L’empreinte anthropologique du monde
Méthode inductive illustrée
Résumé
Ce livre présente une méthode inductive en action, telle qu’elle a été mise en pratique pendant près de 50 ans d’enquêtes de terrain qualitatives dans les champs, les bureaux, les trains, les cuisines, les salles de bain ou les livings, et tout cela en Europe, en Asie, en Afrique, aux États-Unis et au Brésil. L’auteur promeut une nouvelle anthropologie de la modernité pour montrer que tout ce qui relève de la vie en société, du marché, de la famille ou de l’individu n’est pas observable en même temps. Il faut changer d’échelle d’observation pour les voir apparaître ou disparaître en fonction de la focale choisie. La compréhension du monde demande une connaissance mobile.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Préface. L’action sociale sous contrainte
- Introduction
- Chapitre 1. Qu’est-ce qu’une méthode inductive ou comment comprendre le fil rouge de toutes ces enquêtes ?
- Introduction
- Comment restituer la part de désordre qui organise toute société sans recréer un ordre scientifique artificiel qui produit de la croyance en une vérité absolue ?
- Le « je » comme outil d’élucidation de la pratique réelle des chercheurs
- Comment explorer la réalité sans se laisser enfermer dans la rigueur apparente d’un état de l’art qui limite la créativité nécessaire à l’exploration de nouveaux territoires ?
- L’enquête qualitative une aide amorale au discernement
- L’induction en sciences humaines, une méthode qui part des détails pour remonter à la diversité des éléments qui composent un système d’action
- Les méthodes inductives d’observation de la réalité : les échelles d’observation, la méthode des itinéraires, la méthode des cycles de vie et l’approche système
- Les échelles d’observation ou l’impossibilité de l’observation globale
- La méthode des itinéraires et des cycles de vie ou l’observation dynamique et inductive des phénomènes sociaux
- L’approche système : une théorie des contraintes et des rugosités sociales
- Les quatre cadres élémentaires de ma pratique inductive en sciences humaines
- Conclusion
- Chapitre 2. La découverte des grandes organisations comme nouveau mode de régulation des sociétés de l’après-guerre (1969-1971)
- Introduction
- L’État : de la boite noire à la montée des technostructures entre le 19e et le 20e siècle
- Au fond de la boîte noire de l’État, les jeux d’acteurs
- Conclusion
- Chapitre 3. D’un État abstrait au jeu concret des réseaux sociaux politico-administratifs, le cas de la politique industrielle de la France dans les années 1960
- Le retournement du concept de pouvoir : de la domination qui impose aux marges de manœuvre des acteurs sous contrainte
- Le corps des Mines ou la capacité stratégique à avoir accès au sommet de l’État
- Les directions faibles : la régulation complexe des liens entre le local et l’administration centrale
- Comment obtenir une aide de l’État tout en se protégeant de son action dans l’entreprise
- Conclusion
- Chapitre 4. La conquête de Madagascar au 19e siècle, ou la marche continue de la mondialisation (1971-1975)
- Introduction
- Au commencement était l’énergie humaine
- Un moment français de désenclavement du monde
- Conclusion
- Chapitre 5. La société paysanne Sundi au Congo : organisation du terroir, division sexuelle des tâches, tontine et gestion de l’incertitude (1975-1979)
- Introduction
- La tontine, une forme originale d’homologie structurale
- La gestion des terroirs agricoles, entre technique, social et religieux
- La société paysanne Sundi : un système d’action organisé autour de la gestion de l’incertitude
- Conclusion
- Chapitre 6. « Sorcellerie » et théories conspiratoires du pouvoir ou les frontières incertaines entre imaginaire et réalité (1975-1979)
- Introduction
- La « sorcellerie », un dispositif magico-religieux de quête de sens entre domination et marge de manœuvre
- La place de l’émotion et des « séries » dans le système de preuve des croyances
- Continuité entre « sorcellerie » et théories conspiratoires du pouvoir : une constante anthropologique de recherche de sens
