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Le Mur de Berlin

Histoire, mémoires, représentations

de Nicole Colin (Éditeur de volume) Corine Defrance (Éditeur de volume) Ulrich Pfeil (Éditeur de volume) Joachim Umlauf (Éditeur de volume)
©2016 Collections 328 Pages

Résumé

Le 9 novembre 1989 au soir s’ouvrait le Mur de Berlin. Vingt-huit ans durant, il avait divisé la ville, l’Allemagne, l’Europe et même le monde en deux blocs rivaux. Il devint l’un des emblèmes majeurs de la guerre froide. Erigé pour mettre fin à la fuite vers l’Ouest des Allemands de l’Est, il fut à l’origine de la mort de plus de 130 personnes, soulevant émotions et indignation internationales. L’ouverture puis la démolition du Mur ont été vécues par les contemporains comme un véritable changement d’époque, mettant fin à l’ordre bipolaire. En une quinzaine de chapitres, cet ouvrage retrace l’histoire du Mur dans différentes perspectives – berlinoises, allemandes et internationales – de sa construction en août 1961 à sa chute en novembre 1989. Les auteurs, historiens, germanistes, philosophes, historiens d’art et de la musique ou professionnels des métiers d’art et de la conservation, partent en quête des traces matérielles et symboliques du Mur, au temps du Mur comme après sa disparition. Les mémoires du Mur, plurielles mais inégalement audibles, et ses représentations à travers la littérature et les différentes formes artistiques sont au cœur du livre. Il n’est guère de lieux qui aient connu un tel renversement des valeurs : Dénoncé comme « Mur de la honte » ou légitimé comme « rempart de la paix », associé pendant plus d’un quart de siècle à la violence et à la propagande, le Mur est devenu après 1989 l’un des principaux emblèmes de la liberté et de la jubilation collective. Ce retournement symbolique explique l’extraordinaire présence, à Berlin et au-delà, d’un Mur aujourd’hui pourtant très largement effacé dans sa matérialité.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Un quart de siècle plus tard… Ce qui reste du Mur de Berlin
  • I. Le Mur et son histoire
  • La construction du Mur de Berlin (13 août 1961). Enjeux nationaux et internationaux
  • Mur et enjeux de propagande
  • « Cette histoire de la brutalité du Mur ». Du « viol de Berlin » au symbole de la liberté
  • L’effondrement de la RDA (mai 1989-mars 1990)
  • Chute du Mur, prélude à l’unification. De l’improvisation au consentement international
  • II. Émotions et mémoires
  • À Berlin, après 1989. Un lieu de mémoire pour les victimes du Mur et des autres frontières du régime est-allemand
  • Enseigner le Mur en France et en Allemagne après 1990
  • Mur de Berlin et mémoire virtuelle. Le projet Chronik der Mauer
  • Le Mur à travers le monde. Mises en scène à l’extérieur de l’Allemagne
  • III. Représenter le Mur
  • Splendid isolation. Biotopes créatifs à l’ombre du Mur
  • Le Mur fait écran. Discours, projections, mémoire du Mur de Berlin au cinéma
  • Photographier le Mur. Entre accusation et justification
  • Chanter le Mur. Entre propagande et résistance
  • Écrire le Mur. La frontière chez l’auteur berlinois Klaus Schlesinger
  • « Ceci n’est pas un mur ». L’art du Mur après sa chute. Entre art, travail de mémoire et publicité
  • Index des noms de personnes
  • Les auteurs
  • Titres de la collection

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Un quart de siècle plus tard…

