imaginaire distinct. C’est précisément cet imaginaire, déjà esquissé dans Le Disciple et l’insurgé, que Pierre Masson s’attache à préciser dans son article, de manière négative : l’ironisation du corpus nationaliste dans les œuvres d’André Gide lui permet en effet, par contraste, d’en identifier les contours. Cet imaginaire se caractérise ainsi par un « rapport morbide à l’Histoire et au temps », qui se traduit par l’omniprésence de motifs mortifères comme les cimetières, ou autres « paysages hiératiques figés pour l’éternité »39 et, sur un plan esthétique, par la construction circulaire du récit.

La contribution de Nicolas Di Méo dans ce volume confirme la possibilité d’envisager une idéologie de la poétique, romanesque en particulier : prolongeant les considérations développées dans son ouvrage sur Le Cosmopolitisme dans la littérature française : de Paul Bourget à Marguerite Yourcenar40, le critique montre comment les choix esthétiques des écrivains relevant du « nationalisme ouvert » redoublent souvent leurs positions idéologiques. Le souhait de voir la France parvenir à assimiler les éléments étrangers se traduit ainsi, dans leur écriture, par l’« assimilation de techniques d’avant-garde et de sources d’inspiration étrangères »41, celle-ci pouvant relever de l’emprunt lexical et/ou de l’adoption de procédés littéraires novateurs comme le monologue intérieur.

Langue, style et nation

L’étude des interactions entre littérature et politique à la Belle Époque a ainsi concerné l’esthétique et la poétique des œuvres ; la langue et le style littéraires de cette époque, a fortiori dans le corpus des écrivains proches du nationalisme, n’ont guère été envisagés sous un angle idéologique. Certes, le double statut de la plupart de ces auteurs, nombreux à avoir embrassé – ou tenté d’embrasser – une carrière politique (on pense à Barrès bien sûr, mais aussi à Déroulède, Maurras ou Péguy), invite à envisager les influences réciproques entre ces deux domaines, sur un plan rhétorique en particulier, l’éloquence du discours politique apparaissant fréquemment comme un modèle d’argumentation, voire de style, pour l’écriture littéraire. Surtout, ces écrivains semblent transposer leurs considérations idéologiques à leur conception du style. De ce point de vue, les remarques de Paul Bourget dans ← 17 | 18 → sa célèbre « Théorie de la décadence » paraissent jouer un rôle fondateur. Établissant une première analogie entre la nation et l’œuvre littéraire, toutes deux assimilées à des « organismes vivants », Bourget poursuit en identifiant implicitement le style et l’individu décadents :

Une même loi gouverne le développement et la décadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot. Les exemples foisonnent dans la littérature actuelle qui corroborent cette hypothèse et justifient cette analogie42.

Les considérations stylistiques résultent ici d’une lecture idéologique qui associe la décadence sinon à une forme d’anarchie, du moins à une indépendance, une dissociation des différents éléments constitutifs du tout – qu’il s’agisse de la nation ou de l’œuvre d’art.

Cette lecture idéologique du style qui s’énonce à l’époque politiquement troublée des débuts de la IIIe République, résulte en fait de considérations linguistiques nées dans le contexte de la Révolution française, époque qui a vu naître l’idée de nation. De fait, à cette période, la politique unificatrice passe aussi par le choix et la pratique d’une langue unique ; désormais, l’usage de la langue nationale a une fonction politique, il devient un « devoir patriotique et un vote quotidien pour la Nation »43. Ce constat est valable pour la France – appelée à constituer notre principal cadre de réflexion –, mais aussi plus largement pour l’Europe, pour l’Allemagne en particulier44. Cette analogie entre langue et nation est particulièrement sensible45 à l’époque où l’identité nationale se trouve fragilisée ou à reconstruire, comme c’est le cas à la fin du XIXe siècle après la défaite française de 1870 face à la Prusse et à l’annexion de l’Alsace-Moselle qui en a résulté. Dès lors, l’équivalence entre langue et nation s’affermit et se précise : défendre la langue, c’est défendre la nation, mot d’ordre qui se décline à travers divers motifs comme la pureté (la pureté de la langue reflétant celle de la nation) ou le refus de l’étranger (sur un plan lexical comme social). Premiers convaincus de la nécessité de cette « préférence nationale », les nationalistes sont assez naturellement aussi parmi les premiers à relayer ces visions essentialisantes de la langue, puis du style. ← 18 | 19 →

Les enjeux du colloque dont ce volume rassemble les contributions, organisé à l’Université du Luxembourg les 28 et 29 juin 2018 sous le titre « Du style des idées I : nationalisme et littérature (1870-1920) », étaient précisément d’expliciter les considérations stylistiques propres aux écrivains proches des idéologies nationalistes, mais aussi d’analyser leur style et les éventuelles convergences de ces différents styles.

