L’entreprise généalogique / The Genealogical Enterprise
Pratiques sociales et imaginaires en Europe (XVe–XIXe siècles) / Social Practices and Collective Imagination in Europe (15th–20th century)
Résumé
Dans la continuité d’enquêtes sociales récentes, cette recherche collective analyse les mécanismes des pratiques généalogiques à partir de quatre thèmes complémentaires : la place de l’événement, le jeu des liens de sociabilité et de dépendance, les supports matériels et les imaginaires de la parenté qui lui sont associés, enfin, les choix éditoriaux. Le choix d’une longue séquence, du XVe siècle à nos jours, permet de réunir une pluralité d’entreprises et d’acteurs qui y concourent, des élites princières et citadines à la noblesse seigneuriale, en passant par le milieu des libraires-éditeurs et des artisans urbains. Si les généalogies étudiées n’ont pas de siècle d’or – déterminé en général selon les critères de l’érudition –, il existe cependant des contextes déterminants, qui sont identifiés à partir d’un large éventail de cas européens, mais peuvent aussi avoir une portée européenne. Aussi la dernière partie du volume est-elle consacrée à une inflexion notable du XVIIIe siècle : le développement européen de grandes entreprises éditoriales qui, mêlant biographies et cultures lignagères, anticipent sur l’apparition du marché généalogique des Who’s who et autres Bottins mondains.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières / Table of Contents
- Introduction : Les ressorts de l’entreprise généalogique
- Partie I / Part I : La matrice de l’événement / The Political Matrix
- Généalogies impériales en République II. Le retour des Ottomans
- “Historias ciudadanas” and genealogical forgery. The case of the city of Cuenca in Early Modern Castile
- Parenté et pratiques généalogiques dans la noblesse française à l’époque moderne
- Les généalogies vénitiennes (XVIe-XVIIIe siècle). Instrument politique, outil juridique
- L’arbre des générations. Les généalogies de Giovanni Battista Giovio (1748-1814), entre maintien de la tradition et fractures révolutionnaires
- Partie II / Part II : Une entreprise collective / A Collective Enterprise
- L’entreprise généalogique dans les familles de l’élite florentine
- Can we trust the Genealogical Record of the Heralds’ Visitations? A case study (the 1665-66 Visitation of Berkshire)
- Généalogie et transmissions des biens dans le milieu artisanal (Rome, XVIe-XVIIe siècle)
- Une offrande à la vanité des puissants. L’écriture généalogique comme service littéraire (France méridionale, XVIIe-XVIIIe siècle)
- Connaissance de l’ancestralité et opération généalogique dans la monarchie médicéenne
- Partie III / Part III : Supports matériels et imaginaires de la parenté / Material Underpinings and Fictions of Kinship
- The Culture of Dynasticism in early modern Cheshire
- L’entreprise généalogique des élites urbaines du sud de l’Empire au prisme des livres de lignage du XVIe siècle
- Hanter Florence : Généalogie et spectralité au XVIIe siècle
- Un généalogiste intégral. Jean-Baptiste L’Hermite (1610-16 ?)
- Partie IV / Part IV : L’apparition des grands projets éditoriaux / The Birth of Grand Editorial Projects
- The Scope, Readership and Economy of Printed Genealogies in Early Modern Germany: “Special Genealogien” vs. “Universal Genealogien”
- Les « généalogies crédibles » de Pompeo Litta, entre tradition et innovation
- Le British Family Antiquity de William Playfair (1809-1811), une entreprise généalogique
- Annexes
- Bibliographie / Bibliography
- Les auteurs / The authors
Les ressorts de l’entreprise généalogique
Stéphane JETTOT et Marie LEZOWSKI
Université Paris-Sorbonne, Maison française d’Oxford et Centre de Recherches Historiques de l’Ouest (CERHIO), Université d’Angers, CNRS, Université Bretagne-Loire
Dans un ouvrage de référence, Roberto Bizzocchi a fait la démonstration éclatante du lien étroit qui unit l’art de la généalogie et l’éclosion de l’histoire critique à l’époque moderne1. La recherche des ancêtres peut en effet se fonder sur des connaissances approfondies et des compétences techniques (sigillographie, héraldique, épigraphie, numismatique, etc.), maîtrisées seulement par un petit nombre d’érudits profondément cultivés. Germain Butaud, Valérie Piétri et Olivier Rouchon ont récemment mis en lumière le prodigieux essor de ces recherches à l’époque moderne, et montré qu’elles sont souvent le fait du prince et des meilleurs historiens du temps2. Ces travaux ont aussi mis l’accent sur des formes plus répandues de généalogies. Ces pratiques d’écriture courantes (notes manuscrites, écrits notariés) méritent autant d’attention que les généalogies de prestige, divulguées par l’imprimé, la gravure et l’image peinte ou sculptée.