Ce qui reste du Mur de Berlin

Corine Defrance & Ulrich Pfeil

Il y a un peu plus d’un quart de siècle, le 9 novembre 1989, « tombait » le Mur de Berlin1. 28 ans durant – depuis le 13 août 1961 – il avait divisé la ville, l’Allemagne, l’Europe et le monde en deux blocs rivaux. À Berlin, le « rideau de fer » s’était matérialisé sous la forme d’un mur de béton. Il séparait les familles et se repaissait de ses victimes : le décompte n’en est toujours pas définitif, mais 138 personnes au moins périrent en tentant de le franchir. Il devint l’un des principaux symboles de la violence de la guerre froide. À l’automne 1989, la « chute du Mur » provoqua une immense surprise et une émotion considérable. Ce fut un moment de jubilation collective. Les contemporains vécurent l’événement comme un véritable changement d’époque. Ils avaient la certitude de vivre en direct la fin de la guerre froide et peut-être même la fin de « l’après-guerre ». La « chute du Mur » marquait les retrouvailles des Allemands selon des modalités encore non définies. En Europe, la « transition » s’accélérait et suscitait l’espoir d’un nouveau vivre ensemble entre l’Est et l’Ouest du continent.

Dans les jours, les semaines et les mois qui suivirent le 9 novembre, le Mur disparut en grande partie du paysage berlinois. ← 9 | 10 → Des individus s’y attaquèrent pour le détruire, en raison de ce qu’il représentait, et laissèrent libre cours à leur ressentiment et à la soif de vengeance, ou bien, au contraire ou tout à la fois, ils témoignèrent ainsi de la liberté conquise et exprimèrent l’intensité de leur joie. Des Mauerspechte [« piverts du Mur »] – parmi eux des millions de touristes de toutes nationalités – prélevèrent des morceaux à même le Mur pour garder une trace matérielle de la guerre froide et du Berlin divisé. Ils arrivaient au pied du Mur généralement munis de pics et de marteaux : il s’agit là de sons caractéristiques de la chute du Mur, que le réalisateur Jürgen Böttcher a magnifiquement restitué dans son documentaire Die Mauer [Le Mur]2. Chacun voulait un morceau de Mur peint, et sans même en être conscients, c’est la mémoire du Mur extérieur – celui que l’on pouvait voir et toucher depuis Berlin-Ouest, qui fut ainsi préservée à l’échelle individuelle. À partir de décembre 1989, les autorités est-allemandes procédèrent elles-mêmes à la liquidation des installations du Mur et mobilisèrent de gros engins de chantier pour démonter le Mur pan par pan : l’opération ne nécessita pas moins de 65 grues, 175 camions et 13 bulldozers. Ce furent d’autres bruits, eux aussi emblématiques de la disparition du Mur, qui se superposèrent aux petits coups martelés des « piverts »… En février 1990, le chantier commença à la Potsdamer Platz et, à la fin de l’année, la destruction du Mur fut pratiquement achevée entre Berlin-Est et Ouest. Il fallut encore attendre deux ans de plus pour qu’il disparût entre Berlin-Ouest et le Land de Brandebourg. Les autorités allemandes entreposèrent les vestiges de Mur dans des friches aux confins de la ville : elles prirent l’aspect de vastes « cimetières » du Mur. Toute une économie du Mur se mit aussitôt en place : le sénat de la ville vendit au poids des dizaines de milliers de tonnes du Mur à des entreprises du bâtiment. La substance du Mur, broyée, était réutilisée pour la construction de routes… Tout un symbole3 ! Les plus beaux pans, peints ou graffités, ont été offerts à des personnalités et des institutions à travers le monde ; d’autres ont été vendus aux enchères et se retrouvent aux « quatre coins » du monde. S’est établie une circulation des « reliques du Mur » qui reflète la transnationalisation de sa mémoire. ← 10 | 11 →

Que reste-t-il du Mur aujourd’hui ? Matériellement, peu de choses. Il n’en subsiste au total qu’un kilomètre et demi sur les 45 km qui séparaient Berlin-Est et Ouest et les 110 km de frontière entre Berlin-Ouest et le reste de la RDA. Désormais, c’est l’absence même du Mur qui trouble le visiteur. Des hordes de touristes se lancent sur ses traces. Ces dernières années ont fleuri toutes sortes de guides, de plans de Berlin et de sites internet, indiquant où était le Mur et les événements qui s’y sont produits (tunnels, victimes, etc.)4. Le tourisme mémoriel est florissant. On assiste à une quête frénétique du Mur après le Mur, dépassant les « pèlerinages » au Mur du temps du Mur ! Cette attente a conduit à matérialiser sa trace en de nombreux endroits, en particulier dans les lieux les plus touristiques du centre ville. Ainsi, sur une vingtaine de kilomètres, une double rangée de pavés, au sol, indique son ancien tracé.

