De nouvelles formes d’engagement littéraire dans la littérature francophone contemporaine de Belgique
Thomas Gunzig, Charly Delwart et Kenan Görgün
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction
- Première partie Thomas Gunzig. Le ton de l’engagement
- Chapitre 1 : L’individualité pour champ de vision. Faire advenir la puissance d’un sujet rendu capable d’habiter le monde
- 1. Une posture marginale mais assumée dans le champ littéraire francophone large et dans le champ littéraire belge francophone
- 1.1 Une « erreur » bien aimable
- 1.2 À la fois dedans et dehors : une réappropriation contemporaine et singulière de la belgitude
- 1.3 « Je suis devenu un guerrier ». De Freud à Jung.
- 2 Quel champ de vision ? Devenir une individualité dans un monde chaotique
- 2.1 Une dénonciation passive et active du monde actuel
- 2.2 Face au chaos : l’individualité comme différence
- 2.3 Éloge de la lecture
- Chapitre 2 : Manuel de survie à l’usage des incapables. Le ton de l’engagement
- 1 Résumé de Manuel de survie à l’usage des incapables de Thomas Gunzig
- 2 Les idéologies diffuses du texte : un faisceau d’idéologies centralisées par le ton d’un point de vue unifié
- 2.1 Le discours néolibéral médiatisé par le texte : incorporation et mise à distance
- 2.1.1 Le discours néolibéral dans le texte : une incorporation hyperbolique
- 2.1.2 Les discours critiques du néolibéralisme
- 2.1.3 Contamination des autres discours sociaux par le discours néolibéral
- 2.2 Les actions des personnages : tous des incapables ?
- 2.2.1 Jean-Jean, l’incapable rendu capable mais qui ne survit pas à son émancipation
- 2.2.2 Blanc, l’émancipation de l’incapable
- 2.2.3 Marianne, l’incapable émotionnelle rendue amoureuse
- 2.2.4 Blanche, la capable qui échoue
- 2.2.5 Le père de Jean-Jean : l’incapable qui a compris
- 3 L’intention idéologique du texte : pour une transgression des frontières
- 3.1 Au niveau discursif : une indécision qui engage le lecteur
- 3.1.1 La « fonction idéologique » du narrateur : un narrateur qui avance masqué
- 3.1.2 La « fonction de régie » : l’entropie comme ressort de la transgression
- 3.1.3 La « fonction modalisante » : l’indécision du ton
- 3.2 Au niveau narratif : les leçons de l’histoire. Un rapport au monde sous le signe de l’herméneutique
- 3.3 Au niveau programmatique : pour une éthique de la réception
- 3.3.1 Le narrataire, un alter ego du narrateur
- 3.3.2 Les indications de lecture : le renforcement de l’indécision
- 3.3.3 La règlementation du rapport à la fiction : une lecture à la fois participative et distanciée
- Deuxième partie Charly Delwart. La langue de l’engagement
- Chapitre 3 : S’engager sur un chemin oblique, façonner un territoire
- 1 En quête de soi-même sur le mode interrogatif
- 1.1 Douter, c’est l’affaire de tous
- 1.2 Douter : chercher quelque chose pour trouver autre chose
- 1.3 Comment trouver ce que l’on ne cherche pas ?
- 1.3.1 Faire partie d’un tout
- 1.3.2 Digérer le monde
- 1.3.3 « Suis la mouche, elle sait peut-être quelque chose»
- 1.3.4 Occuper
- 1.3.5 Le defining moment, une prise de pouvoir élémentaire
- 2 Pour une éthique de l’oblique
- 2.1 Les rôles de la littérature à l’ère néolibérale
- 2.1.1 De l’utilité personnelle et sociale de la littérature
- 2.1.2 La littérature, un miroir tendu entre l’individu et une société en crise
- 2.1.3 Une langue puissante
- 2.1.4 Actionner l’imaginaire pour désarçonner
- 2.2 Les pouvoirs de la fiction
- 2.3 Prendre la tangente, tracer des chemins, façonner un territoire
- 2.3.1 Prendre la tangente, une forme de subversion de l’intérieur
- 2.3.2 La littérature comme l’invention de nouveaux territoires
- Chapitre 4 : Chut. La langue de l’engagement
- 1 Résumé de Chut de Charly Delwart
- 2 Deux récits imbriqués traversés par des discours sociaux externes et internes
- 2.1 Le récit de la crise grecque : d’un récit distancié à des discours sociaux internes, critiques et positifs
- 2.1.1 Le récit de la crise grecque : des discours qui font récit pour une critique en filigrane de l’austérité de la part de l’auteur impliqué
- 2.1.2 Des discours sociaux assumés par la narratrice, des discours critiques et positifs
- 2.1.3 Mises en perspective de la crise grecque par les discours des autres personnages
- 2.2 Les récit de la crise intime et familiale : le renforcement des valeurs du texte
- 2.2.1 Le récit de la crise familiale selon le parcours narratif des différents personnages
- 2.2.2 Le récit de la crise intime, traversé par des discours qui lient l’individuel au collectif
- 2.3 Les inscriptions de Dimitra : l’élaboration progressive d’un discours qui vise à encourager ses concitoyens en les inscrivant dans une communauté passée et à venir
- 2.3.1 La genèse du discours : une démarche artistique et conceptuelle (29 occurrences)
- 2.3.2 Appels à l’action : ce qu’il vaut la peine de dire (19 occurrences)
- 2.3.3 L’objectif final : la construction d’un discours d’encouragement (50 occurrences)
- 3 L’intention du texte : analyses des effets de l’imbrication des deux récits aux niveaux discursif et narratif. Analyse des effets des slogans programmés par le texte.