Toutes ces enquêtes ont fait émerger un champ spécifique de la recherche : l’histoire des pratiques généalogiques, qui n’est pas réductible à l’histoire de la famille ni à celle des savoirs érudits, mais se situe à la croisée de ces deux objets. Dans le sillage de ces travaux pionniers, le présent livre porte sur les origines d’entreprises généalogiques3, c’est-à-dire ← 11 | 12 → sur les ressorts de prises de décision (d’entreprises, au sens premier du mot)4, précisément situées. À quelle action, à quel choix, à quelle prise de risque correspond la décision d’un individu ou d’un groupe de restituer l’histoire des ascendants, pour soi ou un tiers ? Au travers d’une large gamme de cas européens, c’est toute la contingence des pratiques généalogiques qui est mise en lumière, bien loin de l’inertie et de l’anhistoricisme qui leur sont parfois associés.
1. Entreprendre ou ne pas entreprendre ?
Avant de présenter les clés de lecture du livre, il faut rappeler que l’écriture d’une généalogie relève d’un choix, dont l’envers est le refus et la condamnation. Le rejet de la mémoire familiale est en particulier un lieu commun de l’hagiographie : nombre de saints d’extraction noble ou aisée se détournent de leur famille de sang et refusent le destin social tracé par leur naissance. Certains, tel saint Alexis, vont jusqu’à se rendre méconnaissables à leurs propres parents5. Au-delà du contexte spécifique de l’hagiographie, cette tension parcourt l’époque moderne. Aux XVe et XVIe siècles, humanistes et réformateurs condamnent l’obsession lignagère et définissent l’honneur par la vertu individuelle, plus que par le sang6. Les correspondances ou les écrits du for privé abondent de récits dans lesquels la logique dynastique et patrilinéaire est sacrifiée à d’autres considérations et à la fragile démographie des familles. Pour le milieu des artisans lyonnais, Natalie Zemon Davis évoque la diversité des pratiques funéraires et le refus fréquent de la comptabilité des siens. La mémoire généalogique a ses béances ; elle s’égare dans les migrations, ← 12 | 13 → les destructions occasionnées par les crises familiales et politiques, ou encore la complexe comptabilité des empêchements qui devait régir les unions matrimoniales7. Au XVIIe siècle, le cardinal de Retz et Saint-Simon, experts généalogistes s’il en est, font montre d’une grande défiance pour la généalogie dès qu’elle se rapporte à leur propre lignage. Saint-Simon passe sur l’histoire de sa propre famille comme « chat sur braise » et évoque rapidement « la maison des Vermandois de sang de Charlemagne, dont nous sortons au moins par une femme sans contestation possible »8. Au siècle suivant, la recherche du bonheur et de la renommée individuelle vient parfois entrer en contradiction, dans l’écriture de soi, avec l’idéal de préservation de l’honneur des parentèles et des maisons. Dans des Mémoires manuscrits, Jean-Raymond de Villardi évoque son refus d’obéir aux ordres de son père et de sacrifier son bonheur aux intérêts de sa lignée, en épousant une veuve âgée9. Les révolutions de la fin du XVIIIe siècle, dans les Amériques comme en France, déprécient la manie des origines, au profit d’une nouvelle forme de réputation républicaine10. Notre époque a aussi ses « tenants de la déconstruction généalophobique », pour reprendre l’expression d’Olivier Rouchon, par exemple le philosophe François Noudelman, qui assimile la généalogie à une implacable assignation identitaire11.