Ce qui nous reste du Mur en héritage, c’est donc avant tout sa mémoire. L’absence du Mur est en partie contrebalancée par le nombre impressionnant de sites mémoriels de toute nature5. Depuis plusieurs années déjà, le Mur, avec ses vestiges, ses mémoriaux et musées, s’est imposé comme un « lieu de mémoire » et les historiens lui ont reconnu ce statut6. Ce phénomène de mémorialisation a commencé du temps même de la guerre froide et moins de deux ans après l’érection du Mur, un premier musée, privé, ouvrait près du point de passage de Checkpoint Charlie. Dès que le Mur fit ses premières victimes, des croix et plaques commémoratives furent apposées près des lieux des drames, côté Ouest bien entendu. D’abord, la mémoire du Mur a été très majoritairement occidentale. Elle était dédiée d’un part aux victimes du Mur et aux drames humains, de l’autre à la dénonciation de la barbarie communiste et de la dictature est-allemande7. Mais à l’Est aussi, il y eut des ← 11 | 12 → formes particulières de mise en valeur symbolique du « rempart antifasciste ». À partir de 1966 fut organisée chaque année une « parade du Mur » sur l’avenue Unter den Linden ; des hôtes officiels, mais aussi des classes entières d’élèves étaient conduites au Mur, qu’Erich Honecker, en 1971, avait promu au rang de symbole de l’État des travailleurs et paysans8. Le monument élevé à la mémoire de Reinhold Huhn, tué lors d’un incident en juin 1962, et des gardes-frontières est-allemands tombés en « héros » devint un point de passage obligé dans les années 1970. Il s’agissait donc de vénérer les « héros » morts au Mur et de dénoncer la « violence » impérialiste et militariste du camp occidental – qui légitimait précisément l’érection du Mur ! Cette mémoire officielle ne laissait évidemment aucune place aux mémoires du Mur des Allemands de l’Est. La façon individuelle et collective des habitants de Berlin-Est de vivre au quotidien avec le Mur était une question taboue. Aussi, après la chute du Mur, un considérable travail mémoriel fut entrepris par les pouvoirs publics et des associations de la société civile, afin de rendre compte de toutes les mémoires. Le 13 août 1998 fut inauguré le mémorial de la Bernauer Straße (Gedenkstätte Berliner Mauer), aménagé sur le site historique de la zone frontière, là où subsistait encore un long segment du double mur9. Le mémorial présente le Mur dans l’ensemble du système dictatorial est-allemand. Au centre de documentation, le choix des objets reflète la volonté de combiner les trois dimensions locale, nationale et internationale. Il entend aussi être un lieu de commémoration de la victoire de la révolution pacifique, car c’est à la Bernauer Straße que fut ouvert le premier point de franchissement du Mur dans la nuit du 10 au 11 novembre 1989 (Bornholmer Straße)10. Le second site fondamental est le mémorial du Tränenpalast – le Palais des Larmes, ouvert au public en 2011. Il s’agit du hall d’accueil au point de contrôle de la Friedrichstraße, construit dès 1962. C’est là que les familles allemandes se retrouvaient et se séparaient. Avec son exposition ← 12 | 13 → permanente « GrenzErfahrungen. Alltag der deutschen Teilung » [Expériences de la frontière. Quotidien de la division allemande], il entend restituer « l’histoire par en bas », le vécu des individus et rendre compte des émotions liées au Mur.