- 3.1 Au niveau discursif : l’articulation entre le récit de la crise grecque et le récit intime et familial
- 3.2 Au niveau narratif : s’engager dans la marche du monde
- 3.2.1 Deux destins liés : soi et le monde
- 3.2.2 De l’individuel au collectif, refaire communauté pour un engagement horizontal
- 3.2.3 Une histoire commune pour un engagement vertical
- 3.3 Au niveau programmatique : la réception des inscriptions de Dimitra
- 3.3.1 Les narrataires externe et interne
- 3.3.2 Les indications de lecture
- 4 L’intention est dans la langue ou la langue de l’engagement
- 4.1 Impuissance de la langue à rendre compte de la totalité (incommunicabilité) et mise à contribution du lecteur
- 4.1.1 Une syntaxe de la mise en doute du pouvoir de la langue
- 4.1.2 Au niveau de la syntaxe : le discours indirect libre, la ponctuation et l’ellipse pour un récit intime entrainant bien qu’heurté
- 4.2 La positivité et l’action au cœur de la langue
- « Autre chose, quelque chose d’autre » : la positivité dans la négativité
- Participes présents, participes passés et infinitifs : de la passivité à l’activité
- 4.3 Au cœur du processus : une langue-territoire
- Troisième partie Kenan Görgün. Le genre de l’engagement
- Chapitre 5 : À la recherche de l’ordre caché
- 1 L’œuvre protéiforme d’un écrivain « mutant »
- 1.1 Ses biobibliographies : un exercice de style pour faire apparaitre une persona d’écrivain libre, fidèle à soi et légitime
- 1.2 Sous le signe du double, un écrivain « mutant »
- 1.3 Trouver sa voix, élever la voix
- 1.3.1 Trouver sa voix
- 1.3.2 Élever la voix
- 2 Le champ de vision le plus large possible
- 2.1 « Tout est dans tout »
- 2.1.1 Qui suis-je ? La question de l’identité
- 2.1.2 Qui êtes-vous ? La question de l’altérité
- 2.1.3 Qui sommes-nous ? La question de la fraternité
- 2.2 Penser la société actuelle : la « démoncratie » ou « L’Odyssée de la crasse »
- 2.3 Raconter des histoires : une responsabilité de l’individu face à la communauté
- 2.3.1 Semer le doute : « Plus que le courage de nos opinions bien arrêtées, avoir celui de nos doutes »
- 2.3.2 Quelle révolution ? De la révolution à la résistance
- 2.3.3 Face à la tentation du nihilisme, croire en l’homme plutôt qu’en Dieu
- Chapitre 6 : le second disciple ou le genre de l’engagement
- 1 Résumé
- 2 Analyse des idéologies diffusées dans le texte littéraire au travers des discours sociaux
- 2.1 Les différents discours sociaux : la mise au jour des mécanismes de domination sociale
- 2.1.1 Les discours socioéconomiques médiatisés dans le texte littéraire : une sociologie des classes populaires bruxelloises
- 2.1.2 Les discours juridique et médiatique, la reproduction et le renforcement des logiques de domination
- 2.1.3 Les discours sociaux critiques : le néolibéralisme, à la source du terrorisme
- 2.2 Les discours religieux. La religion, du fanatisme à l’humanisme, de fausses alternatives à l’impasse néolibérale ?
- 2.2.1 Les discours fanatiques, des idéologies fascistes
- 2.2.2 Les limites humaines de l’humanisme religieux
- 2.2.3 Les métaphores religieuses : fatalité, dé/sacralisation et nouvelle idole
- 2.3 L’entremêlement des discours contradictoires : la mise en exergue de points-valeurs dominants
- 2.3.1 À la racine de la radicalisation : en deçà des causes socioéconomiques, des causes individuelles (psychologiques) et collectives (culturelles)
- 2.3.2 « Le capitalisme spirituel » : mélange explosif de religion néolibéralisée, militarisée et technicisée
- 2.3.3 Le discours de révolte de Xavier/Abu Kassem. Entre marxisme, anarchisme, foi religieuse et quête individuelle
- 2.4 Des discours producteurs de « commun ». Des discours laïcs : le discours de l’humanisme et le discours de l’amour.
- Le discours humaniste laïc et pessimiste (de Xavier et du narrateur)
- Le discours de l’amour, la seule force possible de changement
- 3 L’intention du texte. De la monstruosité des hommes à l’ensauvagement des lecteurs
- 3.1 Au niveau narratif : les leçons de l’histoire. Le doute ou l’humanité mise à nu.
- 3.1.1 Les programmes narratifs des personnages : le doute, la clé de l’humanisme
- 3.1.2 Le doute, la valeur des valeurs du texte
- 3.1.3 L’art et le crime : les deux moyens d’affronter le doute sans avoir recours à la vaine croyance
- 3.2 Au niveau discursif. Les intentions douteuses du narrateur
- 3.2.1 Quatre types de situations d’énonciation, une narration du doute
- 3.2.2 Une architecture solide comme une prison
- 3.2.3 Les manifestations du narrateur : des redondances entre les récits et entre la narration et l’énonciation. Le renforcement des valeurs dominantes du texte
- 3.2.4 La fonction idéologique du décor : le renforcement de la critique du néolibéralisme
- 3.3 Au niveau programmatique : l’ensauvagement du lecteur
- 3.3.1 La construction du rôle du lecteur : le narrataire externe
- 3.3.2 Les indications de lecture : pour un ensauvagement
- Conclusion
- ANNEXES
- Bibliographie
Introduction
Une gifle édifiante : le pouvoir de la fiction
Le 8 juin 2021, le président français Emmanuel Macron a été giflé par un jeune homme de 28 ans lors d’un bain de foule improvisé à l’occasion d’un déplacement à Tain-l’Hermitage dans la Drôme. Lorsque j’ai entendu cette nouvelle, j’ai été saisie de stupeur. Non pas par la nature du geste, et ce, même s’il était proprement stupéfiant, mais parce qu’il présentait des similitudes troublantes avec une scène de Baron Noir1, une série politique française extrêmement réaliste que j’avais suivie assidument. Dans la troisième saison, la présidente de la République française, Amélie Dorendeu, personnage directement inspiré par Emmanuel Macron, est giflée par un homme alors que la foule hurle « Dictature dorendiste ! ». Elle comprend à ce moment qu’une partie des Français la déteste profondément, ce qui pourrait rendre possible l’accession au pouvoir de Christophe Mercier, un YouTubeur antisystème qui défend des idées d’extrême droite. Le cadrage et les images des deux scènes sont très similaires, les réactions du service d’ordre identiques et les revendications assez proches, puisque l’agresseur du président fustige la « Macronie », même s’il mentionne par la même occasion des slogans royalistes : « Montjoie ! Saint-Denis ! À bas la Macronie ! ».
