L’Éducation nouvelle entre science et militance
Débats et combats à travers la revue «Pour l’Ère Nouvelle» (1920–1940)
Résumé
Ce livre s’intéresse à la relation qu’entretiennent ici la science et la militance : quelle est la part de l’une et l’autre dans les revendications de l’Éducation nouvelle ? Comment le discours scientifique se mêle-t-il au discours militant ? Qui sont les acteurs engagés dans le mouvement et comment concilient-ils ces deux facettes dans leur activité ?
Dans une démarche d’histoire sociale, cet ouvrage puise ses apports dans la lecture fine d’une revue emblématique du mouvement, organe de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle. Il étudie les questions en débat telles que les méthodes d’enseignement, le rôle du maître, la place des savoirs scolaires ou la liberté en éducation. Ce livre attache une importance particulière aux acteurs engagés pour cette cause et s’intéresse à leurs profils, réseaux et activités aux niveaux local et international.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Remerciements
- Introduction
- Un mouvement social, politique et international
- Sciences de l’éducation, pédologie et sciences contributives
- Méthode et questions de recherche
- Chapitre 1: La ligue internationale pour l’éducation nouvelle: émergence et structuration
- Moments fondateurs et leaders charismatiques
- Beatrice Ensor
- Elisabeth Rotten
- Adolphe Ferrière
- Charte et principes de ralliement: des textes pour fédérer
- L’âge d’or: ancrage et (re)structuration (1927-1930)
- Baromètres et boussoles: les congrès internationaux
- Chapitre 2: Plateformes d’échanges, prismes culturels: trois revues fondatrices
- Das Werdende Zeitalter: une militance empreinte de philosophie
- Une rédaction structurée et partagée
- Des thématiques dominées par la philosophie
- Un large réseau d’auteurs germanophones
- The New Era: de la théosophie à la «Home Education»
- Structure et rédaction: sous le contrôle de Beatrice Ensor
- Une histoire marquée par un changement d’orientation
- Auteurs et thématiques: une palette de spécialistes pour des numéros spéciaux
- Pour l’Ère nouvelle: de l’ère Ferrière (1922-1930) à l’œuvre du GFEN (1930-1940)
- Infrastructure et comité: une histoire en deux temps
- Les coulisses de la rédaction
- La composition des numéros: des choix stratégiques
- L’influence des membres de la rédaction
- Les années «après Ferrière»: un comité imprégné du GFEN
- Évolution des thématiques
- Des auteurs éclectiques: professions et origines diverses
- Mise en regard: principes communs, différences assumées
- Des thématiques sous influence
- Trois configurations contrastées
- Chapitre 3: Des agents et des réseaux: profils d’une militance internationalisée
- Acteurs hybrides et polyvalents
- Trois groupes de professionnels
- Diverses formes d’hybridité
- Des femmes productrices de savoirs
- Praticiennes de haut niveau
- Des femmes actives dans l’éducation de la petite enfance
- Femmes de l’ombre: secrétaires, trésorières, «épouses de»...
- Des «passeuses de savoirs»
- Réseaux de relations aux contours multiples
- Réseaux formels et informels
- Adolphe Ferrière et les écoles nouvelles
- Beatrice Ensor et les théosophes
- Elisabeth Rotten et le réseau Quaker
- Réseaux protestants et chrétiens sociaux
- Plateformes d’échanges et diffusion de savoirs
- Chapitre 4: Espaces de construction, terrains partagés
- Écoles, classes, instituts: emblèmes d’un mouvement qui s’institutionnalise
- Écoles et instituts
- Institutions de recherche et formation
- Des voyages suscitant l’écriture
- Destinations privilégiées
- Groupes et associations: des lieux privilégiés pour donner corps à la militance
- Les associations: diversité et multiplicité
- Visites et conférences: attirer de nouveaux membres
- Les sections nationales: des valeurs sûres
- Les revues: outils de propagande nécessaires pour «faire mouvement»
- Les revues de francophonie
- Les revues officielles de la Ligue
- Congrès et colloques: terrains de rencontre entre science et militance
- Un rythme à deux temps
- Des lieux à l’image de ses membres
- Constituer un inconscient collectif
- Convivialité, fraternité vs tensions, dissensions
- Chapitre 5: Concepts et pratiques en controverses
- Conceptions de l’enfant: de l’être biologique à l’être social
- Un être biologique et naturel
- L’enfant sujet
- Une conception en évolution (1920-1940)
- Autonomie et apprentissage: deux facettes en tension
- Apprendre par l’expérience: gage d’autonomie?