- Le lien problématique entre l’intention et le résultat de l’action en société ou la survalorisation du lien fluide entre la cause et l’effet
- Conclusion
- Chapitre 7. Les échelles d’observation ou la découverte de la discontinuité de l’observation entre le macrosocial et le microsocial (1987)
- Introduction
- La sécheresse au Sahel, entre actions humaines microsociales et causes macro climatiques
- La naissance des échelles d’observation : résoudre une question pratique, celle du recueil de l’information qui varie en fonction des focales scalaire
- Les trois causalités des échelles d’observation : la corrélation, la situation et le sens
- Les échelles d’observation macrosociales, mésosociales, microsociales et microindividuelles
- Conclusion
- Chapitre 8. Les cycles de vie comme évènements déclencheurs de l’itinéraire d’achat et d’usage du consommateur (1989)
- Introduction
- La double dimension sacrée et familiale du bijou en or
- Les occasions d’achat du bijou en or en fonction des étapes du cycle de vie
- La méthode des cycles de vie : le rôle des biens de consommation dans la construction identitaire
- Conclusion
- Chapitre 9. Les espaces urbains de la consommation française à travers les représentations que les usagers se font des « entrées de ville contemporaines » (1990)
- Les entrées de ville contemporaines ou les ambivalences de la modernité liée au développement de la grande distribution périurbaine
- Du développement des hypermarchés à but utilitaire à l’émergence des centres commerciaux élargis aux loisirs
- Les quatre phénomènes sociaux qui influencent de façon souterraine les pratiques de consommation : la fragilité économique, l’appartenance ethnique, la séparation des couples et les passages entre cycle de vie
- Conclusion
- Chapitre 10. Choix des grandes surfaces, contrainte de budget et stratégies d’achat, les micros ruses du quotidien, une anthropologie de la banalité (1991)
- La relativité de la proximité du lieu d’achat : un arbitrage entre une distance, du temps, une ambiance, un itinéraire du quotidien et la facilité du parking
- L’attention aux prix : une pratique sous contrainte de gestion globale du budget familial
- L’éventail des produits à l’intérieur du magasin : un critère de choix de l’enseigne qui varie en fonction des occasions qui déclenchent l’itinéraire d’achat
- Ethnographie du moment de l’achat : les ruses du quotidien, entre contrôle et inspiration
- Conclusion
- Chapitre 11. Les émeutes urbaines de 1994 dans une cité de Chelles, un analyseur des tensions sociétales et de l’institutionnalisation de la consommation
- La cohabitation problématique entre «Français » et « Algériens »
- L’émeute urbaine, un analyseur de ce qui fait et défait la société
- Conclusion
- Chapitre 12. Le détour par les États-Unis des années 1990 : découverte de l’origine historique de la grande consommation mondiale entre le 16e et le 18e siècle (1994)
- Introduction
- Les origines de la consommation moderne entre le 16e et le 18e siècle en Angleterre, en France, en Hollande et aux États-Unis
- L’anthropologie de la consommation
- Conclusion
- Chapitre 13. Aux origines de la consommation mondiale, le détour par la classe moyenne américain (1994-2001)
- Introduction
- Le Grand Canyon comme symbole de la grandeur américaine face aux cathédrales européennes
- Do-it-yourself: faites-le vous-même ou le bricolage masculin aux États-Unis au tournant des années 1950
- Le gazon, une valeur morale qui s’impose à la classe moyenne
- Conclusion
- Chapitre 14. Les usages et les représentations de l’énergie électrique dans la France de la fin du 20e siècle (1996)
- Introduction
- L’omniprésence des usages de l’électricité dans le logement en France
- Les images de l’électricité dans les années 1990 : la vie contre la mort
- De la foudre à la prise de courant, de la nature à la culture
- Les imaginaires ambivalents de l’électricité : apocalypse, messianisme et androgynie
- Conclusion
- Chapitre 15. L’entrée de la classe moyenne chinoise dans la consommation mondiale à Guangzhou (1997)
- Introduction
- La Chine, un exotisme réel mais relatif
- Vie quotidienne, espace domestique à Guangzhou et importance de l’électricité.