Je n’ai pas été la seule à m’étonner du pouvoir prémonitoire de cette scène fictive puisque certains journaux l’ont également relevé, comme le journal en ligne Le HuffPost qui titre « Un président giflé, “Baron Noir” l’avait imaginé2 » ; ou Le Parisien : « Macron giflé : l’incroyable similitude avec la saison 3 de la série “Baron Noir”3 ». Cette coïncidence en dit long sur le pouvoir de la fiction à imaginer des réalités vraisemblables, ce qui n’est pas sans nous faire penser aux Simpson, la célèbre série américaine qui avait prédit, entre autres choses, l’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis. Tout se passe comme si, parmi tous les scénarios possibles imaginés par la fiction, certains sont réalisés. À la question de savoir si l’agresseur du président de la France a été inspiré, voire encouragé par la série, il est impossible de répondre. Tout comme de déterminer si des tueurs de masse ont été influencés par la pratique intense des jeux vidéos. En revanche, il apparait assez clairement que, la raison pour laquelle je n’ai pas été davantage choquée par la nouvelle, est que mon esprit avait déjà envisagé, par le biais de la fiction, le fait que l’expression du mécontentement populaire puisse s’exprimer de cette manière directe, violente et humiliante. La convergence de la fiction réaliste et prémonitoire avec le réel a rendu quelque peu caduque la déclaration du porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal – sans doute n’avait-il pas suivi la série télévisée – qui a affirmé qu’il s’agissait d’ « un fait isolé, parce qu’il ne faut pas donner le sentiment que ce qui a été fait par cet homme est représentatif de la société ou de la population française, y compris d’une forme de colère de la part d’une partie des Français4 ». Au contraire. La gifle réelle ne vient-elle pas confirmer l’hypothèse de la gifle fictive, à savoir que certains Français sont tellement exaspérés par l’exercice solitaire du pouvoir qu’ils aimeraient châtier physiquement l’homme ou la femme qui l’incarne ? Par ailleurs, cette éventualité mentale de la gifle, qui a été actualisée, nous invite-t-elle à imaginer d’autres châtiments ? Un coup de pied dans le derrière ? Un coup de latte sur les doigts ? Ou, au contraire, nous invite-t-elle à penser d’autres moyens, non violents, de rappeler au personnel politique qu’il est au service des citoyens et non l’inverse ?
Cette anecdote introduit le postulat de départ de notre travail. Nous envisageons l’engagement littéraire à travers des textes de fiction qui évoquent le monde contemporain à partir d’un ancrage réaliste, même si des éléments d’irréel y sont introduits. Il s’agit donc, avant toute chose, d’histoires, au sens fort. Ensuite, évoquer de prime abord la fiction, c’est poser que l’être humain, d’un point de vue anthropologique, est un être de fiction, et donc de croyance, en plus d’être capable de raison. La découverte des neurones miroirs ainsi que les travaux de l’historien Yuval Noah Harari vont en ce sens. Enfin, mettre en valeur le pouvoir de la fiction, c’est admettre que l’un des pouvoirs agissants du littéraire réside dans le fictionnel, c’est-à-dire en un lieu qui n’est pas exclusif à la littérature mais partagé par d’autres arts et d’autres pratiques non artistiques. Ceci étant dit, il n’est pas exclu que les formes littéraires que prennent les fictions soient également agissantes. Notre travail s’attache ainsi à déplier, explorer, nuancer et complexifier ces différents postulats.
Le retour de l’engagement en littérature ?
La notion d’engagement en littérature, que l’on aurait pu croire définitivement enterrée avec la postmodernité, ou du moins sérieusement dépassée, est de retour dans de nombreuses études critiques depuis les années 2000. L’ouvrage de Benoît Denis Littérature et engagement : de Pascal à Sartre (2000)5 inaugure en quelque sorte une longue série d’ouvrages consacrés à l’engagement littéraire passé et présent. Nous citerons notamment L’engagement littéraire dirigé par Emmanuel Bouju (2005)6 ; Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles) qui résulte d’un colloque organisé à l’Université de Lausanne à l’occasion du centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre (2006)7 ; Le Roman face à l’Histoire. La littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle de Sylvie Servoise (2011)8 ; La responsabilité de l’écrivain : littérature, droit et morale en France (XIXe-XXe siècles) de Gisèle Sapiro (2011)9 ; L’engagement littéraire à l’ère néolibérale de Sonya Florey (2013)10, Le roman français au croisement de l’engagement et du désengagement (XXe-XXIe siècle) de Thierry-Jacques Laurent (2015)11 ; Le défi du roman. Narration et engagement oblique à l’ère postmoderne d’Elisa Bricco (2015)12 ; Écritures de l’engagement par temps de mondialisation de Chloé Chaudet (2016)13 et, plus récemment, la thèse de doctorat de Justine Huppe « La littérature embarquée. Réflexivité et nouvelles configurations critiques dans le moment des années 2000 » (2020)14. En parallèle, de nombreux colloques et appels à contributions font et ont fait écho à ce qui semble être une nouvelle préoccupation dans l’étude de la littérature contemporaine. La notion d’engagement15 est convoquée à côté de ce qu’on pourrait appeler ses dérivés actualisés : « projets d’intervention16 », « écriture impliquée17», « écriture du traumatisme18 », « résilience19 », dans la lignée des travaux de Dominique Viart sur les « fictions critiques20 » et de ceux plus récents d’Alexandre Gefen consacrés aux vertus thérapeutiques de la littérature21. La pléthore des expressions utilisées, « littérature engagée », « engagement de la littérature », « engagement littéraire », « contre-engagement », « formes de l’engagement littéraire », « littérature embarquée », « écrivain responsable », « écriture impliquée », « fiction critique », « dénonciation d’un inacceptable22 » etc. donne un premier aperçu des difficultés à définir la notion sur le plan de la théorie littéraire ainsi que de la multiplicité des inflexions que les critiques de la littérature de l’extrême contemporain lui font subir. En effet, aux expressions « littérature engagée » ou « littérature d’engagement », on préfère aujourd’hui les notions d’ « engagement littéraire » ou de ses différents avatars. Ces glissements sémantiques témoignent, a priori, d’un intérêt accru des auteurs pour le social plutôt que pour le politique, pour les aspects cachés de l’histoire plutôt que pour les grandes fresques, pour les minorités plutôt que pour les héros, pour la rétrospection plutôt que pour la prospection, le tout compris dans la tendance générale de « la fin des métarécits23 » propre à la postmodernité. En outre, cette esquisse de panorama ne serait pas complète si nous omettions de mentionner les nombreux travaux contemporains menés autour de la question du pouvoir de la fiction littéraire, de ce qui le constitue et de ce qui le distingue du pouvoir des autres fictions, non littéraires et non artistiques. Justine Huppe, précédemment mentionnée, consacre une partie de sa thèse de doctorat, qui est l’un des aboutissements du projet de recherche « Storyfic24 », à analyser les discours intra et extra littéraires qui posent cette question, faisant dialoguer écrivains et critiques, à savoir, Antoine Compagnon25, Yves Citton26, Florent Coste27, Robert Dion28, Raphaëlle Guidée29, Vincent Kaufman30, Françoise Lavocat31, Jacques Migozzi32, et bien d’autres.