- Autonomie et liberté: synonymes ou incompatibles?
- Le self-government: une fausse liberté
- Rôle du maître: entre recommandations et injonctions
- Connaître, aimer, guider
- Consignes pour un nouveau rôle
- Renouveler la formation
- Paradoxes et ambivalences
- Chapitre 6: Socles théoriques et savoirs en débats
- Aux origines: théories de référence de l’Éducation nouvelle
- Les science naturelles
- Nature, naturalisme et romantisme
- Philosophie, sciences sociales et spirituelles
- La psychologie et ses dérivés
- Savoirs scientifiques et savoirs d’expérience: une légitimité discutée
- Savoirs d’expérience formalisés
- Savoirs scientifiques en observation
- Des savoirs «perméables»
- L’enjeu scolaire: programmes et savoirs en débat
- Alléger les programmes pour libérer l’enfant
- Évacuer les symboles de l’école traditionnelle
- Des principes en débat: inquiétudes et désaccords
- Les limites de la liberté: le rôle de l’adulte
- Conclusion
- Une revue-carrefour
- Science et militance: les paradoxes d’une science en construction
- Scientifiques et militants à la recherche d’une synthèse
- Bibliographie
- Sources
- Sources publiées
- Références bibliographiques
- Titres de la collection
Cet ouvrage est une version remaniée de ma thèse de doctorat en Sciences de l’éducation présentée à l’Université de Genève en septembre 2011.
Je remercie les membres du jury ainsi que les deux personnes ayant effectué l’expertise de ce volume dont les commentaires et suggestions ont permis d’enrichir et affiner mon propos.
Ma profonde gratitude à la Professeure Rita Hofstetter, ma directrice de thèse, pour ses relectures attentives, sa disponibilité et son soutien dans la réalisation de cet ouvrage.
Toute ma reconnaissance aux membres de ma famille qui m’ont soutenue et encouragée dans toutes les étapes de cette recherche. Leur patience et leur présence au quotidien m’ont apporté la confiance et l’énergie nécessaires pour aller jusqu’au bout de cette aventure.
Une pensée particulière pour mon père à qui je dédie cet ouvrage en mémoire de son ouverture d’esprit et de son inlassable soutien dans mes projets les plus ambitieux. ← 1 | 2 →
À la fin du 19e siècle, la construction des États nations et l’avènement des démocraties dans les pays occidentaux entraînent la mise sur pied de systèmes publics d’enseignement et de formation. Ceux-ci favorisent la généralisation de la scolarisation offrant une instruction gratuite, publique et obligatoire. Il s’agit de permettre à tous les élèves, quelles que soient leurs origines et appartenances sociales, d’accéder à une instruction dont le but ultime est de former des citoyens éclairés. Le défi, immense, est relevé avec brio, puisqu’en moins de 20 ans, des milliers d’établissements scolaires sont construits dans les villes comme dans les plus petits villages. Cette scolarisation de masse entraîne un besoin accru d’enseignants dont la formation se met en place au même moment, à travers la création d’institutions de formation, à l’exemple des écoles normales dans les régions francophones. Elle entraîne aussi des difficultés dans la gestion de l’hétérogénéité de ces grandes cohortes d’élèves dont les niveaux sont très divers. Malgré les efforts des administrations scolaires, des mouvements de contestation se forment peu à peu en marge de ces systèmes critiquant les dimensions encyclopédiques et scolastiques des méthodes de l’école publique. Parmi ces mouvements, l’Éducation nouvelle – Reformpädagogik, New Education1 – est l’un des plus influents et des plus étendus sur le plan international. Ses promoteurs proposent une autre conception de l’école et des méthodes d’enseignement liées à une posture nouvelle à l’égard de l’enfant. Une posture influencée par des précurseurs – Rousseau, Pestalozzi, Lamarck – dont ils se revendiquent mais aussi par des théories, notamment évolutionnistes qui, transforment le concept de développement et influencent durablement le regard porté sur l’enfant. Incarnant le principe même d’évolution, l’enfant devient un objet d’étude idéal pour observer les lois du développement. Désormais, il prend une importance nouvelle car il est associé à l’image de progrès, de renouveau et d’espoir. ← 3 | 4 →
