Les mots de l'argumentation
Résumé
Au travers de six études, le présent ouvrage se veut une fenêtre sur les questions actuelles qui se posent à partir du moment où on cherche à comprendre en quoi l’argumentation constitue une pratique langagière, reposant sur certaines formes linguistiques et différentes manières de les agencer.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur/l’éditeur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Sommaire
- Introduction (Thierry Herman / Jérôme Jacquin / Steve Oswald)
- Le marquage langagier des types d’arguments. Le cas de l’argumentation par l’absurde (Marianne Doury)
- Le nom propre répété dans l’argumentation. Étude de textes de presse allemands contemporains (Hélène Vinckel-Roisin)
- Comme et l’argumentation par induction (Houda Landolsi)
- La concession argumentative. Étude de la position de trois marqueurs à fonction double (Maria Svensson)
- Les stratégies argumentatives autour des émotions : le cas de jubilation et de dédain (Julie Sorba / Iva Novakova)
- Quand l’hypothèse devient vérité. Une approche pragmatique de certains effets rhétoriques du conditionnel (Alain Rihs / Steve Oswald)
- Titres de la collection
*Université de Neuchâtel, **Université de Lausanne ***Université de Fribourg
Quelle que soit la définition de l’argumentation que l’on se donne, elle ne peut faire l’économie d’une composante linguistique : la pertinence du langage dans l’argumentation tient non seulement au fait qu’il est un moyen de représenter le monde, mais aussi à sa capacité d’indexer d’autres contenus représentés ou implicites. Certes, la fracture historique entre logique et rhétorique, entre l’idéal philosophique et la réalité des affaires humaines a eu quelque impact sur la répartition des disciplines intéressées par l’argumentation, menaçant peut-être le dialogue autour d’un objet pourtant intrinsèquement transdisciplinaire. Mais le retour de l’étude de l’argumentation telle qu’elle se pratique dans les affaires humaines – marqué simultanément par les philosophes Stephen E. Toulmin et Chaïm Perelman avec Lucie Olbrechts-Tyteca en 1958 – a impliqué un examen plus attentif des données langagières inscrites en contexte. Parallèlement, avec l’ouverture de la linguistique aux dimensions pragmatique et énonciative du langage, les linguistes de la parole, mais aussi de la langue, insistent sur l’importance de la matérialité langagière pour saisir tant des relations transphrastiques que des rapports interactionnels, se saisissant alors des concepts d’argumentation ou de schèmes argumentatifs élaborés par les philosophes.
Le présent ouvrage s’inscrit dans une volonté d’intensifier le dialogue entre différents courants de l’étude de l’argumentation. Plus précisément, il cherche à établir, dans la mesure du possible, des ponts entre une vision de l’argumentation à dominante linguistique et descriptive, vivace dans les théories francophones, et une vision plutôt philosophique et normative dans les travaux de logique informelle ou de pragma-dialectique pour citer deux courants anglophones majeurs. ← 7 | 8 → Un tel objectif passe par une prise en compte non seulement des marques concrètes d’argumentation, mais aussi de leur rapport à des mécanismes argumentatifs transphrastiques plus généraux et à des stratégies rhétoriques de persuasion. Tous les auteurs du volume ne construisent pas nécessairement les ponts susmentionnés entre toutes ces dimensions, mais toutes leurs contributions ont dû se positionner dans le spectre visé entre le strictement linguistique et la mise en œuvre pragmatique, en situation. Avant de présenter les différentes contributions, il nous est apparu important de proposer une brève synthèse, forcément réductrice, sur les différentes approches linguistiques de l’argumentation, notion polysémique s’il en est – particulièrement dans les approches francophones, beaucoup moins homogènes quant aux éléments mobilisés pour définir l’argumentation que ce que l’on observe, parfois de manière trop étroite d’ailleurs, dans les travaux de logique informelle ou de pragma-dialectique en anglais.
L’approche linguistique de l’argumentation se distingue des courants de la logique informelle ou de la pragma-dialectique par essentiellement deux caractéristiques prégnantes. D’abord, sur le plan épistémologique, l’argumentation est saisie selon un point de vue descriptif. Ensuite, sur le plan descriptif précisément, l’argumentation est avant tout observée par le biais de ses marqueurs langagiers : leur étude concerne, d’une part, la question de l’énonciation et des points de vue exprimés dans un dialogisme constitutif sinon montré et, d’autre part, la question des balises de l’argumentation marquée par des « mots du discours », comme « mais », « quand même » ou « même si ». On fait souvent remonter cette attention aux mots de liaison à l’influence considérable qu’a eue l’article du groupe lambda-l sur « car, parce que, puisque » (1975) ou aux travaux de Jean-Claude Anscombre et d’Oswald Ducrot sur « mais » (1977). Bien entendu, l’influence de Stephen Toulmin (1958) et de Chaïm Perelman (1958) n’est pas à négliger, mais le poids du structuralisme linguistique dans l’espace des idées a donné une forte impulsion aux travaux portant sur les connecteurs et opérateurs argumentatifs – au point que faire l’inventaire des travaux analysant les marqueurs langagiers relève de la gageure. ← 8 | 9 →
Les travaux portant sur les marqueurs langagiers paraissent pouvoir se diviser en deux catégories : la première se focalise sur les marqueurs langagiers produisant des formes d’enchaînements argumentatifs réels ou potentiels – ce dont s’occupent la théorie de l’argumentation dans la langue et ses différentes variantes. La seconde étudie les mouvements argumentatifs s’incarnant dans la matérialité langagière. Autrement dit, dans le premier cas, le marqueur langagier exprime sémantiquement une relation ou une orientation argumentative. Dans le deuxième cas, c’est une situation argumentative identifiée comme telle qui prend corps dans diverses marques langagières et textuelles.