Vue aérienne de l’installation « Frontière de lumière / Lichtgrenze » à l’occasion du 25e anniversaire de la chute du Mur de Berlin, 9 novembre 2014 ; © Kulturprojekte Berlin_2014 WEW FU Berlin IGB(MB)

La mémoire du Mur s’exprime et se forge aussi par le biais des commémorations. Les grandes commémorations, à l’occasion des principaux anniversaires de la chute du Mur, sont le reflet des « récits » que promeuvent ceux qui les organisent. La première cérémonie officielle et internationale eut lieu en novembre 1999. Alors que l’ancien chancelier Kohl remerciait Mikhaïl Gorbatchev et George Bush, venus à Berlin pour la circonstance, le chancelier Schröder insistait sur le rôle des opposants (Bürgerrechtler) et des citoyens est-allemands qui, par la « révolution pacifique », avaient fait tomber le Mur. La controverse interprétative, recoupant en partie le clivage entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates, était ainsi ouvertement affichée. Lors de cette première grande commémoration, les débats s’orientèrent aussi sur la question d’une autre trace du Mur, celle de « l’Ostalgie » (nostlagie de l’Est) et du « Mur dans les têtes ». Dix ans plus tard, les célébrations firent l’objet d’une mise en scène beaucoup plus considérable, combinant le message politique et la fête populaire : il y eut des gestes d’abord, comme la visite par la chancelière allemande Angela ← 13 | 14 → Merkel, accompagnée de Lech Wałęsa et de Mikhaïl Gorbatchev, de l’ancien poste-frontière de la Bornholmer Straße ; un concert du groupe irlandais U2 à la porte de Brandebourg et surtout le spectacle de ce millier de dominos peints, qui s’effondrèrent sur l’ancien tracé du Mur, sous l’impulsion symboliquement donnée par Wałęsa. Le 8 novembre 2009, le président du Bundestag, le chrétien-démocrate Norbert Lammert, rendit lui aussi un hommage appuyé à tous les combattants de la liberté en Europe centrale et orientale, en Pologne en particulier, mais il replaça l’événement dans une plus longue durée, rappelant la série des soulèvements dans les « démocraties populaires », en commençant par le 17 juin 1953 à Berlin11. Il proposait ainsi une synthèse interprétative entre le jeu international des grandes puissances et la force des peuples manifestant avec leurs pieds. Au même moment, Wałęsa, exaspéré par l’accueil triomphal réservé à Gorbatchev par la population berlinoise, déclara : « La vérité, c’est que le pape Jean-Paul II a contribué à 50 % à la chute du Mur, Solidarność et Lech Wałęsa à 30 % et les 20 % restants au reste du monde »12 ! C’est à l’occasion de cette commémoration qu’émergea le débat sur la nature de l’État allemand : État de droit ou de non droit (Unrechtsstaat), divisant la classe politique et l’opinion publique allemande13… Cinq ans plus tard, alors que cette controverse n’était pas encore retombée, la dramaturgie choisie pour le 25e anniversaire de la chute du Mur, mit avant tout le peuple à l’honneur. Il s’agissait d’une grande fête, qui s’exprima dans le lâcher de milliers de ballons, véritable « chaîne de lumière » illuminant le ciel de Berlin au soir du 9 novembre 2014, et recomposant de façon éphémère le tracé du Mur et sa disparition. Le symbole des ballons est une référence directe au caractère pacifique de la chute du Mur et à la joie qu’elle entraîna. Gorbatchev et Wałęsa étaient toujours présents, en tant que grands témoins – mais des témoins et des acteurs parmi d’autres – les ← 14 | 15 → « parrains » des ballons étant aussi des écoliers, des dissidents, des représentants d’associations diverses, des Églises, des artistes… En raison de la crise européenne, et surtout de la crise internationale autour de l’Ukraine, les questions de paix, de liberté et d’unité du continent furent alors placées sur le devant de la scène.