Cette posture séduit les responsables directs de l’éducation – parents, instituteurs, inspecteurs, directeurs – mais aussi des intellectuels sensibles aux questions éducatives tels que médecins, psychologues, psychanalystes, biologistes. Aussi différents soient-ils, ces professionnels partagent une immense foi en la science. Le tournant du siècle coïncide avec l’émergence de nouvelles sciences2 étudiant l’homme et le social selon une approche empirique qui renouvelle l’appréhension des phénomènes sociaux. Parmi elles, la pédologie3 ou child study – appelée plus tard psychologie de l’enfant – incarne la nouvelle science de l’éducation, étudiant les phénomènes éducatifs à travers une approche expérimentale articulée à la vie sociale. Pour les promoteurs de l’Éducation nouvelle, elle est symbole de progrès et est investie du pouvoir de résoudre les problèmes sociaux. En lien étroit avec ces nouvelles appréhensions de l’enfance, ils plaident pour un «renversement copernicien» (Claparède, 1905), c’est-à-dire une éducation qui renverse la logique habituelle d’enseignement et place désormais l’élève, et non plus les savoirs (programmes), au centre de l’action éducative. Ce renversement est à la base des revendications de l’Éducation nouvelle qui utilise cet argument pour se démarquer de la pédagogie dite traditionnelle considérée comme inadaptée à l’évolution de la société et aux progrès de la science. Ces nouvelles conceptions de l’enfant entraînent des changements importants dans le monde éducatif que ce soit au niveau des méthodes d’enseignement, des programmes scolaires ou de la formation du corps enseignant.
Pour pouvoir partager leurs expériences, doutes et réflexions, les réformateurs créent des associations, certaines débordant les frontières nationales. Elles prennent une ampleur considérable dans la période d’entre-deux-guerres attestant de l’extension du mouvement. Bien que portées par des praticiens, elles sont fréquentées par de nombreux scientifiques qui y partagent leurs savoirs, leurs réflexions, leurs recherches, contribuant de ce fait à l’élaboration d’une nouvelle science de l’éducation. Ces associations se caractérisent avant tout par leur activité militante visant à étendre le mouvement à l’ensemble des systèmes d’enseignement. Elles tentent de mettre en synergie les connaissances ← 4 | 5 → amassées jusque-là, tant sur le plan théorique que pratique, dans le but ultime de «changer l’école». Il s’agit surtout, pour ces acteurs, de s’unir pour mieux faire entendre leurs voix, pour construire un discours crédible dans le but de convaincre le politique et l’opinion publique du bien-fondé de leurs méthodes. Plusieurs travaux d’historiens (Hameline, 2002a; Hofstetter & Schneuwly, 2006, 2009a; Németh, 2006; Savoye, 2004) montrent que c’est vers la science que ces acteurs se tournent pour élaborer leur discours, cherchant auprès d’elle une forme de légitimation, voire de caution. Notre questionnement porte sur cette relation intrigante qu’entretiennent ici la science et la militance: quelle est la part de l’une et l’autre dans les revendications de réforme de l’Éducation nouvelle? Comment le discours scientifique se mêle-t-il au discours militant? Comment les acteurs concilient-ils ces deux facettes dans leur activité? Il nous intéresse de comprendre comment s’élaborent les discours de propagande, comment les théories scientifiques y sont convoquées, et quelle crédibilité les praticiens leur accordent.