- L’itinéraire alimentaire, le départ, l’accès, l’achat, la préparation et la consommation, une pratique quotidienne
- Conclusion
- Chapitre 16. Les structures d’attente des nouveaux objets dans l’espace domestique français (1997)
- Introduction
- Rappel du modèle interprétatif inductif qui sous-tend les observations du quotidien
- Les quatre grandes pratiques de gestion du quotidien dans l’univers domestique à une échelle microsociale : déléguer, « routiniser », programmer et improviser
- Les normes sociales et les codes qui organisent les pratiques et les usages dans l’espace domestique
- Conclusion
- Chapitre 17. Témoignage d’un réformiste de gauche sur mai 68 à Nanterre en France (1998)
- Introduction
- La révolution souterraine du catholicisme français provoqué par Vatican II
- Novembre 1967 : la première grève à l’université de Nanterre ou l’apprentissage de l’action collective
- Mai 68, l’apprentissage de la régulation des conflits
- La loi Edgar Faure et la création du MARC 200 à Nanterre : l’apprentissage du réalisme politique
- Conclusion
- Chapitre 18. Une immersion dans le quotidien de la classe moyenne danoise (1999)
- Introduction
- Un logement d’étudiant : un cout limité grâce à l’État
- Les courses : une pratique d’achat entre canapés, plats traditionnels et produits tout préparés
- La préparation culinaire : une division sexuelle des tâches classiques entre homme et femme
- Ethnographie d’un itinéraire familial danois, à Odense
- Conclusion
- Chapitre 19. La Chine au tournant du 21e siècle : la montée de la classe moyenne chinoise, des BRICs et des tensions internationales (2005)
- Introduction
- La Chine, une géographie en trompe l’œil, une démographie transformée par l’enfant unique, un système politique centralisé et autoritaire
- L’Économie chinoise en 2004 : Investissements sur la côte, montée des salaires et mouvement des entreprises vers l’ouest
- Conclusion
- Chapitre 20. Les usages sociaux des SMS et du téléphone mobile en Chine, en Pologne et en France, par la fraction jeune de la classe moyenne mondiale (2005)
- Introduction
- Une pratique du SMS plutôt jeune et avec des usages proches dans les trois cultures
- Une stratégie dominante chez les jeunes : minimiser les coûts tout en maintenant le lien social
- Le SMS comme outil de réduction des coûts humains liés aux transactions sociales
- Le contenu des SMS entre Haïku, post-it et rébus : la réduction du langage en Chine, en France et en Pologne
- Conclusion
- Chapitre 21. Les débuts inattendus de la nouvelle économie numérique en France, en Chine et en Afrique (2006)
- Introduction
- La société Dang Dang (当当), un exemple de mise en place pragmatique des conditions logistiques de la diffusion d’une innovation numérique
- Les conditions sociales de la diffusion du e-commerce
- Conclusion
- Chapitre 22. Un regard anthropologique sur la crise de 2008 (2009)
- Introduction
- Les incertitudes sont aujourd’hui de trois ordres : historiques, pragmatiques et sociétales
- Les enjeux géopolitiques de la crise
- Les incertitudes écologiques
- Les risques pour l’équité sociale
- Les incertitudes liées aux lieux de déclenchement des problèmes et des solutions.