Ce qui nous reste encore du Mur, et qui en a en partie véhiculé la mémoire, ce sont ses représentations artistiques. Le Mur est devenu un motif littéraire et artistique pratiquement dès son érection. Et sa chute, loin de là, n’a pas entraîné la disparition du motif du Mur. Pour les artistes, le Mur a pris une dimension métaphorique : celle de la page blanche, de la toile du peintre ou de l’écran où se projette l’histoire. Tous les champs artistiques ou presque, et les artistes du monde entier, se sont emparés du Mur, en particulier le cinéma, la photographie, la littérature, la peinture, la chanson – peut-être moins la musique savante et le théâtre. Des points de convergence – mais surtout de divergences – entre le traitement du Mur à l’Est et à l’Ouest apparaissent clairement. De part et d’autre, le Mur devient un motif esthétique, chargé d’exprimer l’indignation face au « Mur de la honte » ou de légitimer le « rempart antifasciste », garant de la paix. La guerre des « images » est un aspect constitutif et fondamental de la guerre froide. Mais tous les arts ne sont pas mobilisés de la même manière et au même moment dans ce combat de part et d’autre du Mur. Ainsi, la représentation visuelle du Mur pose problème aux autorités de RDA, qui interdisent pratiquement de photographier ou de filmer cet élément du système de sécurité, tandis que la dimension visuelle du Mur reste fortement mobilisée à l’Ouest. Parmi tous les arts, la peinture occupe une place à part : car il s’agit tant de représenter le Mur que de peindre sur le Mur. Et la question de peindre le Mur avec le Mur comme support – qui ne se pose qu’à l’Ouest jusqu’en novembre 1989 – met en exergue la profonde asymétrie de la situation. Au-delà de la dimension idéologique, peindre sur le Mur a soulevé des questions très particulières, tant techniques et matérielles que légales… Car, ne l’oublions pas, le Mur est un élément du système frontalier et défensif est-allemand, propriété de la RDA, situé entièrement sur le territoire est-allemand. Toucher au Mur est par conséquent un acte illégal et subversif ! Avec la peinture sur le Mur, le paradoxe du Mur apparaît dans toute sa violence : bariolé, support de création, emblème de la liberté d’expression ← 15 | 16 → sur sa face Ouest, le Mur, gris, interdit et immaculé, est le symbole de l’oppression à l’Est.

La représentation du Mur évolue profondément au fil du temps. Dans les années 1960, la confrontation idéologique est acharnée et les positions radicales. Si la chanson populaire est particulièrement mobilisée à l’Est, héroïsant le Mur et ses gardiens, c’est le cinéma qui est alors l’arme privilégiée à l’Ouest : la fuite et les victimes du Mur sont des motifs récurrents pour dénoncer la barbarie de l’Est. Dans les années 1970 et 1980, la représentation du Mur devient plus complexe et subtile. La porosité du Mur et la schizophrénie sont au cœur de la réflexion. Cinéma et littérature thématisent la difficulté de vivre une identité déchirée dans la « ville siamoise ». C’est aussi à partir de la fin des années 1970, suite à la mise en place d’une nouvelle génération de Mur, en béton lisse, que les artistes, professionnels ou anonymes, commencent à tatouer le Mur. Le Mur façonne le Street Art berlinois, qui, à son tour, renforce l’identité culturelle très spécifique de Berlin-Ouest. Dans les années 1980, en marge des messages politiques toujours présents, la peinture sur le Mur exprime aussi cette quête d’unité. On pense en particulier au travail de l’Américain Keith Haring, peignant en 1986, près de Checkpoint Charlie, une longue fresque représentant des personnages connectés, aux couleurs allemandes… La représentation du Mur dans les arts ne cesse pas avec la chute du Mur. Le réalisateur est-allemand Jürgen Böttcher a aussitôt entrepris le tournage de son documentaire Die Mauer – sur la destruction du Mur –, proposant une réflexion poussée sur les différentes strates mémorielles de la ville. Alors même que le Mur s’effondre, des artistes de toutes nationalités, mais avant tout des artistes est-allemands s’emparent du Mur de l’Est et créent la plus grande galerie à ciel ouvert – l’East Side Gallery. Ils s’approprient le Mur à leur tour en en faisant le symbole de leur liberté retrouvée ! De très nombreuses fresques thématisent l’ouverture ou la chute du Mur.