Nous avons cherché à identifier les revendications fondamentales de l’Éducation nouvelle, à repérer les sciences de référence qui les façonnent et à connaître les acteurs et actrices qui les promeuvent. Notre questionnement se décline en quatre axes à travers lesquels nous avons étudié les relations entre science et militance: 1) Quels sont les profils professionnels et les réseaux de sociabilité des acteurs de l’Éducation nouvelle? 2) Dans quels espaces œuvrent-ils pour donner corps à leurs propositions de réforme? Quels sont leurs champs d’action privilégiés? 3) Quelles sont leurs conceptions éducatives et convictions profondes en matière d’éducation? Ces conceptions font-elles l’unanimité de points de vue ou sontelles sujettes à controverses? 4) Quels types de savoirs ces acteurs prônent-ils au niveau théorique vs pratique? À quelles sciences ou théories se réfèrent-ils pour construire leur plaidoyer en faveur de la réforme?
C’est à travers l’étude approfondie d’une revue, Pour l’Ère nouvelle, que notre recherche4 ambitionne de répondre à cet ensemble de questions. Organe francophone de la Ligue internationale pour l’Éducation ← 5 | 6 → nouvelle, c’est l’une des revues phares du mouvement en raison d’une large représentativité des partenaires qui s’y expriment, de la diversité des thématiques abordées et de son envergure internationale. Cette analyse est complétée par l’étude de deux autres périodiques fondateurs de la Ligue, The New Era et Das Werdende Zeitalter, dont l’histoire éditoriale, les thématiques et les auteurs se différencient du journal francophone, élargissant la perspective et permettant une compréhension plus nuancée du fonctionnement de la Ligue et ses protagonistes. En tant que moyens de communications officiels, ces supports éditoriaux sont des plateformes d’échanges où les éducateurs font part de leurs expériences pratiques et les scientifiques font connaître leurs recherches. En cela, ils constituent des observatoires privilégiés pour comprendre comment se nouent les relations entre science et militance, et pour étudier comment s’élabore le discours de propagande sur les plans scientifique, éducatif et politique.
Cette recherche s’inscrit dans le sillage de nombreux travaux d’historiens qui, grâce à leurs approches et objets complémentaires, ont contribué à conceptualiser l’histoire de l’Éducation nouvelle et à en révéler toute sa complexité.5 Une première série de travaux se situant dans le domaine de l’histoire des idées s’attache à définir ce qu’est ou n’est pas l’Éducation nouvelle, à identifier ses concepts et principes fondamentaux. Ces historiens convergent pour dire que le vocable Education nouvelle désigne un «vaste ensemble flou» (Hameline, 1986, p. 64), un mouvement «complexe, multiforme, hétérogène» (Hofstetter & Schneuwly, 2006b, p. 18), voire une «nébuleuse où voisinent théories philosophiques, pratiques novatrices, idéaux politiques» (Ohayon, Ottavi & Savoye, 2004, p. 4). Selon Hofstetter et Schneuwly (2006), l’Éducation nouvelle se caractérise par la «commune dénonciation de la non adéquation des pratiques éducatives du système scolaire étatique aux besoins spécifiques de l’enfance» (p. 18). Elle se définit avant tout comme une réaction à l’école traditionnelle, un concept créé par ces réformateurs pour se forger une identité, à distance de l’image convenue de l’école. Selon Ohayon, Ottavi et Savoye (2004), l’adjectif «nouvelle» désigne à la fois une rupture introduite dans la pensée et dans les pratiques d’éducation, et une espérance, encore valable aujourd’hui, «laquelle s’enracine dans une modification de longue durée de notre ← 6 | 7 → rapport à l’éducation» (p. 4). Un adjectif qui n’est pas perçu de la sorte par Oelkers (1995) pour qui «l’Éducation nouvelle n’a sans doute pas été très nouvelle» (p. 47) compte tenu de tous les précurseurs qui l’ont précédée et ont préparé son avènement. Pour Bloch (1968), l’Éducation nouvelle signifie moins une méthode qu’un état d’esprit d’ouverture, et pour Avanzini (1995), une manière de concevoir l’éducation qui laisse à l’instituteur la liberté d’interpréter les méthodes comme il l’entend. Pour d’autres, elle doit être comprise comme «une position éthique consistant à reconnaître la valeur de l’enfance» (Jacquet-Francillon, 2004, p. 39) à laquelle s’ajoute l’idée que l’éducation peut faire progresser la société, que ce soit par l’éducation des élites (Duval, 2009) ou par celle du peuple (Clastres, 2004). Hameline (1986) rappelle enfin que ce mouvement est avant tout celui des écoles nouvelles, «ces internats privés situés à la campagne» qui expérimentent et théorisent les nouvelles méthodes.