- Les liens problématiques avec la crise de 1929
- Conclusion
- Chapitre 23. Le chassé-croisé des classes moyennes mondiales ou la consommation comme analyseur de la nouvelle donne internationale (2011)
- Introduction
- Le triplement de la classe moyenne supérieure mondiale entre 2000 et 2009
- La montée des dépenses contraintes pour les groupes les plus défavorisés socialement dans les pays développés
- Montée d’une nouvelle classe moyenne et des mouvements sociaux et politiques dans les pays émergents
- Progression mondiale de la consommation et compétition pour l’accès aux matières premières
- Conclusion
- Chapitre 24. Trente ans de mutations dans la mise en scène du corps en Chine : soins du corps et maquillage comme analyseurs des clivages sociaux (2012)
- Introduction
- Les années 1960 ou la « période grise »
- Les années 1980, la « période colorée »
- De 1995 à aujourd’hui, les années d’abondance
- L’ambivalence des usages sociaux du maquillage en Chine
- La vie sociale du maquillage et des soins du corps : un effet de cycle de vie sous forte contrainte de norme sociale
- Conclusion
- Chapitre 25. Montée de la classe moyenne mondiale, des tensions internationales et des contradictions de la transition énergétique (2013)
- Introduction
- Montées des tensions militaires dans la mer de Chine et progression de la classe moyenne des consommateurs
- Les limites de la consommation chinoises : l’insécurité sociale face à la maladie et à la retraite
- Les objets de la grande consommation comme indicateur des contours de la classe moyenne
- Conclusion
- Chapitre 26. Le double bang énergétique, de la grande divergence du 18e siècle à la convergence compétitive du 21e siècle (2013)
- Introduction
- 3 000 ans d’économie « précharbonnière » : la place centrale de l’énergie humaine
- Le charbon et le coton : les deux ressources qui ont permis de lever les contraintes d’accès à la terre face à la pression démographique
- Conclusion
- Conclusion générale
- Bibliographie
- Titres de la collection
L’action sociale sous contrainte
Le bel ouvrage qui a été tissé d’une main experte et sensible par Dominique Desjeux relève-t-il de l’histoire, de l’économie, de la géopolitique, de la sociologie des organisations, de celle de la consommation et des innovations, de l’agronomie, de la science politique, de la polémologie, de l’écologie ou de la méthode ? Il est tout cela à la fois. C’est donc un livre d’anthropologie. Il explore à travers 25 enquêtes de terrain la diversité et la convergence sous tension des sociétés contemporaines en Europe, en Afrique, en Chine et dans les Amériques. Il déchiffre l’empreinte anthropologique qui traverse toutes les sociétés humaines, ce qui relève plus d’un patchwork composite que d’une toile de Mayenne à la trame régulière, pour continuer à filer la métaphore du tissage.
La posture de l’auteur est ancrée dans une tradition et des courants d’analyses dits « qualitatifs », usant de techniques d’enquêtes éprouvées et d’outils (la photographie, le film) reconnus qu’il a expérimenté d’abord à Madagascar, au Congo, puis sur les lieux de transformation de la consommation, de l’Europe et la France à la Chine, où l’auteur mène jusqu’à aujourd’hui ses travaux d’études et de recherche. La posture et les outils mobilisés n’empruntent pas tous les codes de « l’administration de la preuve » académique (par parenthèse fort variables d’une discipline à l’autre), mais sont robuste et justifiés.
La posture inductive et le recours à des analyses situées à des échelles d’observation différentes permettent notamment à Dominique Desjeux de revendiquer la discontinuité analytique et compréhensive de la réalité et des usages sociaux : « La solution que je propose est d’abandonner l’objectif de tout intégrer en un seul modèle interprétatif, mais plutôt de mobiliser des modèles interprétatifs différents en fonction des problèmes que l’on se pose. Le point de vue que je choisis ici est d’accepter la fragmentation de la connaissance et les tensions qui naissent des différences.» ← 17 | 18 →
Ainsi, le choix assumé de présenter, sans trop recréer de continuité, des enquêtes qualitatives qui ont été pour l’essentiel réalisées en situation de commandes par des entreprises ou des institutions, est-il absolument judicieux. Ne serait-ce que pour que le lecteur comprenne, par une lecture complète qui montre l’éclectisme des différentes études, la discontinuité « essentielle » de toute pratique sociale, de ses justifications et corrélativement de l’analyse de la société. On ne peut, montre l’ouvrage de Dominique Desjeux, de manière cohérente, en même temps et dans le même discours, tenir ensemble les points de vues historiques, macro systémiques (géostratégie, économie, analyse statistiques comparatives, etc.) et d’autres points de vues dits « microsociaux» sur les motivations ou usages des acteurs sociaux. Ces derniers, qui font l’objet principal des études présentées, sont ici examinés dans la cadre des itinéraires d’objets de consommation, d’activité quotidienne des individus et situations observés.