Un des objectifs de cette introduction est de définir ce que nous entendons par « engagement littéraire » par rapport aux choix qui ont été opérés dans les différents ouvrages cités. Nous expliquons également la raison pour laquelle nous avons choisi de conserver le mot d’engagement malgré le flou conceptuel qu’il suscite et pour cette raison même, ainsi que le formule Jacques Derrida, cité en exergue de l’ouvrage de Chloé Chaudet :
Nécessité impérieuse de garder le mot « engagement », un beau mot encore tout neuf (gage, gageure et langage, « situation », responsabilité infinie, liberté critique au regard de tous les appareils, etc.) en le tirant peut-être un peu ailleurs : tourné du côté où nous nous trouvons chercher à nous trouver, « nous », aujourd’hui. Garder ou réactiver les formes de cet « engagement » en en changeant le contenu et les stratégies33.
Par ailleurs, notre thèse se singularise par rapport à ce qui a déjà été fait, étant entendu qu’elle concerne uniquement la littérature francophone de Belgique, en tant que champ d’études à part. C’est la raison pour laquelle il nous est apparu nécessaire de questionner certains outils d’analyse qui ont été élaborés principalement en fonction du corpus français, rendant souvent la notion captive de la définition sartrienne, ou de ce qui en a été retenu. Nous nous sentons ainsi plus proche de l’esprit de Benoît Denis qui a pensé l’engagement littéraire comme une politique de la littérature et non comme une notion surplombante et englobante. La démarche de Chloé Chaudet a conforté notre position puisqu’elle a élargi la notion d’engagement à un corpus international, non francophone, montrant du même coup à quel point la notion avait été pensée de manière européocentrée, voire francocentrée.
Ainsi, dans les pages qui suivent, nous faisons d’abord le point sur la notion d’engagement, reprenant les travaux susmentionnés, de manière à éclairer l’expression de notre titre : « nouvelles formes de l’engagement littéraire ». Ensuite, nous motivons notre choix de traiter le corpus belge comme une entité distincte du corpus français ; puis celui de la génération à laquelle appartiennent les auteurs étudiés. Démarche qui, en définitive, éclaire les trois points de notre titre : « De nouvelles formes d’engagement littéraire dans la littérature francophone contemporaine de Belgique : Thomas Gunzig, Charly Delwart, Kenan Görgün ».
La notion d’engagement en littérature et comment éviter ses impasses
Les ouvrages les plus récents consacrés à l’engagement en littérature commencent par questionner le sens de la notion dans son acceptation générale, puis littéraire. Benoît Denis constate que cette expression apparait de façon régulière dans les discours critiques de la période de l’entre-deux-guerres, notamment chez les personnalistes chrétiens qui pensent d’abord l’engagement comme celui de l’écrivain plutôt que de l’œuvre : « Pour Mounier, Marcel ou Maritain, l’engagement est donc le point où se rencontrent et se nouent l’individuel et le collectif, où la personne traduit en actes et pour les autres le choix qu’elle a fait pour elle-même34». Selon Denis, cette perspective morale a posé les bases de la notion d’engagement en littérature, reprises par Sartre, selon lesquelles la littérature doit avoir une visée esthétique mais aussi éthique. L’éthique, en tant que « science qui traite des principes régulateurs de l’action et de la conduite morale35», ne se contente pas de la théorie mais vise bien l’action. Cet acte, qu’il soit physique, mental ou verbal, est au cœur de la définition générale et philosophique de l’engagement, ainsi que le précise Alexandra Makowiak36 : on choisit de s’engager sans savoir où cela nous mène ; on s’engage de manière pragmatique, partant de là où nous sommes et prenant conscience de là où nous sommes ; on prend un risque ; on transforme une parole privée en discours public, en prenant à témoin les autres (promesse ou mariage).
Transposée en littérature, la notion pose question car œuvre littéraire et action appartiennent à deux temporalités et espaces différents. L’auteur engagé mettrait en gage ses convictions dans son texte pour recevoir en retour, au bout d’une durée indéterminée et de manière non certaine, davantage que sa mise en gage : l’engagement des lecteurs, une évolution éventuelle des mentalités et, peut-être, des actes concrets qui iraient dans le sens du changement souhaité par l’auteur. Néanmoins, il est impossible de mesurer précisément dans quelle mesure un livre a pu influencer des lecteurs. Quand bien même on relèverait des similitudes entre des actes réels et des actes fictifs, cela n’établirait pas une relation de cause à effet. Car l’engagement littéraire est un processus qui se passe en deux temps. D’une part, il y a l’auteur qui écrit un roman en engageant sa personne et ses idées, avec la conviction plus ou moins consciente que ce qu’il écrit peut servir à quelque chose. D’autre part, le lecteur, en lisant, devient potentiellement le sujet d’une action sur lui-même et sur le monde, mentale ou concrète. Comment dès lors réduire la distance entre le couple auteur-texte et texte-lecteur ?