L’Éducation nouvelle est aussi un mouvement traversé de tensions et de débats (Gutierrez, 2010, 2011; Mole, 2010, 2012; Savoye, 2004; Vidal, 1997) qui se manifestent à différents niveaux, notamment à celui du vocabulaire et des concepts fondateurs. Si elle ne prône pas une méthode à proprement parler, l’Éducation nouvelle est indissociable de la méthode active (Hameline 2002a). Convaincus que l’élève devrait «agir» plutôt que «subir», ses promoteurs s’inscrivent en faux contre une école passive ou assise et militent pour une école «où l’on s’instruit en travaillant» (Ferrière, 1920). Mais Hameline, Jornod et Belkaïd (1995) montrent les ambiguïtés autour de ce terme pourtant couramment utilisé comme «porte-drapeau» par les acteurs de l’époque. Il suscite des tensions notamment entre Ferrière et Claparède qui interprètent ces mots différemment. Pour Ferrière, l’École active est une école qui libère l’enfant, où la notion d’activité désigne l’attitude nouvelle qu’adopte ce dernier pour s’approprier les connaissances, attitude faite d’initiative, d’autonomie et de liberté. Pour Claparède, l’École active ne traduit qu’imparfaitement le concept «d’éducation fonctionnelle» (Claparède, 1931) qui doit répondre à une fonction, à un «besoin biologique de connaissance»; dès lors, la notion d’activité désigne le processus d’apprentissage au sens «neurologique» du terme.
Cette recherche s’appuie en outre sur les multiples monographies publiées depuis plus de 20 ans sur des acteurs, des institutions, des associations et des groupes locaux ayant milité pour la promotion de l’Éducation nouvelle. Elles révèlent des spécificités propres aux ← 7 | 8 → contextes culturels concernés contribuant ainsi à une micro-histoire du mouvement. Ces travaux concernent aussi bien les pays européens6, incluant ceux d’Europe centrale7, que les contextes anglo-saxons, du côté britannique comme du côté américain8 sans oublier l’Australie (Hughes, 2015) et la Nouvelle Zélande (Middleton, 2013, sous presse). Quant aux régions francophones, moult publications sont parues ces dernières années9 auxquelles cet ouvrage se réfère abondamment en raison des liens directs avec la problématique traitée. Enfin, des ouvrages collectifs tels que Hameline, Helmchen et Oelkers (1995) mettent en regard différents contextes culturels, notamment l’Allemagne et la France, pour identifier les enjeux spécifiques à ces contextes; d’autres (Hofstetter, Magnin & Depaepe, 2006) étudient les concepts de l’Éducation nouvelle s’interrogeant sur leurs origines et leurs métamorphoses selon les lieux et les époques.
UN MOUVEMENT SOCIAL, POLITIQUE ET INTERNATIONAL
Jusqu’alors considérée comme un mouvement pédagogique réformiste, l’Éducation nouvelle est aussi conceptualisée aujourd’hui comme un mouvement politique (Oelkers, 2005) et comme un mouvement social (Brehony, 2004). Selon Oelkers (2005), si l’Éducation nouvelle a marqué l’histoire de l’éducation, c’est parce que ses revendications étaient liées davantage à des questions politiques que psychologiques. Pour lui, la véritable nouveauté qu’elle apporte, à savoir la notion de liberté de l’en- ← 8 | 9 → fant sur laquelle repose toute sa démarche pédagogique, constitue «l’élément-clé» susceptible d’atteindre un public en dehors des professions de l’éducation et qui, de ce fait, lui octroie une envergure politique. Pour Brehony (2004), l’Éducation nouvelle est avant tout un mouvement social, quelle que soit la définition que l’on adopte de ce concept. Selon lui, elle remplit la majorité des critères proposés par Della Porta et Diani (1999) qui définissent le mouvement social comme «(1) un réseau informel, (2) basé sur des croyances et une solidarité partagées, qui se mobilise (3) autour d’enjeux conflictuels, à travers (4) l’utilisation fréquente de diverses formes de protestation» (p. 27). La Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle (New Education Fellowship), au cœur de cet ouvrage, en est une bonne illustration. Comme nous le verrons, il s’agit bien d’un réseau informel (réseau de relations personnelles), basé sur des croyances (principes de ralliement) et une solidarité partagées (visites, rencontres) qui se mobilise autour d’enjeux conflictuels (réaction à l’école traditionnelle), à travers l’utilisation de diverses formes de protestation (conférences, publications de propagande, manifestes).