Comme le soulignent ces divers exemples, par leur contingence, les écrits généalogiques ne reflètent pas les hiérarchies sociales ni les liens de parenté préexistants. Certes, on ne saurait contester le recours fréquent des classes dominantes à l’imaginaire de l’ancestralité, qui, comme l’a mis en évidence Pierre Bourdieu, contribue à naturaliser les hiérarchies sociales et les place dans la position privilégiée de gardiennes du passé. Mais ce capital culturel n’est pas le strict monopole des élites ; il n’est pas non plus systématiquement mobilisé12. De même, la multiplication ← 13 | 14 → de recherches sur la parenté ne traduit pas nécessairement la domination du sang sur les valeurs de service ou de mérite. Pendant tout l’âge moderne, ces valeurs antagonistes sont pensées en même temps, sans que l’une l’emporte nettement sur l’autre13.
À la différence de l’honneur, dont « l’universalité sociale » a pu être posée comme une évidence indiscutable14, le présent ouvrage ne postule pas l’universalité de la passion des origines dans l’Europe moderne. Pour les spécialistes de la démographie historique, les traces d’une forte activité généalogique ne témoignent pas nécessairement d’une plus grande solidarité familiale ni d’un plus fort enracinement. Elles découlent d’un intérêt ponctuel, de dispositions individuelles et de circonstances particulières : une succession, un mariage ou un procès. Il ne faut pas non plus oublier que, pour la plupart des familles, la mémoire des ascendants ne porte pas au-delà de deux ou trois générations. Les forts liens de consanguinité observés par Gerard Delille entre les branches des familles du sud de l’Italie à la fin du XVIe siècle, et les nombreux renchaînements d’alliances peuvent témoigner d’une faible connaissance des ancêtres et de leurs unions15. Les généalogies ne permettent pas non plus de déduire l’existence d’une conception étendue de la parenté, qui s’opposerait à une famille « moderne », « nucléaire », dépourvue de profondeur ancestrale. Elles témoignent de la superposition de multiples liens de parenté, de la filiation aux alliances et aux affinités, ainsi que de « cultures familiales » partiellement autonomes16. ← 14 | 15 →
2. La pertinence du cadre européen
Le choix d’une perspective européenne pour nos travaux mérite d’abord quelques précisions. Le propos de notre ouvrage est autant de rendre justice à une pluralité de traditions historiographiques en Europe que de mettre en œuvre une méthode fondée sur l’étude de cas et sur une acception longue de l’époque moderne.
Dans le contexte actuel d’un essor des recherches globales, les travaux les plus récents sur les pratiques généalogiques ont porté une attention particulière aux sociétés de l’Amérique coloniale, de l’Afrique ou de l’Asie17. Ces travaux extra-européens élargissent les enquêtes à des populations longtemps considérées comme privées de mémoires : esclaves, indiens, migrants européens. Cependant l’échelle européenne s’est imposée depuis trois décennies comme le cadre privilégié des études sur la parenté, qu’il s’agisse d’étudier la place respective de la filiation et de l’alliance, les pratiques successorales ou, d’un point de vue méthodologique, les apports concurrentiels de l’anthropologie et de la démographique historique18. Le tour d’horizon que nous proposons dans cet ouvrage porte pour l’essentiel sur l’Europe occidentale, une aire pour laquelle nous disposons aussi de synthèses sur la circulation de modèles savants généalogiques et sur l’étude comparée des structures de parenté19. De la sorte, l’ouvrage offre une contrepartie sociale aux travaux de Roberto Bizzocchi sur l’érudition généalogique. Car l’Europe étudiée dans ce livre n’est pas – du moins pas principalement – la « République ← 15 | 16 → des généalogistes », dans laquelle les modèles et les pratiques savantes circulent aisément, grâce au latin.