Les théories de la lecture, développées notamment par Michel Picard et Vincent Jouve dans les années 1990, permettent d’analyser comment un texte littéraire programme des effets sur le « lecteur réel37 », dessinant un triptyque narrateur – texte – lecteur. C’est au sein de ce triptyque que nous tentons d’évaluer l’engagement du texte, que nous appelons aussi l’intention du texte. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’utiliser le terme « formes de l’engagement de littéraire », car nous nous attachons à analyser le texte littéraire en tant que forme-sens. Les choix formels faits par l’auteur ont une visée tout autant esthétique que stratégique. La stratégie relevant de contraintes extérieures (être publié, être lu, être vendu) tout autant que de motivations internes (séduire, convaincre, provoquer, s’exprimer etc.). Nous sommes donc particulièrement attentive aux formes littéraires qui témoignent de ces stratégies (le genre du texte, le style, le ton, la langue), ainsi qu’aux discours sociaux qui infusent le texte, le forment et le déforment. Nous y reviendrons.
Il nous semble important d’insister d’emblée sur le fait que nous avons fait le choix d’étudier uniquement des textes de fiction, des romans ou des nouvelles. C’est-à-dire que l’engagement du texte s’inscrit au sein du pacte fictionnel, dans lequel le narrateur se pose comme juge de l’histoire qu’il raconte :
Dans la mesure où le narrateur se pose comme source de l'histoire qu'il raconte, il fait figure non seulement d' « auteur » mais aussi d'autorité. Puisque c'est sa voix qui nous informe des actions des personnages et des circonstances où celles-ci ont lieu, et puisque nous devons considérer – en vertu du pacte formel qui, dans le roman réaliste, lie le destinateur de l'histoire au destinataire – que ce que cette voix raconte est « vrai », il en résulte un effet de glissement qui fait que nous acceptons comme « vrai » non seulement ce que le narrateur nous dit des actions et des circonstances de l'univers diégétique, mais aussi tout ce qu'il énonce comme jugement ou comme interprétation. Le narrateur devient ainsi non seulement source de l'histoire mais aussi interprète du sens de celle-ci38.
C’est-à-dire que le lecteur, au cours de la lecture, peut se faire une idée de l’univers de valeurs du narrateur et, de là, lui prêter une intention. Il est tentant pour le lecteur d’attribuer l’univers de valeurs du narrateur à l’auteur, mais, hormis dans le cadre d’un pacte autobiographique, nous ne franchissons pas cette ligne. C’est pourquoi nous envisageons l’engagement de l’auteur de manière distincte de l’intention du texte. Nous préférons parler du « champ de vision » de l’auteur, c’est-à-dire la manière dont les œuvres d’un écrivain enregistrent les expériences et les idées qu’il veut bien laisser paraitre, traçant un cadre idéologique qui délimite son champ de vision appliqué à la littérature. Le pont fragile jeté entre champ de vision de l’auteur et intention du texte est ce que nous entendons par « engagement littéraire ».
À la lecture des ouvrages consacrés à l’engagement littéraire, nous avons relevé un autre problème fréquemment cité : celui de dire que toute œuvre littéraire est engagée ou, au contraire, qu’aucune ne peut l’être ; ou bien que toutes sont à la fois engagées et désengagées (étant à la fois « éloge » intransitif et « critique » transitive39). On peut certes affirmer que toute œuvre est engagée du point de vue de sa production, car l’écrivain s’y serait engagé tout entier en l’écrivant, quels qu’aient été ses objectifs ; ou, au contraire, qu’aucune n’est réellement engagée du point de vue de la réception, car il est impossible de déterminer l’engagement réel du lecteur. À vrai dire, les deux positions peuvent être tenues simultanément, mais échouent à préciser ce que l’on entend précisément par engagement littéraire. Tout texte littéraire, même fictionnel, serait engagé dans le sens où il construit un point de vue sur le monde à travers la personne subjective de l’auteur, vivant dans un lieu précis, à un moment précis, doté de valeurs morales et se posant la question du sens de son travail (qu’écrire ? pourquoi écrire ? pour qui ? dans quel but ?). La littérature aurait donc toujours eu des liens avec la sphère sociale et des effets sur la société, ce que prouvent la censure politique, le contrôle de l’Église, la surveillance de ce que lisent les femmes et les enfants, les autodafés, les procès littéraires. Néanmoins, ces mesures de contrôle tendent à anticiper l’effet possible des textes sur les lecteurs et témoignent davantage du pouvoir que l’on prête à la littérature que de ses effets réels. Elles contribuent davantage à rappeler symboliquement l’autorité des puissants, les seuls à même de faire la part distincte entre le bien et le mal. Aujourd’hui, où la liberté d’expression est garantie, du moins dans les démocraties occidentales, le problème se pose un peu différemment. Les débats autour des œuvres du passé véhiculant des idées racistes et sexistes posent la question du rôle de la littérature dans les représentations mentales, qui structurent inconsciemment nos comportements et par conséquent la société. Ainsi, certains albums pour enfants sont plus bien plus inclusifs que jadis et moins sexistes. Une princesse peut rester célibataire40 ou même se marier avec une femme41. Cependant, encore une fois, il est difficile de mesurer les causes et les effets de ces changements. La littérature épouse-t-elle les changements sociaux ou les provoque-t-elle ? Ou bien fait-elle l’un et l’autre, ce qui est le plus probable ?
Observons maintenant l’affirmation inverse, à savoir qu’aucune œuvre n’est engagée. Les effets potentiels de la littérature sur le monde ou la société ne seraient pas pertinents pour définir la littérature, car ils débordent du littéraire. L’œuvre littéraire se suffirait à elle-même, n’ayant pour objet et pour fin qu’elle-même, distincte des autres arts et cherchant à s’émanciper du pouvoir politique et économique. Cette représentation s’est élaborée dans un contexte précis, en France, avec l’avènement de la modernité dans la deuxième moitié du XIXe siècle et continue d’irriguer certains discours actuels qui cherchent à défendre l’autonomie de la littérature face aux menaces que constituent la toute-puissance du marché et l’impératif de rentabilité42.
Aussi comprenons-nous que la notion d’engagement littéraire pose la question de ce que l’on entend par « littérature » – soit la question de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?43. Est-elle envisagée de manière fonctionnelle, à travers ses usages, ou de manière ontologique, comme étant dotée d’une essence propre ? Puisqu’il semble impossible de trouver une définition de l’engagement en littérature à la fois unique et exhaustive qui fonctionnerait à toute époque et hors de tout contexte, on comprend bien que la notion d’engagement a à voir avec des représentations de la littérature. C’est pourquoi, à la suite de Benoît Denis, il nous semble pertinent d’envisager la notion d’engagement comme un élément de discours sur le littéraire qui sous-tend une représentation de la littérature, construite dans un contexte historique et géographique spécifique. Il introduit le concept de « politiques de la littérature44».