En mars 2013, dans le contexte d’une très vive polémique touchant à l’identité de la ville et de la question désormais cruciale de la préservation d’un Mur devenu symbole de liberté14, le sociologue Wolfgang Kaschuba a écrit dans Die Zeit : ← 16 | 17 →

C’est ce rapport entre histoire, mémoires et représentations artistiques – autour de la notion d’émotion – que nous nous proposons d’examiner ici. Il est déterminant pour enrichir la réflexion sur le Berlin voire l’Allemagne d’aujourd’hui et le rapport entre les temporalités : comment combiner présent, passé et avenir pour que Berlin reste un « territoire commun » entre les générations et entre celles et ceux qui ont vécu des expériences est- et ouest allemandes et berlinoises ?

Nous avons saisi l’occasion du 25e anniversaire de la chute du Mur pour réinterroger son histoire et sa symbolique, de la guerre froide à aujourd’hui. Cet anniversaire a résonné hors d’Allemagne aussi. En France, le président François Hollande a adressé une tribune aux Allemands16. Il y déclarait : « 25 ans plus tard, la chute du Mur est un héritage commun qui nous oblige, Français, Allemands et Européens ». Cette question de l’héritage commun a nourri un débat public, organisé au Goethe-Institut de Paris, le 4 décembre 2014, en présence de l’ancien Premier ministre, Jean-Marc Ayrault. L’une des questions débattue a été la suivante : le Mur de Berlin est-il seulement un lieu de mémoire allemand, ou bien est-il devenu un lieu de mémoire européen17 ? De même que le Mur est le support de mémoires plurielles en Allemagne, il y a, à l’échelle européenne, des mémoires différentes à l’Est et à l’Ouest du continent. Pendant plus de 28 ans, le Mur, objet « partagé » par tous, a divisé et séparé Européens de l’Est et de l’Ouest. Sa chute les a réunis. Pour tous les Européens, la chute du Mur est désormais associée à la liberté retrouvée. Elle a ouvert la voie à l’unification de l’Allemagne et du continent. Le Mur est une histoire commune de l’Europe qui divise, mais sa chute est la première histoire commune de l’Europe qui rassemble. Le Mur ← 17 | 18 → devient alors un élément d’un patrimoine commun et le symbole de valeurs partagées. Le fait que tout un chacun, Allemands, Français, Européens et bien d’autres encore aient voulu conserver personnellement un petit fragment de Mur, illustre cette communion transnationale. Le Mur, depuis sa chute, appartient à tous. Il est notre patrimoine commun, mais, pour les Européens, il est spécifiquement lié à un projet : celui de vivre ensemble dans une « maison commune ». Ce sont ces éléments que les Européens mettent en lumière lors des commémorations du 9 novembre, y compris quand l’Europe se sent menacée, comme en 201418.

Le lendemain de ce débat débutait à Paris un colloque international de deux jours (5 et 6 décembre) qui est à l’origine de cette publication. « Ciel partagé/Geteilter Himmel – mémoire commune » ? Telle était, en référence au roman de Christa Wolf (1963) et au film de Konrad Wolf (1964), thématisant la déchirure de ceux qui s’aiment, séparés par le Mur, notre question de départ. Les émotions liées au Mur étaient à la base de notre réflexion19. Comment se sont-elles déclinées, au fil des années, de part et d’autre du Mur, dans le registre des sentiments collectifs ? Comment ont-elles été canalisées ou instrumentalisées ? Si l’émotion de 1989 porte en creux celle de 1961, c’est que la mémoire du Mur a été son véhicule.