L’auteur invite à une lecture vagabonde et potentiellement fractionnée. Pourquoi pas, mais il faut tout lire ! Chaque séquence, située, datée, confronte le lecteur à ses propres cadres d’interprétation. Portant sur des aspects à la fois divers et toujours liés à l’espace domestique ou aux pratiques quotidiennes comme l’usage des SMS ou la consommation d’énergie domestique, ou encore la « rationalité » de la sorcellerie au Congo dans les années 1970, elles permettent de voir que ce ne sont pas les valeurs ou discours de justifications (les cultures ou croyances essentialisées par exemples) qui déterminent les pratiques et « décisions ».
À partir des années 2000, grâce au détour par le Brésil et la Chine, Dominique Desjeux observe l’émergence inattendue d’un nouveau phénomène, la montée de la classe moyenne mondiale. Cette dénomination n’est pas encore tout à fait, mais sera sans aucun doute bientôt, banale. Son marqueur n’est pas uniquement le revenu (quoique cela joue fortement), mais plus complètement les pratiques de consommation plus ou moins convergentes, dont l’auteur du présent ouvrage est l’un des tout premiers analystes. Pour autant, lorsque l’on parle de classe moyenne – surtout à l’échelle mondiale – la définition est difficile : quelle est la place de cette « classe » dans l’ordre social ? Est-elle structurée ou non au plan politique ? Se définit-elle principalement par ← 18 | 19 → ses comportements, par ses valeurs ou plutôt par ses mobilisations ou les conflits auxquel certaines couches participent ? etc.
Au vu de l’objet, des traditions de l’interrogation sur les classes sociales, on pourrait s’attendre à une description classique relevant d’analyses fondées sur les revenus, les inégalités, les comparaisons avec les autres classes (inférieures, supérieures) que Dominique Desjeux dirait « macro-sociales». Or ce n’est pas ce que l’on trouvera – du moins pas de manière circonstanciée – dans ce travail rendant compte d’une vie d’enquêtes, commencées il y a plus de 40 ans.
Dominique Desjeux invite, comme une grande part des chercheurs et analystes contemporains des usages, à penser la société de façon non causale et non linéaire, mais plutôt de manière « configurationnelle» : les acteurs sociaux évoluent sous contraintes tant dans leur activité que dans leurs justifications et valeurs, et agissent en fonction d’impératifs multiples, dont les aspects économiques ne sont pas les moindres.
Cela s’accorde, on le ressent bien à son propos et ses citations, à un « esprit chinois » qu’il connaît si bien, et qui privilégie l’existence de jeux de tensions, jeux d’échelles, liens compliqués et complexes entre des causes macroscopiques (par exemple l’accès à l’énergie, but humain et sociétal incontournable) et l’émergence des classes consommatrices massives (tendant à l’existence de classes moyennes mondiale), dont il a détecté au cours de ses enquêtes tous les «signaux faibles» d’émergence ou de renforcement. Ses pontages entre des analyses globales (par exemple celles de Kenneth Pomeranz pour la révolution industrielle et le différentiel Chine/Occident par exemple) et les résultats de ses enquêtes sont parmi les moments les plus convaincants de ce livre.
La posture, le propos méthodologique, l’approche épistémologique spécifique, les résultats de connaissance issus des enquêtes et des diverses méta-analyses menées par Dominique Desjeux sont non seulement probants, mais absolument essentiels. La posture proposée par cet ouvrage est majeure, d’autant que l’auteur « embarque » avec lui comme caution et preuve de sérieux, en y référant sans ostentation excessive, de multiples d’enquêtes commanditées, et tout le poids de la transmission et du transfert de connaissance réalisés durant les précédentes décennies dans les dispositifs et réseaux qu’il a dirigés : des dizaines de doctorants devenus professionnels de l’interprétation des ← 19 | 20 → usages, autant et plus de colloques et journées de transfert, interfaces et compréhension des pratiques.