L’engagement littéraire compris dans une politique de la littérature
Mon hypothèse sera ici que l’engagement (quelle que soit la définition qu’on lui donne) constitue pour la littérature un système de justification, au sens où le discours sur l’engagement est le lieu où s’énoncent des univers de valeurs qui tendent à définir la nature de la littérature, sa fonction, ses moyens et l’efficace qu’on lui prête. […] La littérature (ou le champ littéraire) est ainsi un espace de lutte entre plusieurs visions de la littérature, ou, plus précisément encore, entre plusieurs idéologies opposées de la littérature. Parler de politiques de la littérature, c’est désigner ce fonds de luttes et d’affrontement à l’intérieur duquel, à partir du XIXe siècle, se développe la chose littéraire45.
La notion de littérature engagée, telle qu’elle a été élaborée par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, s’articule sur deux niveaux, l’un descriptif, l’autre normatif, ainsi que le précise Chloé Chaudet46. Descriptif, car, selon Sartre, toute œuvre est engagée dans le sens où elle est « située ». Normatif, car le philosophe pense non seulement, à la suite des écrivains d’avant-guerre, que « l’écrivain doit s’engager tout entier dans ses ouvrages, […] comme une volonté résolue et un choix, comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun47 », mais aussi que l’œuvre littéraire doit être engagée, c’est-à-dire transitive et assertive, dotée d’un pouvoir performatif visant un public total virtuel. Empreinte de positivité tout en devant demeurer dans la sphère littéraire, sommée d’agir comme un discours politique ou un pamphlet tout en laissant le lecteur totalement libre, cette littérature est, selon Benoît Denis, « introuvable48», du moins sous la forme du roman. Sartre ne parvient pas à achever son cycle Les chemins de la liberté et renonce à faire réapparaitre son héros « débarrassé de ses doutes et assuré de ses convictions49 », car il s’avèrerait alors dénué d’intérêt romanesque. Pour sa part, Sylvie Servoise souligne que, dans ce roman, Sartre n’échappe pas aux « tics » de l’écrivain bourgeois. En multipliant les clins d’œil littéraires, il contredit son objectif de toucher un public total50.
Il est difficile de comprendre la radicalité du discours de Sartre sur l’engagement sans le resituer dans son contexte. Jean-François Hamel, dans son article consacré aux politiques de la littérature51, précise d’ailleurs que Jean-Paul Sartre a fait évoluer sa définition de la littérature engagée dans les vingt ans qui ont suivi la rédaction de Qu’est-ce que la littérature ?, en l’ouvrant à la poésie, à l’anarchisme des avant-gardes et en insistant sur le rôle des lecteurs. Quant à Benoît Denis, il explique dans Littérature et engagement que le concept de littérature engagée est intervenu en France en réponse à la clôture du champ littéraire sur lui-même à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Un phénomène – c’est nous qui précisons – qu’avait perçu Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? puis dans L’idiot de la famille52, sa monumentale biographie romancée consacrée à Flaubert. À cette époque, l’entrée dans la modernité littéraire s’était réalisée grâce à l’autonomisation du champ littéraire par rapport à la sphère sociale et politique. La littérature, dotée de ses propres institutions, de son personnel, de ses lecteurs, de sa masse critique, de ses maisons d’édition, existait en elle-même et pour elle-même, s’attribuant elle-même pour fin. Après la vague romantique qui s’était heurtée à l’échec de la révolution de 1848, les écrivains se sont volontairement détachés de la vie politique, se réfugiant dans le concept de l’Art pour l’Art. Le retour au politique a eu lieu au cours de la IIIe République, « la République des professeurs53 », avec la naissance de la figure de l’intellectuel au moment de l’Affaire Dreyfus, naissance qui avait été précédée par l’alliance entre certains écrivains symbolistes et les poseurs de bombes anarchistes. Légitimé par le pouvoir idéologique que la IIIe République a conféré à la littérature, l’écrivain est autorisé à intervenir dans la sphère politique en prenant le rôle ponctuel d’intellectuel, tout en conservant son autonomie dans la sphère littéraire. L’engagement sartrien, qui triomphe après 1945, remet en cause les effets que la revendication d’autonomie propre à la modernité a produits sur la littérature. Selon Sartre, nous sommes arrivés à une situation où « l’écrivain a pour premier devoir de provoquer le scandale et pour droit imprescriptible d’échapper à ses conséquences54 », raison pour laquelle il est si sévère envers les écrivains surréalistes français. Benoît Denis précise que le philosophe ne remet pas en cause l’autonomie de la pratique littéraire mais dénonce « le risque qu’il y a à assimiler l’autonomie de la pratique littéraire à une forme d’irresponsabilité55 ».
Après l’engagement sartrien, ce que Benoît Denis appelle « contre- engagement » est un discours sur le littéraire qui s’est construit en opposition à celui de Sartre avec à sa tête, Roland Barthes. Voici comment Benoît Denis le définit :
[J]’entends par là un discours qui combat les définitions politiques de l’engagement non pas pour revenir à une situation antérieure (celle où le purisme esthétique dominait en quelque sorte innocemment), mais qui retourne les arguments de l’engagement contre lui-même en s’appropriant ses thèmes et ses questions. L’écrivain contre-engagé porte donc la nostalgie de l’art pur, comme le contre-révolutionnaire portait celle de l’Ancien Régime, mais il sait que cette position est désormais injustifiable et qu’elle ne pourra retrouver sa légitimité qu’à condition d’absorber en elle la nécessité de l’engagement56.