En plus des caractéristiques d’un mouvement social, l’Éducation nouvelle porte celles d’un mouvement international et internationaliste. Des auteurs tels que Röhrs et Lenhart (1994), Oelkers et Osterwalder (1999) montrent l’étendue du mouvement sur le plan international et observent une croissance similaire dans plusieurs pays avec une apogée à la fin des années 1920. Selon eux, l’internationalisme est un mouvement politique, social et culturel à part entière dont font partie la science comme l’éducation. L’Éducation nouvelle est considérée comme l’incarnation de cet élan internationaliste qui caractérise les années d’après-guerre dans de nombreux pays occidentaux. Ce dernier se manifeste à travers la création de mouvements sociaux, culturels et pacifistes émanant d’éducateurs, d’universitaires et de divers réformateurs sociaux qui cherchent à établir des réseaux internationaux pour promouvoir la coopération scientifique, la paix, la compréhension mutuelle et la collaboration professionnelle. Fuchs (2004) appréhende le phénomène à travers l’étude des congrès internationaux d’éducation qui se multiplient à cette époque-là, analysant leur genèse, leur structure, leurs contenus et leurs effets sur les réformes éducatives. Ce même auteur montre comment les réseaux internationaux d’éducation s’institutionnalisent, dans les années 1920 notamment, prenant la forme d’associations ou d’organisations internationales en lien étroit avec la Société des Nations (Fuchs, 2007b). Ainsi, le Bureau international d’Éducation (Hofstetter & ← 9 | 10 → Schneuwly, 2013; Magnin, 2002) fondé en 1925 à l’instigation des membres de l’Institut Rousseau (Hofstetter, 2010) serait à comprendre comme un exemple de cette institutionnalisation bien qu’elle soit perçue par certains, en particulier Ferrière (Gerber, 1989), comme le prolongement d’une institution déjà existante.10 Depuis une dizaine d’années, nombre d’historiens étudient l’Éducation nouvelle et ses acteurs selon une approche transnationale attentive à la circulation des idées ou modèles pédagogiques (Haenggeli-Jenni, 2015; Mayer, 2014b), ainsi qu’à leur réception et leur adaptation dans divers pays (Bruno-Jofré & Schriewer, 2012; Del Pozo Andrés, 2009; Hai, Simon & Depaepe, 2015). Cette approche met en évidence l’ampleur du mouvement au niveau international et l’importance des acteurs dans la circulation des idées pédagogiques. L’étude approfondie de certaines figures, notamment de femmes éducatrices et militantes (Del Pozo Andrés, 2013; Haenggeli-Jenni, 2015, sous presse; Helmich, 2014; Middleton, 2013), fait apparaître de vastes réseaux internationaux – éducatifs, politiques, religieux, féministes – au sein desquels circulent les conceptions éducatives progressistes contribuant à la rapide expansion de l’Éducation nouvelle dans les années d’entre-deux-guerres.