1. Orientations argumentatives et argumentation dans la langue
Dans la première branche, l’argumentation est consubstantielle à l’orientation donnée par le lexique. « Jean a peu travaillé » et « Jean a un peu travaillé » contiennent chacun une orientation argumentative qui restreint le choix des suites ou des conclusions que l’on peut tirer des énoncés : alors que « Jean a peu travaillé » oriente vers « Jean va échouer », « Jean a un peu travaillé » oriente vers un énoncé prévoyant une réussite. Ce qui importe, c’est que la question du rapport à la réalité est ici non pertinente : la quantité de travail peut être parfaitement identique pour les deux propositions. C’est donc la sémantique lexicale qui détermine, dans cette approche, l’argumentation, d’où l’idée exprimée par Anscombre & Ducrot, selon laquelle « signifier, pour un énoncé, c’est orienter » (1983 : avant-propos). Dans le même ordre d’idées, le fameux exemple selon lequel « ce restaurant est cher mais bon » et « ce restaurant est bon mais cher » illustre le fait que l’orientation argumentative positive du premier cas n’est pas une affaire de description du monde (il s’agit du même restaurant et des mêmes qualités qu’on lui attribue) mais de langue. Il en résulte que, dans cette optique théorique, la langue argumente avant de décrire. La sémantique des deux auteurs ← 9 | 10 → est donc intrinsèquement pragmatique – on parle de pragmatique intégrée : il s’agit de voir vers quoi les locuteurs tendent, où ils veulent en venir, en utilisant tel ou tel mot de la langue. Cette théorie a ouvert la voie à de nombreux travaux sur les connecteurs argumentatifs et leurs valeurs instructionnelles de liage entre deux énoncés1. On trouve aussi dans cette veine des études sur des opérateurs, lesquels orientent argumentativement la suite possible d’un énoncé (à l’instar de « peu » et « un peu » cités plus haut) sans modifier pour autant le contenu descriptif ou informatif de l’énoncé (voir par exemple Anscombre & Ducrot 1983, Ducrot 1984, Ducrot et al. 1980). De nos jours encore, cette tradition-là a encore d’importants continuateurs, avec des travaux portant sur les connecteurs (Rossari 2000) ou sur les « opérateurs discursifs » (Anscombre et al. 2013).
Il importe donc de considérer ici que, contrairement aux approches classiques de l’argumentation, la question du raisonnement, de la validité des enchaînements argumentatifs ou des rapports à la vérité sont écartés au profit d’une théorie sémantico-pragmatique et structuraliste de l’argumentation. Il est exclu, dans une telle approche théorique, de faire intervenir des données contextuelles, situationnelles, ou des connaissances encyclopédiques autres que celles que la langue nous dit à son propre sujet. Mais l’attention portée aux « mots du discours » a ses limites. Entre autres, le fait que de nombreux enchaînements entre un argument et une conclusion ne sont pas balisés par des marques de connexion ou des opérateurs spécifiques brouille les rapports entre activité argumentative et traces langagières d’argumentation.
Dans une deuxième phase de la théorie de l’argumentation dans la langue, la théorie des topoï (Anscombre 1984, Ducrot 1993), Ducrot et Anscombre ont mis en évidence que le lien exprimé entre l’argument et la conclusion est un lien topique souvent implicite. D’une sémantique de l’argumentation binaire entre (p)-argument (« Jean a un peu travaillé ») et (q)-conclusion (« Jean va réussir »), ils passent à une dimension ternaire – et intègrent du coup la dimension rhétorique des topiques. ← 10 | 11 → Anscombre et Ducrot expriment alors la notion de topos sous une forme graduelle doxale de type : « plus on travaille, plus on réussit ». Outre l’intéressante, mais discutable, introduction de la gradualité2 dans la détermination d’un topos, la théorie des topoï a enrichi l’argumentation dans la langue de la première période en visant à ne pas exclure des possibilités linguistiques a priori peu intuitives comme « il a peu travaillé : il va réussir », un exemple qui active le topos socialement paradoxal « plus on travaille, plus on risque d’échouer ». Tant Ducrot qu’Anscombre ont abandonné la théorie des topoï. Mais plusieurs approches lui ont succédé : la théorie des blocs sémantiques de Carel & Ducrot (1999a et 1999b), la théorie des stéréotypes d’Anscombre (2001), la théorie des possibles argumentatifs de Galatanu (2007, 2009) ou encore la sémantique des points de vue de Raccah (2001, 2005). Au-delà de leurs différences, voire de leurs divergences, ces différents auteurs partagent l’idée d’une argumentation intrinsèque à la langue, y compris dans des mots pleins. Autrement dit, l’argumentation peut s’étudier hors des structures interpropositionnelles et des mots spécifiés pour baliser cette activité que sont les marques de justification, de concession ou de conclusion.