Sont également prises en considération les marges orientales de l’Europe, la Turquie notamment, très propice à une réflexion sur les conflits et les accommodements suscités par l’exil et l’expatriation au cours du XXe siècle20. La réflexion engagée dans cette direction pourrait être approfondie dans d’autres terrains, en particulier pour les aires scandinaves et la Russie. Cette dernière offre la configuration remarquable d’une absence de mémoire généalogique dans la première modernité : les élites militaires russes n’ont pas développé d’imaginaire héraldique ni de récits héroïques sur leurs ancêtres. Dans le cas de la Suède, en revanche, c’est le rapport entre ethnicité et liens du sang qui est amplement débattu21.
En élisant l’Europe comme cadre d’ensemble de nos observations, notre projet n’entend pas réhabiliter l’échelle nationale de manière insidieuse, comme il est souvent reproché à des recherches inscrites dans le vieux continent. Le présent collectif associe des spécialistes issus de contextes académiques variés (Angleterre, Allemagne, Suisse, Italie, Espagne, France), qui, malgré l’internationalisation des parcours, restent marqués par des approches historiographiques différenciées. Prendre acte de ces différences, ce n’est nullement cautionner le nationalisme, identitaire ou universitaire, mais explorer les manifestations de traditions persistantes dans l’étude de ces questions22. À titre d’exemple, l’approche consumériste de la généalogie est bien plus familière aux spécialistes de l’Angleterre qu’elle ne l’est aux historiens italiens de l’Italie moderne, pour lesquels la question de la crédibilité ou de la valeur morale des généalogies est l’horizon d’attente majeure. L’historiographie britannique est aussi tournée vers l’étude des traces matérielles et architecturales (tombeaux, portraits, résidences aristocratiques), alors que se manifeste de l’autre côté de la Manche un intérêt plus marqué pour les problématiques et les méthodes des anthropologues et des ethnologues23. De même, il faut tenir compte ← 16 | 17 → des différences considérables observées dans l’organisation des archives entre des dépôts publics centralisés – par exemple les archives du College of Arms à Londres et le cabinet des titres de la Bibliothèque nationale à Paris – et des archives conservées dans des dépôts régionaux, qui résultent du morcellement politique de l’époque moderne (Espagne, Italie, Allemagne). Loin d’être un obstacle à l’étude, ces différences conduisent à une plus grande attention, caractéristique de l’histoire sociale des savoirs, à la conservation concrète des papiers et aux échanges entre institutions, érudits, greffiers et familles : l’histoire des généalogies vient ainsi nourrir le grand « tournant archivistique » observé à l’échelle de l’Europe24.
Le cadre ainsi pris en considération est un ensemble prodigieusement contrasté, irréductible à la généralisation et à un mouvement historique d’ensemble. la démarche d’ensemble suivie dans ce livre est de partir d’études ciblées, afin de faire ressortir la coexistence de différents langages politiques et de temporalités. Comme le souligne Barbara Cassin en préface du Vocabulaire européen des philosophies, l’espace européen offre aux chercheurs l’occasion de « parti[r] du multiple […] pour y demeurer », afin de « constituer une cartographie des différences »25. Le livre a été conçu avec le même souci d’éclairer la pluralité des pratiques par les compétences historiographiques et linguistiques variées des contributeurs. De même, le choix d’une longue séquence chronologique, du XVe siècle au seuil du XIXe siècle (avec une incursion jusqu’au temps présent), ne privilégie pas un siècle d’or de la généalogie moderne, qui serait défini à partir des critères de l’érudition. Le temps long permet l’observation d’entreprises généalogiques fondées sur différents types d’associations, des cours princières à la noblesse urbaine et seigneuriale, en passant par le milieu des libraires-éditeurs et des artisans.