Le travail et l’œuvre de Dominique Desjeux, par le fait même de refuser de « faire œuvre », par la posture « modeste » qu’il adopte, par la reconnaissance in situ des relations entre les échelles d’analyses du réel social, est précisément d’une valeur irremplaçable. De même ordre à mes yeux que celle de notre commun maître, Michel Crozier qui tenta le saut praxéologique, celui que tous les ingénieurs, fussent-ils du social, doivent accepter pour penser en agissant.
Dominique Desjeux a choisi dès l’abord de sa carrière de ne pas se positionner dans l’ordre hiérarchique dominant de sa discipline ou de l’université, fondé comme l’a montré Jerry Jacobs récemment dans son « in defense of disciplines » sur de multiples critères de clôture et de conservation identitaire. Il a notamment passé près de dix ans en Afrique dans les années 1970, quoiqu’il ait su ne point trop s’éloigner du centre pour déployer sa compréhension dans des espaces idéologiques de connaissance hétérogènes, ce que l’on perçoit et comprend clairement dans la multiplicité des ordres de références mobilisés par l’auteur. Admettons que les circonstances de sa vie, les configurations multiples, ont aussi choisi pour lui et l’on conduit à cette posture du « dedans –dehors » (il le rappelle dans un chapitre biographique sur « son » Mai 68 particulièrement impressionnant), qui permet la lucidité.
L’essentiel est que le parcours de Dominique Desjeux, comme l’argumentation méthodologique « inductive » qu’il a inlassablement utilisée dans ses enquêtes, constituent un outil pour penser. C’est outil n’est pas un « cadre conceptuel » au sens académique du terme, mais bien un ensemble de touches, alliant des réflexions sur les méthodologies d’enquêtes qualitatives, des emprunts aux diverses formes de connaissances situées, des mouvements interprétatifs d’échelle, une posture de méfiance face à des explications « essentialistes » que l’on peut rencontrer dans les écrits de certaines disciplines, etc.
La posture inductive utilisée s’avère très adaptée à des enquêtes sur l’activité et les itinéraires de pratiques de consommation, et au rebours, a été transformée, agrémentée, pour précisément répondre aux besoins d’enquêtes effectuées « sous contraintes » de commande. Elle ne préjuge pas d’emblée des motivations ou stratégies des acteurs sociaux. C’est une posture empruntée à l’ethnographie que Dominique Desjeux a raffinée ← 20 | 21 → au long d’une vie de chercheur qu’il a allié à la posture issue de la théorie institutionnelle des organisations (analyse stratégique) et la prise en compte nette des systèmes de contrainte, notamment économiques qui pèsent sur les individus, les acteurs sociaux.
L’ensemble des interrogations – aujourd’hui fortes – issues de toutes les parties de l’analyse de la production de connaissance (de l’épistémologie à l’analyse de la construction des savoirs savants, scolaires, politiques, vernaculaires, etc.) concourt à accompagner Dominique Desjeux, lorsque, fort de sa posture inductive, il récuse l’hypothèse de cohérence des discours de connaissance (ne parlons même pas de discours de vérité). Il ne s’avance en effet pas seul pour dire cela, et il pourrait convoquer les solides analyses portées aujourd’hui par les sciences sociales des sciences et des savoirs (Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs ; Y Gingras, Sociologie des sciences), de sociologie des valeurs (Nathalie Heinich, Les valeurs, une sociologie), de Sciences and technologies studies sur les formes de l’expertise et des modes de connaissance (Harry Collins, « Tacit Knowledge » ; Wiebe Bijkers et al. « The Paradox of Scientific Authority »), etc.
Le lecteur se dira peut-être qu’il y a quelque facilité à enfoncer des portes désormais grandes ouvertes de l’analyse du discours et des pratiques de connaissance, en estimant qu’il n’y a pas à chercher de cohérence dans l’interprétation de la réalité sociale … C’est probablement qu’il méconnait un peu les réalités du système de production dominant de la connaissance légitime dont parlent par exemple les Sciences studies. Rappelons à ce propos que la production de connaissance est aujourd’hui massive (des articles et des brevets par centaines de milliers chaque année), et concentrée dans les sciences de la vie et de la matière, sciences de l’ingénieur, là où la discussion sur les échelles ou les méthodes se posent différemment qu’en sciences sociales, de la socio-anthropo-histoire des sciences ou des épistémologies disciplinaires spécifiques.