Dans les lignes qui suivent, je reformule les propos de Denis qui décrivent la position barthésienne. Barthes développe le concept d’écriture, troisième composant de la forme à côté du style et de la langue. C’est le lieu même de l’engagement de l’écrivain, dans le sens où l’écriture est un signe total, liant la forme à l’histoire : « Langue et style sont des forces aveugles ; l’écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets ; l’écriture est une fonction : elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale57.» Chaque écrivain, par le biais de son œuvre, tente de créer un nouveau langage pour se libérer des conventions qui le lient à la société. Pour Barthes, la forme est complètement autonome, même par rapport à l’intention de l’auteur. Faisons remarquer que le verbe « écrire » est intransitif. La recherche consciente d’un effet sur le public n’est pas pertinente, ce sont les choix formels qu’a faits l’auteur qui comptent, c’est-à-dire l’origine de son travail et non son but. Le but de l’écrivain n’est pas de changer la société mais de créer un nouveau langage. Or, chaque nouveau langage créé est récupéré et ritualisé, ce qui mène à une impasse. La solution ne dépend pas de l’écrivain mais de la société elle-même, car la littérature ne peut pas changer la société. Seulement si la société se transforme grâce à une révolution en devenant une société sans classe sociale, la littérature aura le pouvoir de la changer, car l’écriture sera véritablement universelle. D’ici là, l’engagement est davantage un choix de conscience, plus proche de la morale, qu’un choix d’efficacité : « l’écrivain conçoit la littérature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen : et c’est dans cette déception infinie, que l’écrivain retrouve le monde, un monde étrange d’ailleurs, puisque la littérature le présente comme une question, jamais, en définitive, comme une réponse58 ». L’engagement est bel et bien « manqué59». Jean-Luc Hamel, sans reprendre le terme de « contre-engagement », évoque en des termes assez similaires ce qu’il appelle le quatrième moment de l’histoire des politiques de la littérature (après l’Affaire Dreyfus, l’entre-deux-guerres et l’engagement sartrien), à savoir, les années 1968 :
Sous l’effet de la modernisation intellectuelle induite par le développement des sciences humaines, des écrivains, critiques et théoriciens réactivent peu à peu les valeurs de radicalité et d’expérimentation qui caractérisaient les avant-gardes du début du siècle et les soumettent à un idéal d’émancipation fondée sur la résistance à l’assujettissement idéologique. Au lieu de concevoir la littérature comme un « appel démocratique à l’ensemble de la communauté [sic]60 », on la définira comme un lieu de déconstruction des langages qui saturent l’espace social61.
Qu’il s’agisse des théoriciens de Tel Quel ou de la revue Change, « c’est le travail sur le langage, indissociable des formes de vie et des processus de subjectivation, qui fonde désormais la puissance politique de la littérature62 ».
Dans le tableau suivant, on trouve le résumé des différences entre les conceptions sartrienne et barthésienne de l’engagement, telle qu’elles sont décrites par Denis dans Littérature et engagement :
Engagement | Contre-engagement | |
---|---|---|
Littérature engagée … | dans la société dans le politique | dans le monde dans le réel |
Langue | transitive assertive | intransitive interrogative |
Présentation du réel | Dévoilement | Sur le mode allusif |
Lieu | Le public (pour qui écrit-on ?) | La forme : absorption du pourquoi dans le comment |
But | Changer le monde (pouvoir performatif) | Faire pressentir la nécessité de changer le monde (pouvoir virtuel) |
Valeur | Littérature comme action capable de changer le monde La littérature relève de la culture (échange, transmission, fonction sociale intégratrice et émancipatrice) | Conception qui relève de la morale Littérature visionnaire La littérature relève de la création (singularité, distinction, irréductibilité des différences) |
Héritage | Pascal, Voltaire, Hugo, Zola | Rousseau, Rimbaud, Kafka |
En dépit de leurs oppositions nettes, Benoît Denis relève une série de points communs entre ces deux représentations de la littérature dans son article déjà cité « Engagement et contre-engagement. Des politiques de la littérature ». En effet, étant donné qu’elles sont le produit d’un discours sur la littérature, ces deux « politiques » poursuivent en définitive le même but. Il s’agit de faire reconnaitre la présence de la littérature dans le monde social en évitant qu’elle y soit absorbée, c’est-à-dire, de faire reconnaitre son autonomie par ce qui pourrait précisément la menacer. Si chacun des deux systèmes de justification s’est construit autour de valeurs propres et distinctes, ils se rejoignent sur les points suivants, que nous reformulons d’après Benoît Denis :
- 1. L’engagement littéraire a un caractère réflexif, à la différence de l’engagement intellectuel ou politique, car il y a nécessairement un retour critique sur la chose littéraire, l’utilisation de la littérature redéfinissant chaque fois la littérature elle-même.
- 2. Les deux parties ne se satisfont pas du purisme esthétique : les engagés ne réfutent pas le plaisir esthétique mais il vient « par-dessus le marché63 » tandis que les contre-engagés entendent inscrire la littérature dans le monde par l’affirmation de l’autonomie de la forme.
- 3. La même aporie est mise en scène des deux côtés : comment être à la fois littérature (c’est-à-dire distinction extrême) et totalement au monde ?
Cette impossibilité, c’est nous qui le précisons, est liée aux caractéristiques même du langage, car la matière, tout comme le support de l’œuvre littéraire, est le langage. Or, plusieurs paradoxes sont propres au langage. Lacan a montré comment le langage ne pouvait tout dire du sujet, à l’instar du mot qui ne sera jamais la chose. Pour sa part, Pierre Piret éclaire la tension interne à la fonction du langage qui a l’ambition de tout dire (totalité du langage) de manière à être compris par tout le monde (universalité du langage)64. C’est aussi le langage qui articule le sujet (individu) au monde (collectivité), car l’auteur exprime une voix générale et parfois collective à travers le prisme de sa subjectivité et de son individualité. La notion de « grammaire politique », définie par Jean-Luc Hamel nous est d’un certain secours pour comprendre cette articulation paradoxale. À la suite de Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Mohamed Nachi qui ont élaboré le concept de grammaire en sociologie65, Jean-Luc Hamel appelle « grammaire politique » la manière dont les politiques de la littérature s’approprient « certaines représentations qui circulent dans l’espace social et qui structurent l’imaginaire politique. Pour définir ces systèmes exogènes qui font l’objet d’une transposition dans le domaine littéraire, on parlera de “grammaires politiques”, en entendant par là un ensemble de règles qui organisent la convergence des représentations, des pratiques et des expériences des acteurs politiques66 ». Ainsi, « c’est en empruntant aux grammaires politiques que les politiques de la littérature parviennent à articuler le “régime de singularité” de l’art, qui exalte l’individualité, l’originalité, l’exceptionnalité, et le “régime de communauté” de la politique, qui privilégie la collectivité, la conformité, le nombre67 ».