Imaginaires nationalistes de la langue et du style

Plusieurs des études rassemblées ici s’attachent ainsi à identifier les imaginaires nationalistes de la langue et du style. Si la notion d’imaginaire linguistique est récente (sa théorisation, en linguistique, date des années 197046), elle renvoie en fait à une réalité ancienne : celle de la représentation que le locuteur – l’écrivain dans notre cas – se forge de la langue. Les contributeurs ont ici interrogé les formes et les enjeux des imaginaires linguistiques et stylistiques des écrivains dits nationalistes, en veillant à mettre en évidence l’éventuelle spécificité ou, au contraire, la redondance de ces représentations.

Ainsi qu’ont pu le montrer Stéphanie Bertrand et Jean-Michel Wittmann, les notions qui nourrissent cet imaginaire n’ont souvent rien de spécifique à la littérature nationaliste de la Belle Époque : ainsi l’idéal d’énergie du style remonte-t-il à l’Antiquité, et s’est-il trouvé particulièrement valorisé au XVIIIe siècle, dans un contexte plus général de valorisation de l’idée d’énergie. Quant à la virilité du style, idéal stylistique lui aussi très ancien, sa quête déborde de même les limites du nationalisme, dans la mesure où il constituera un mot d’ordre central du fascisme littéraire – au-delà du seul style. La spécificité des imaginaires nationalistes de la langue et du style semble dès lors moins à chercher dans les notions convoquées que du côté des usages, idéologiques, escomptés. De fait, qu’il s’agisse d’« énergie » ou de « virilité », les articles des deux chercheurs montrent la manière dont, chez les auteurs regroupés sous le sigle des « 4 B »47 et chez Maurras, ces notions entendent s’appliquer au style comme à la nation : l’idéal d’un style énergique, tout comme celui d’un style viril, non seulement symbolisent l’énergie et la virilité souhaitées pour la nation française, mais encore incarnent seules une écriture littéraire capable de « redresser » une France perçue comme décadente, c’est-à-dire « molle », apathique, « efféminée ». ← 19 | 20 →

Du discours au(x) style(s) : divergences et pluralité

Loin de corroborer le discours de ces écrivains sur la langue et le style, les études stylistiques du corpus nationaliste rassemblées ici laissent apparaître des divergences, voire des contradictions, entre pratique du style et idéal stylistique, suggérant ou confirmant dès lors la portée essentiellement idéologique, ou stratégique, du discours relatif au style. C’est ce que montrent bien les études complémentaires que Vincent Berthelier et Wendy Prin-Conti consacrent à l’écriture de Maurras. Tous deux mettent en évidence le style peu « classique » de Maurras, en prose comme en poésie, alors que ce théoricien du nationalisme intégral n’a cessé de louer et valoriser le classicisme de l’écriture. Comment comprendre cette distorsion entre théorie et pratique ? La pensée du style ne manque pas d’apparaître chez lui comme « une stratégie politique », et littéraire – les deux étant du reste étroitement liées, chez Maurras comme chez les autres écrivains du corpus, nombreux à n’envisager que conjointement les deux carrières.

Si les choix d’écriture de Maurice Barrès paraissent plus cohérents avec ses assertions sur le sujet, c’est, semble-t-il, surtout dans le cadre restreint d’une œuvre singulière. Ainsi Barrès prône-t-il autant qu’il adopte, dans Chronique de la Grande Guerre, un « refus stylistique du kaki » : l’étude proposée par Vital Rambaud explicite bien les procédés hauts en couleur mobilisés par le chroniqueur pour éloigner son écriture des formes ordinaires et plates des textes officiels relatifs à la guerre. Les analyses de Michela Gardini et Stéphane Chaudier viennent compléter l’étude du style littéraire barrésien. La première montre comment, dans l’ensemble de textes qui auraient pu constituer la Jeanne d’Arc barrésienne, la désignation de cette figure nationale passe par un recours récurrent à l'analogie, dont la portée est idéologique autant que mystique. Le second, en distinguant trois « variations stylistiques » (lyrique, doctrinale, polémique), subordonnées pour une part au genre de l'oeuvre concernée, invite à n’envisager le style barrésien que sous le signe de la pluralité, partant, explicite les limites de l'expression « style nationaliste ».

Résumé des informations

Pages
270
Année de publication
2019
ISBN (PDF)
9782807611122
ISBN (ePUB)
9782807611139
ISBN (MOBI)
9782807611146
ISBN (Relié)
9782807610040
DOI
10.3726/b15736
Langue
français
Date de parution
2019 (Mai)
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2019, 270 p.

Notes biographiques

Stéphanie Bertrand (Éditeur de volume) Sylvie Freyermuth (Éditeur de volume)

Stéphanie Bertrand est maître de conférences en langue et littérature françaises des XXe et XXIe siècles à l’Université de Lorraine (site de Metz). Spécialiste d’André Gide, elle travaille plus largement sur les interactions entre langue, style et idéologie dans la littérature du début du XXe siècle. Sylvie Freyermuth est professeur de langue et littérature françaises à l’Université du Luxembourg. Spécialiste de l’œuvre de Jean Rouaud, elle s’intéresse également aux questions de cohérence textuelle et à l’inscription dans la littérature des questions sociales, politiques et économiques.

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