La radicalisation de l’argumentation dans la langue dans la théorie des blocs sémantiques est due à une posture épistémologique : « Ainsi, [avec la théorie des topoï] on introduisait dans la sémantique du mot travail des « croyances » comme « le travail fatigue » ou « le travail fait réussir », croyances censées fonder les argumentations possibles à partir des énoncés où ce mot intervient » (Carel & Ducrot 1999a : 7). Cette solution, qui revient à dire que la signification d’un mot dépend étroitement d’une représentation consensuelle au sein d’une communauté, a finalement gêné le projet structuraliste postulé, puisqu’elle fait ← 11 | 12 → entrer une dimension externe à la langue, à savoir une croyance sociale, dans une théorie strictement internaliste. En outre, dans ce cadre, cela pousse à considérer que la valeur d’information du mot utilisé dans un topos prime sur sa valeur argumentative, ce qui est l’inverse même des propositions de l’argumentation dans la langue formulées en 1983. Si on postule « un refus de caractériser les entités de la langue à partir d’entités étrangères à la langue » (Ducrot 1993 : 234), la théorie des topoï posait un problème théorique ou épistémologique3.
Les voies de sortie de l’aporie ont été multiples : pour Carel et Ducrot, la théorie des blocs sémantiques s’est résolument tournée vers un modèle théorique « purifié » par rapport aux topoï, faisant toujours valoir que tous les mots de la langue peuvent être décrits par des enchaînements argumentatifs. Concrètement, Ducrot et Carel estiment que dans « Tu conduis trop vite : on va avoir un accident », il n’y a pas, contrairement à ce que l’intuition nous dit, un lien entre argument et conclusion ; il n’y a pas d’inférence, mais l’expression d’un bloc sémantique. Le simple fait d’articuler « trop + adjectif » conduit déjà à envisager une conclusion néfaste que l’énoncé ne fait que confirmer. En somme, la conclusion est d’ores et déjà incluse dans l’argument – « le sens même de A est déterminé par celui de C, et réciproquement » (Ducrot 1993 : 242). C’est donc, pour la théorie des blocs sémantiques, une illusion de déclarer que le premier segment justifie le second :
Ainsi il n’y a […] aucun mouvement, aucun cheminement, aucun progrès informatif. Leurs segments syntaxiques s’éclairent mutuellement : s’ils font sens, c’est ensemble. C’est cette forme d’interdépendance de leurs mots, et non pas une relation de justification, qui, selon nous, fait de ces discours des discours argumentatifs. (Carel & Ducrot 1999a : 11)
L’idée d’interdépendance est centrale dans cette théorie, dans la mesure où la surface argumentative apparente de « tu conduis trop vite : tu ← 12 | 13 → vas avoir un accident » devient ici la manifestation d’un seul concept de vitesse dangereuse ou un bloc sémantique dans lequel il n’y a pas une étape informative puis une étape argumentative : « trop-vite-pour-ne-pas-avoir-d’accident ». De même « il fait beau donc je sors », tout comme la version dite transgressive « il fait beau, et pourtant je ne sors pas », expriment le même bloc sémantique « beau-temps-incitant-à-sortir ».
L’idée sur laquelle se fonde la théorie des blocs sémantiques4 est donc que tout énoncé, tout lexème même, peut se décrire sémantiquement par des enchaînements argumentatifs. Ainsi, le mot « danger » pourrait se décrire par un enchaînement « normatif » qui est de l’ordre « danger DONC être prudent », mais aussi par un enchaînement « transgressif » « danger POURTANT ne pas être prudent ». Tout enchaînement argumentatif dans cette théorie se décrit en effet selon ces deux modes, normatif et transgressif, articulant un item X à un item Y par le connecteur DONC (normatif) ou POURTANT (transgressif). La théorie propose finalement de revisiter la sémantique de la langue par la mise au jour des blocs sémantiques inhérents. Ainsi « casse-cou » se décrit par « Danger DONC action », ce qui est considéré comme un mot linguistiquement paradoxal (Carel & Ducrot 1999a : 23) par opposition à l’argumentation intrinsèque externe5 du mot « danger » qui exprime « danger DONC non-faire » ou « danger POURTANT faire ».
Résumé des informations
- Pages
- 190
- Année de publication
- 2018
- ISBN (PDF)
- 9783034336185
- ISBN (ePUB)
- 9783034336192
- ISBN (MOBI)
- 9783034336208
- ISBN (Broché)
- 9783034336178
- DOI
- 10.3726/b14941
- Langue
- français
- Date de parution
- 2018 (Décembre)
- Mots clés
- argumentation langage discours
- Publié
- Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2018. 190 p., 2 ill. n/b, 3 tabl., 2 graph.
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