Pour Charle, Schriewer et Wagner (2004), le désir de coopération et de compréhension internationale donnant lieu à la fondation d’organisations telles que l’Institut international de Coopération Intellectuelle (IICI), provient à la fois de l’interdépendance économique croissante des pays et de la menace que représentent alors les politiques nationalistes. Selon eux, les réseaux intellectuels s’érigent avant tout contre une dimension nationaliste de la science qui est l’héritage du 19e siècle. Ce processus d’internationalisation, qui n’est pas sans susciter des tensions avec le processus «d’indigénisation» peut prendre des formes différentes. Il se manifeste par exemple à travers le transfert de concepts et de modèles scolaires d’une région à une autre (Fontaine, 2015; Matasci, 2012) ainsi qu’à travers «le déploiement transfrontalier des modes de production scientifiques (revues) et des moyens de financement de la recherche» (Gingras 2002). Ces travaux montrent en outre le rôle crucial joué par les revues dans ce processus d’internationalisation, revues scientifiques ou spécialisées – à l’exemple de Pour l’Ère Nouvelle – qui contribuent à faire circuler des savoirs aussi bien théoriques qu’expé- ← 10 | 11 → rientiels à une échelle internationale (Haenggeli-Jenni, Fontaine & Bühler, 2014).
Selon Fuchs (2007b), ce processus est visible également à travers la constitution de réseaux de communication institutionnalisés, à l’exemple des congrès internationaux qui rassemblent les membres de mêmes professions ou disciplines naissantes (Rasmussen, 1990). Alors qu’ils sont très en vogue dans des disciplines telles que la biologie, la physique ou la médecine, les congrès d’éducation débutent au tournant du 20e siècle et prennent rapidement de l’ampleur, étant considérés comme «la forme la plus importante d’internationalisation scientifique11» (Fuchs, 2004, p. 758). Les premiers ont lieu à l’occasion des expositions universelles (Lawn, 2009; Rasmussen, 1989) où les sujets abordés couvrent aussi bien l’éducation scolaire que l’éducation des adultes, l’éducation spéciale ou l’hygiène scolaire. En raison de la création d’associations spécialisées dans certains domaines (éducation à la paix, éducation morale, Éducation nouvelle), les congrès d’éducation se caractérisent bientôt par leur «fragmentation» créant par là-même une large diversité de types de congrès (Fuchs, 2004).
SCIENCES DE L’ÉDUCATION, PÉDOLOGIE ET SCIENCES CONTRIBUTIVES
Depuis quelques années, des historiens tels que Brehony (2004, 2006), Depaepe (1998), Fuchs (2004), Helmchen (1995, 1999), Hofstetter et Schneuwly (2006), Labaree (2004, 2006), Norris (2004), Oelkers (1995, 2005), Savoye (2004, 2006) étudient l’Éducation nouvelle sous l’angle de ses connexions avec le champ disciplinaire des sciences de l’éducation. Ils cherchent à comprendre quel type de relations entretiennent ces deux phénomènes, dans quelle mesure ceux-ci sont liés ou dissociés, quelle est la participation de l’un au développement de l’autre. Pour Hofstetter et Schneuwly (2006), ces deux mouvements sont intrinsèquement liés, voire fusionnés, partageant le même paradigme qui est à leur origine et qui émerge au tournant du 19e-20e: «placer l’enfant au centre», c’est-à-dire concevoir l’enseignement comme «conditionné et défini par l’enfant», ← 11 | 12 → dont découle la nécessité de construire dorénavant «une science de l’apprenant» plutôt qu’une «science de l’enseignant» (p. 25). Selon eux, «ce changement de paradigme constitue le fondement idéologique et conceptuel commun du champ disciplinaire naissant et de l’Éducation nouvelle dont le mariage s’enracine dans une base solide» (p. 26). Or cette base solide est la nouvelle approche empirique prônée par de nombreux scientifiques qui propose désormais un modèle fonctionnel, voire pragmatiste de l’éducation (Tröhler & Oelkers, 2005). Une approche qui se pose en rupture avec la tradition de nombreux pays où la pédagogie est alors une discipline essentiellement philosophique (Oelkers, 2006) marquée par les traditions culturelles et par l’herbartianisme (Criblez, 2006; Goodchild, 2006). De ce fait, la diffusion du nouveau paradigme, soutenue par l’Éducation nouvelle comme par les sciences de l’éducation émergentes, génère des tensions et des débats qui ne seront pas sans conséquences pour l’avenir des deux mouvements.