Notre ouvrage s’articule autour de trois parties : histoire, mémoires et représentations. La première se propose, dans une ← 18 | 19 → perspective politique, idéologique, sociale et culturelle, de brosser l’histoire du Mur. Mais au-delà des deux dates clés que sont le 13 août 1961 et le 9 novembre 1989, les contributions interrogent la préhistoire du Mur qui s’inscrit dans une histoire plus large de la fermeture progressive des frontières du communisme. Après le blocus de Berlin de 1948/49, il y eut en mai 1952 la clôture de la frontière interallemande… A posteriori, ces deux événements sont vus comme des étapes annonciatrices de la construction du Mur. Celle-ci s’inscrit aussi dans toute une série de « crises de Berlin » (1948, 1958, 1961). Ulrich Pfeil retrace ce contexte international et interallemand dans lequel s’inscrit la construction du Mur au matin du 13 août 1961. Il met en lumière les enjeux divers et analyse les aspects multiples de la crise multidimensionnelle produite par l’érection du Mur. Bernard Ludwig montre ensuite combien le Mur, dans sa double dimension concrète et symbolique, a cristallisé les enjeux de propagande tant à l’Est qu’à l’Ouest. Bien sûr, la propagande était déjà une des armes majeures de la guerre froide. Mais il rappelle que la propagande autour du Mur a commencé avant même la construction du Mur ! Corine Defrance passe en revue les différentes déclinaisons de la violence du Mur et les tentatives déployées pour la maîtriser, voire la dépasser, tant au niveau politico-diplomatique que dans le quotidien des Berlinois, à l’Est comme à l’Ouest du Mur. Jérôme Vaillant analyse la montée de l’opposition et le rôle du peuple est-allemand dans la contestation puis la chute du régime. Andreas Wilkens scrute les questions politiques et diplomatiques posées par la chute du Mur, auxquelles ni les dirigeants ni les sociétés n’étaient préparés : immédiatement se pose la question de l’unification des deux États allemands. Il nous offre une analyse des débats sur la scène internationale qui ont permis de s’orienter très rapidement vers l’unification de l’Allemagne.

La deuxième section de l’ouvrage est consacrée à la mémoire et à ses avatars. Tous les aspects ne peuvent bien sûr être appréhendés et nous avons fait le choix de mettre l’accent sur la mémoire du Mur après la chute du Mur. Axel Klausmeier et Gerhard Sälter partent à la recherche des traces du Mur, particulièrement denses à la Bernauer Straße, où a été bientôt fondé un mémorial dont ils nous relatent l’histoire et exposent les missions. Marie Müller-Zetzsche examine ensuite la place accordée au Mur, à ses différentes facettes (histoire nationale, guerre froide, histoire du quotidien…) vues d’Est et d’Ouest et aux interprétations dominantes présentes dans les ← 19 | 20 → manuels scolaires allemands et français parus après 1990 : manuels d’histoire, mais aussi, pour la France, manuels d’allemand. Anna von Arnim-Rosenthal décrypte la construction contemporaine d’une mémoire virtuelle du Mur, répondant à une demande sociale. Elle analyse en particulier l’un des plus importants sites internet, réalisé par des chercheurs sur des bases scientifiques : Chronik der Mauer et souligne combien l’usage des nouvelles technologies et de leurs possibles transforme la mémoire du Mur et sa place dans notre temps. Ronny Heidenreich nous emmène enfin sur les traces du Mur, devenu une « icône de la liberté », partout dans le monde et démonte les usages qu’il est fait du Mur hors d’Allemagne. Il analyse en particulier la manière dont les pans de Mur sont mis en scène pour saisir la diversité des discours qui s’en dégagent.

Résumé des informations

Pages
328
Année de publication
2016
ISBN (PDF)
9782807601420
ISBN (ePUB)
9782807601437
ISBN (MOBI)
9782807601444
ISBN (Broché)
9782807601413
DOI
10.3726/b10534
Langue
français
Date de parution
2016 (Décembre)
Publié
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 328 p.
Sécurité des produits
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Notes biographiques

Nicole Colin (Éditeur de volume) Corine Defrance (Éditeur de volume) Ulrich Pfeil (Éditeur de volume) Joachim Umlauf (Éditeur de volume)

Nicole Colin est professeure d’études germaniques à l’Université d’Aix-Marseille. Corine Defrance est directrice de recherche et historienne au CNRS, UMR Sirice, Paris. Ulrich Pfeil est professeur de civilisation allemande à l’Université de Lorraine, Metz. Joachim Umlauf est directeur du Goethe-Institut de Lyon et Marseille.

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Titre: Le Mur de Berlin