Quatre thèmes permettent l’exploration transversale de cas, dont les contextes sociaux et politiques sont finement restitués par les auteurs. Le premier temps de l’ouvrage étudie les rapports complexes de la généalogie avec l’événement, afin de dépasser l’impression d’invariance qu’elle donne à première vue. C’est ensuite vers la participation et l’association de différents acteurs, individus et groupes sociaux, que se portent plus spécifiquement les contributions du deuxième ensemble : les différentes études font ressortir la diversité des collectifs généalogiques à l’échelle de l’Europe. Une autre facette de cette complexité sociale, ← 17 | 18 → objet de la troisième partie, touche aux supports matériels du discours généalogique : manuscrits ou livres imprimés, artisanat armorié, effigies peintes et sculptées, blasons apposés sur des édifices, des vitraux, des tombes… Les cas présentés étudient en parallèle l’artisanat stimulé par les représentations du lignage et l’imaginaire de la parenté qui les sous-tend, dans le sillage des travaux de Christiane Klapisch-Zuber26. Enfin, un dernier temps est consacré au thème encore peu connu des projets éditoriaux de l’époque moderne, qui sont antérieurs à l’éclosion du gene et du marché des dictionnaires des familles au cours du XIXe siècle27. Par la prise de risque économique et savante qu’elles supposent, ces initiatives méritent pleinement le nom d’entreprises généalogiques.
3. La matrice de l’événement
George Duby a étudié l’émergence de la « conscience lignagère » du début du Moyen Âge, alors qu’il travaillait à l’histoire d’un événement militaire, pour Le Dimanche de Bouvines28. La conjonction de ces deux recherches (sur le temps long généalogique, sur l’histoire-bataille) n’est pas une simple coïncidence. La généalogie est souvent associée à l’absence d’événement, à la continuité d’un ordre social ou politique : en réalité, les écrits sur les ancêtres sont initiés par le surgissement de l’événement et emplis de récits. Les hauts faits des aïeux, par exemple leur illustration au cours de batailles glorieuses, y tiennent une place de choix et cohabitent avec des événements démographiques plus prosaïques : naissances, mariages, changements de résidence, décès. Le discours généalogique mêle la grande histoire au vécu des familles. Mémoires affectives et mémoires collectives se trouvent étroitement mêlées. L’événement privé ou public est aussi au cœur de la décision de prendre la plume. C’est ainsi que l’histoire des pratiques généalogiques passe par la reconstitution d’un point d’origine : ce peut être une longue procédure ouverte par une crise de succession, les perspectives suscitées par une promotion ou par un enrichissement soudain29. Loin de se réduire au simple « contexte » ou à ← 18 | 19 → l’arrière-plan de la généalogie, l’événement déclencheur est mis en scène par le scripteur et se trouve ainsi capturé dans l’écriture.
De l’importance de l’événement découle le choix d’ouvrir le volume sur un cas d’histoire immédiate, en contrepoint des entreprises généalogiques des XVe-XIXe siècles : le consumérisme généalogique florissant dans la Turquie d’aujourd’hui. Le « retour des Ottomans » observé par Olivier Bouquet (ces individus qui se réclament d’une ascendance princière) met en évidence la résurgence de la mémoire de l’Ancien Empire, longtemps interdite et permise par les mutations politiques actuelles de la Turquie. Cet exemple introduit aux principales questions explorées par le livre : la réécriture constante des histoires des familles à la faveur de l’événement, la rentabilité de l’entreprise généalogique, sa diffusion par des supports spécifiques. Ces néo-Ottomans pourraient sembler surannés, mais les liens de parenté se définissent et se divulguent grâce aux réseaux sociaux, aux appels skype et aux journaux people. La culture généalogique de l’immédiateté représente les grandes familles d’aujourd’hui avec les mêmes équivoques que par le passé : elle représente un ordre établi (ou donné comme tel), et en même temps s’emploie à démontrer l’exercice de prérogatives, par sa transposition du passé au présent.