Dans l’espace de discussion des sciences sociales, le « paradigme » constructiviste est aujourd’hui admis comme important, voire parfois comme évident (c’est récent). Dans les domaines des sciences et des sciences de l’ingénieur, le regard sur la production de savoir est différent, emprunt le plus souvent d’une grande naïveté du point de vue réflexif ou d’une épistémologie générale. L’hypothèse scientiste de cohérence ← 21 | 22 → interprétative, dumoins en situation institutionnelle, constitue une « norme de groupe » discursive, comme les acteurs de la vie universitaire le savent. L’hypothèse implicite est qu’il n’y a qu’un point de vue valide, et que l’on peut tenir en un seul discours l’ensemble des échelles d’organisation du social. En second lieu, par effet de domination et nécessité de combattre pour des ressources dans un espace polarisé de rareté, les « caciques » dominant les disciplines de sciences sociales, sont amenés eux aussi, notamment dans les moments cruciaux d’évaluation ou de jugement des pairs, à défendre un point de vue implicite de cohérence supposé. C’est en ces moments qu’en creux, l’on peut savoir ce qu’est la définition partagée implicitement du réel et de son organisation.
Dominique Desjeux a l’intelligence de ne pas faire de son point de vue un débat ou un combat général ou conceptuel, qui serait précisément contradictoire avec son approche : il est vain selon lui rappelons le, de tenter de chercher un système interprétatif unique et cohérent de l’action et des structures sociales. Mais sa charge n’en est pas moins puissante et elle impose la réflexivité au lecteur : « le succès d’un mouvement social ne s’explique pas par des actions souterraines et des manipulations invisibles, même si des minorités complotent et essayent bien de manipuler la situation. » Il ajoute, et son ouvrage constitue la preuve de la pertinence de ce point de vue : « Plus largement, je me méfie des surinterprétations, des approches globales et des explications qui se focalisent sur des représentations et les valeurs qui ne prennent pas en compte les contraintes de situation » … « Cela m’a conduit progressivement à comprendre la société comme la résultante d’effets de structure, comme un champ de forces, comme un cours des choses. Le « Shi », comme disent les chinois, à partir duquel les acteurs font des alliances, cherchent les marges de manœuvre qui vont leur permettre d’agir ou qu’ils regardent dans la perspective potentielle de prendre la fuite. »
Au fond, le présent ouvrage dit et redit que la pensée est, elle aussi, situationnelle. Elle se déploie pour un individu dans le « Shi » de son existence : ses dispositions cognitives, son itinéraire de vie et ses «cabossages» émotionnels (dont la psychologie de l’apprentissage dit depuis quelque temps l’importance), les cadres interprétatifs appris ← 22 | 23 → et transmis, Les dispositifs institutionnels et matériels rencontrés ou créés, les stratégies utilisées dans les conflits et actions menées par l’individu, etc.
L’homme existe en acte. Sa pensée est moment.
Jean-Claude Ruano-Borbalan
Professeur du Conservatoire National des Arts et Métiers
Chaire Techniques et Sciences en société
Directeur du laboratoire Techno-sciences in Society (HT2S-Cnam)
Directeur de la Recherche, Centre Michel Serres
pour l’innovation HESAM
Fellow of the Royal Society of art, London
Président de L’Institut Européen d’Éducation
et de Politique Sociale ← 23 | 24 →
Résumé des informations
- Pages
- 390
- Année de publication
- 2018
- ISBN (PDF)
- 9782807605961
- ISBN (ePUB)
- 9782807605978
- ISBN (MOBI)
- 9782807605985
- ISBN (Broché)
- 9782807605954
- DOI
- 10.3726/b12910
- Langue
- français
- Date de parution
- 2017 (Décembre)
- Publié
- Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2018. 390 p.
- Sécurité des produits
- Peter Lang Group AG