Plusieurs historiens de l’éducation convergent vers une interprétation commune de l’histoire de l’Éducation nouvelle et des sciences de l’éducation. D’une part, ils s’accordent pour dire que les deux phénomènes sont comme «deux faces d’une même médaille» (Houssaye, 2002), qu’ils sont «contigus, devenant poreux l’un à l’autre» (Savoye, 2004), tandis que d’autres parlent de «symbiose» (Savoye, 2006), voire de «fusion» (Hofstetter & Schneuwly, 2006). Un phénomène qui est visible par la double appartenance des acteurs aux deux milieux à l’exemple des scientifiques qui s’impliquent sur le terrain – dans les écoles – pour mener leurs recherches et à l’inverse, les enseignants qui collaborent avec les chercheurs en faisant passer des tests à leurs élèves. Beaucoup prouvent leur double appartenance en écrivant des articles indifféremment dans des revues représentatives de l’un et l’autre milieu. Enfin, des travaux récents réunis dans Hofstetter et Schneuwly (2009a) s’interrogent sur le type de savoirs que promeut l’Éducation nouvelle, sur les rapports que celle-ci entretient avec les savoirs constitués et sur les conséquences de ces relations sur les réformes scolaires. Alors que Brehony (2009) étudie la question du côté de l’éducation de la petite enfance, Savoye (2009) s’intéresse aux «nouveaux savoirs» dispensés dans les lycées français (1930-1939). Ce dernier montre en quoi l’Éducation nouvelle a non seulement impulsé mais durablement imprégné les savoirs et les programmes scolaires dans cet ordre d’enseignement grâce à l’introduction des méthodes nouvelles, ceci selon quatre axes: l’enseignement selon les «méthodes actives», la coordination entre ← 12 | 13 → enseignants et entre disciplines, le droit à l’expérience et la «liberté pédagogique», l’éducation du «sens social» ou «initiation à la vie sociale» (pp. 508-510). Si l’engagement des maîtres du secondaire en faveur de la réforme est massif dans les années 1930, celui-ci tend à diminuer à la fin de la décennie voire disparaître après 1945. Selon lui, les nouvelles structures de recherche investies par les sciences de l’éducation après la Deuxième Guerre mondiale font perdre à l’Éducation nouvelle sa fonction de «tête chercheuse», devenant «exsangue» comme «vampirisée par son partenaire» (Savoye, 2006, p. 376). Il nous intéresse de savoir si des éléments d’une telle évolution sont déjà repérables dans la période d’entre-deux-guerres, en particulier dans Pour l’Ère Nouvelle.
Notre choix méthodologique part du postulat selon lequel l’analyse détaillée d’une revue, prise comme source principale d’investigation, permet une compréhension plus fine des discours et des enjeux sociaux et politiques qui l’entourent. Le choix de ce corpus est intrinsèquement lié à notre problématique qui cherche à comprendre les relations complexes entre science et militance au sein du mouvement d’Éducation nouvelle. Au-delà de l’analyse des discours, c’est par l’étude approfondie de l’infrastructure éditoriale et du contexte social dans lequel s’inscrit ce périodique que nous ambitionnons de saisir ces relations. Nous avons donc procédé à une «étude de cas» pour pouvoir comprendre à petite échelle ce qui se joue à plus grande échelle. La mise en relation de Pour l’Ère Nouvelle avec ses homologues germanophone et anglophone témoigne de la volonté de prendre en compte un contexte plus large, international, pour repérer similitudes et différences entre ces organes et mesurer leur place parmi d’autres supports éditoriaux dédiés à cette cause. Enfin, l’étude fine de ce périodique vise à mieux comprendre la place et le rôle des membres de la Ligue parmi les acteurs appartenant aux divers groupes qui se réclament du mouvement.
Résumé des informations
- Pages
- 361
- ISBN (PDF)
- 9783034329064
- ISBN (ePUB)
- 9783034329071
- ISBN (MOBI)
- 9783034329088
- ISBN (Broché)
- 9783034320962
- DOI
- 10.3726/b11334
- Open Access
- CC-BY-NC-ND
- Langue
- français
- Date de parution
- 2017 (Septembre)
- Mots clés
- réforme de l’école science de l'éducation discours militant Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle international
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bern, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2017. 361 p., 17 tabl., 5 ill. en couleurs, 8 ill. n/b