Les temps de menaces apportent tout particulièrement leur moisson d’écrits et de recherches sur la parenté. C’est pourquoi nous avons choisi de consacrer la première partie du volume à l’épreuve du changement politique, à partir de plusieurs « crises du temps »30. L’Italie de la première modernité, si féconde en entreprises généalogiques, émerge de la rupture événementielle majeure des guerres du premier XVIe siècle, qui aboutissent au passage d’une bonne part de la péninsule dans l’orbite de l’Espagne, même si « des temporalités différentes p[euv]ent cohabiter et s’accorder, comme dans le présent de cette société »31. De même, au milieu du XVIIe siècle, la Fronde et la Révolution anglaise se sont accompagnées d’une forte augmentation des mémoires et des récits généalogiques32. Les crises politiques viennent se mêler au drame familial : Richard Rodney ouvre le récit des origines de sa famille en ← 19 | 20 → évoquant les circonstances de la mort de son fils aîné et de la perte de ses terres, pendant la guerre civile anglaise33.
L’événement conduit aussi au traumatisme, qui est une matrice importante dans l’entreprise d’une généalogie34. Comme le montre Elena Riva, les guerres napoléoniennes viennent creuser le fossé culturel qui sépare pères et fils dans le Milanais autour de 1800. Giovanni Battista Giovio, un patricien de Côme, travaille sa vie durant à composer l’histoire de sa famille et de sa ville, à produire des archives et à les ordonner. Au tournant du siècle, l’ébranlement des positions du patriciat le convainc plus que jamais de la nécessité de la domination des anciennes familles sur la ville : son engagement politique local va de pair avec le classement des papiers du lignage et avec ses investigations sur le passé familial et urbain. En s’enrôlant dans les armées de Napoléon, son fils aîné entre en révolte ouverte contre la tradition, c’est-à-dire contre son père, ses ascendants, illustres depuis l’époque de Charles Quint, et contre la culture de la storia patria, qui enseigne la transmission des valeurs et dont l’un des modèles est l’histoire humaniste de son ancêtre Benedetto. La carrière militaire est un choix pragmatique, commun à une génération de jeunes patriciens et à de nouveaux venus, et fondateur de nouvelles dominations. Dans l’histoire emblématique des Giovio, l’héritier de Giovanni Battista est une héritière, Felice, figure de la fille discrète et industrieuse, qui édite les papiers inédits du père à titre posthume. Pour brève que soit la présence française en Lombardie, elle ébranle profondément un modèle pluriséculaire de culture généalogique urbaine, et contribue à la puissante mutation du genre, de l’histoire du patriciat aux compilations mélangées de « familles célèbres ».
Aux incertitudes de l’événement, la généalogie vient opposer l’antidote du territoire naturalisé. Exalté par les historiens locaux, le paysage urbain ou rural semble toujours identique à lui-même et résume l’idéal de stabilité sociale des élites. Dans cette histoire naturelle des familles, le passage d’une génération à l’autre ne paraît pas affecté par le cours du temps. C’est, par exemple, la beauté du lac de Côme, célébrée par Giovio, qui sert d’écrin aux histoires des familles de la ville : les opuscules d’un Giovio nous placent aux racines de la notion de « terroir », qui s’épanouit sous la plume des folkloristes au XIXe siècle.
Plus largement, les généalogies peuvent occulter un certain nombre de ruptures ou de mutations plus lentes dans l’histoire des familles, qui ← 20 | 21 → découlent de crises démographiques, successorales et politiques (guerres civiles, révolutions, exils). Ces ruptures n’apparaissent qu’à partir de la confrontation de la généalogie avec d’autres sources, narratives ou notariées : par exemple l’adhésion à la foi réformée ou la fidélité au catholicisme, qui séparent pères et fils, maris et femmes, frères entre eux, et que la généalogie s’emploie à gommer, comme le montre Naïma Ghermani pour le cas du Saint-Empire35.
L’événement évoqué dans les généalogies peut aussi servir le désir d’illustration des familles, quand le présent ne livre pas de batailles mémorables : c’est par exemple le souvenir glorieux de la Reconquista et celui, plus ambigu, des révoltes des Comuneros, dans les chroniques de Cuenca étudiées par Rafael María Girón-Pascual. Ces chroniques appartiennent à deux contextes de crises. En 1629, la guerre dans les Pays-Bas et la forte inflation ont facilité l’avancement de nouvelles familles, qui confortent leur position par l’achat de charges publiques (regimientos, alferezazgos y alguacilatos mayores, escribanías etc). Ces nouveaux venus, souvent d’ascendance juive, ou bien issus de l’artisanat, se retrouvent dans les chroniques de Mártir Rizo sur le même pied que la vieille noblesse chrétienne. En 1789, les publications généalogiques de Mateo López appartiennent à une nouvelle période de crise, ouverte par la révolte dirigée contre le marquis d’Esquilache, en mars 1766. Or dans les deux cas, les bouleversements progressifs des familles élitaires sont masqués par divers procédés : occultation d’un événement, recours à une étymologie fantaisiste, énumération de noms, falsification de dates, etc.
Enfin, l’événement déclencheur à prendre en considération peut être une ordonnance qui réglemente la participation des familles aux affaires politiques locales, l’appartenance à la noblesse et/ou l’organisation des maisons, sur le modèle des règles anti-magnats de la commune médiévale de Florence36. Dorit Raines propose ainsi de lire les pratiques généalogiques vénitiennes, renommées à l’échelle de l’Europe, à partir des initiatives des conseils et de leurs archives. La culture généalogique – définie comme l’étude de la structure familiale et de la place de l’individu à travers ses liens de sang et de parenté – se transforme peu à peu en une culture de la généalogie, fondée sur la valorisation du patriciat et le critère d’ancienneté. Si le premier modèle a pour origine la fermeture du Grand Conseil de Venise (1297), la seconde se développe à partir « du début du XVIe siècle, avec les lois de 31 août 1506 et 26 avril 1526 et ← 21 | 22 → l’institution des registres de naissance et mariage » par le Conseil des Dix. Ces initiatives institutionnelles confèrent une place centrale aux archives étatiques, accumulées depuis le XIIIe siècle, dans la construction de l’identité collective du patriciat. En valorisant le rôle du mariage et des rapports cognatiques, de nouvelles lois atténuent à l’inverse la place dominante donnée aux lignages patriciens, dans le deuxième quart du XVIIe siècle. Le raisonnement proposé par Élie Haddad pour la France du XVIIe siècle présente certaines affinités avec l’analyse du cas vénitien : en France, ce sont les enquêtes de noblesse qui viennent ébranler la conception traditionnelle de la noblesse, fondée sur des preuves coutumières et orales. Ce tournant a lieu en deux temps : autour de 1614-1615, la tenue des États généraux et la création de l’office de juge d’armes donnent lieu à l’essor des généalogies imprimées du premier XVIIe siècle. Mais l’État royal devient surtout l’acteur primordial des recherches sur l’ascendance avec les grandes enquêtes de Colbert. Élie Haddad souligne que cette initiative institutionnelle rejoint la demande des familles : si, d’un côté, la noblesse voit son rapport au passé et à la parenté fragilisé par le soupçon généalogique, de l’autre, la preuve historique contribue à la naturalisation de son statut.
4. Une entreprise collective
Résumé des informations
- Pages
- 356
- Année de publication
- 2016
- ISBN (PDF)
- 9782807600508
- ISBN (ePUB)
- 9782807600515
- ISBN (MOBI)
- 9782807600522
- ISBN (Broché)
- 9782807600492
- DOI
- 10.3726/b10536
- Langue
- français
- Date de parution
- 2016 (Novembre)
- Mots clés
- généalogie Europe édition parenté
- Publié
- Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 356 p., 21 ill., 5 tabl., 2 graph.
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