- 4. L’une et l’autre conception oscillent entre la conception de l’engagement compris comme un engagement de la littérature dans la sphère sociopolitique et la conception de l’engagement comme l’engagement de quelque chose dans la littérature (la liberté ; l’auteur ; l’écriture).
Adoptant cette perspective de l’engagement comme partie prenante d’un discours sur la littérature, il est maintenant intéressant de considérer le discours actuel qui se construit sur le littéraire à travers le retour de la notion d’engagement dans les discours critiques.
L’engagement littéraire contemporain
D’après Benoît Denis, à partir des années 1980, les caractéristiques du contre-engagement se sont poursuivies avec un engagement qui se loge davantage dans la forme que dans le contenu du message. Alexandre Gefen, quant à lui, relève deux tendances contemporaines de l’engagement en littérature : « le passage d’une saisie collective à des exigences individuelles ou locales et le déplacement de programmes prospectifs à des questionnements rétrospectifs68 ».
Ces évolutions vont dans le sens des discours de l’époque sur les fins, « fin des métarécits », (J.-F. Lyotard), « fin de l’Histoire » et « fin de l’Homme » (F. Fukuyama), « fin de la littérature » (D. Viart, L. Demanze) ; discours qui, frappés au sceau de la fin des idéologies, signalent également la fin des activités séparées entre l’écrivain dégagé et l’intellectuel engagé, ce qui n’empêche pas les textes littéraires d’avoir une portée critique. D’après Dominique Viart, au tournant des XXe et XXIe siècles, les écrivains disposent d’une nouvelle forme d’intervention sociale : « la fiction critique ». « Les fictions critiques sont des livres soucieux de l’état du monde, lucides sur [les] faux-semblants des discours comme sur les impasses de la littérature et attentifs à les éviter69.» La littérature s’ouvre aux autres domaines des sciences humaines (anthropologie, sociologie) tout en restant fidèle à ses propres modalités, notamment avec « la création de dispositifs d’implication du lecteur dans des structures ouvertes destinées à réengager celui-ci dans la communication fonctionnelle70 ». Aussi Alexandre Gefen définit-il l’engagement contemporain en termes communicationnels dans le sens où il relie, ainsi que nous l’avons mentionné précédemment, les couples auteur-texte et texte- lecteur : « recherche d’un effet politique (au sens le plus large) sur le lecteur, performance textuelle enclenchée et garantie par l’implication idéologique, plus ou moins contractualisée, de l’auteur71 ». Cette définition rend possibles toutes les stratégies esthétiques et n’en garantit nullement la réussite, d’autant plus quand on se limite aux textes de fiction qui offrent « non des assertions directes mais des représentations72». Cette définition distingue l’engagement littéraire de l’engagement politique et l’écrivain de l’intellectuel. L’engagement politique toucherait à la politique, hors de la sphère littéraire – c’est celui de l’intellectuel – tandis que l’engagement littéraire toucherait « au » politique et resterait éminemment littéraire. C’est sur ce point que l’emprise de la définition sartrienne a créé une confusion durable, quand bien même, à la même époque, il a existé, dans les écrits de Victor Serge par exemple, des formes d’engagement littéraire beaucoup plus subtiles qui maintenaient la frontière entre militant et écrivain et montraient du même coup, avec une grande lucidité, tous les paradoxes d’une génération d’engagés73. On voit bien dans Plaidoyer pour les intellectuels74 comment Jean-Paul Sartre force l’amalgame entre l’intellectuel et l’écrivain. Alors que dans les deux premières conférences, le philosophe analyse avec force et pertinence la définition et les fonctions de l’intellectuel, il est beaucoup moins convaincant dans la troisième conférence qui a pour titre « L’écrivain est-il un intellectuel ? ». Après avoir démontré que le fait que l’écrivain utilise la langue commune et non pas une langue technique lui permet « de faire de son être-dans-le-langage l’expression de son être-dans-le-monde75 » et après avoir parlé très justement du « silence76 » de l’œuvre, le conférencier devient dogmatique, multipliant les tournures de type : « il n’est pas d’œuvre valable ; l’œuvre doit ; tout écrivain qui ne se proposerait pas de […] ne serait qu’un amuseur ou un charlatan77. » Il conclut sur ce que doit être l’engagement de l’écrivain et sur le fait que l’écrivain est un intellectuel « par essence », quand l’intellectuel l’est « par accident ». Certes, les propos sont à resituer dans leur contexte, décrit dans la préface de cette nouvelle édition par Gérard Noirel : Jean-Paul Sartre répond aux attaques contre la philosophie existentialiste qui se généralisent au cours de l’année 1966-1966 de la part de Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Lacan et Louis Althusser78. Il n’en reste pas moins que le choix – idéologique – de Sartre de faire de l’écrivain un intellectuel a durablement pesé sur la compréhension de l’engagement en littérature, au point que les écrivains qui ont suivi n’ont pas eu d’autres choix que de rejeter cette notion, quand bien même ils incarnaient un engagement littéraire. Aussi Benoît Denis fait-il la distinction entre littérature engagée (sartrienne) et engagement littéraire et parle-t-il de « contre-engagement » pour désigner la période qui a suivi l’apogée sartrienne.
Pour en revenir à la distinction entre le politique et la politique, reprenons ce que nous en dit Alice Béja dans son article « Au-delà de l’engagement, la transfiguration du politique par la fiction » :
[La politique] peut être définie comme la vie politique, régie par des institutions, par un système d’élections et de partis qui maintient la structure de la société. Le politique est plus complexe, dans la mesure où il n’est pas directement lié à un cadre institutionnel, mais davantage à la vie en communauté (sans pour autant se confondre avec le social). Nous en resterons donc à une définition, certes partielle mais néanmoins claire, qui fait du politique « l’espace entre les hommes79 », où s’exerce leur liberté. Le politique devient alors l’art du vivre ensemble, et, s’il vise à l’établissement de certaines règles, il ne les prend pas pour acquises80.
Elle reprend ensuite quelques remarques d’Hannah Arendt issues de Qu’est-ce que la politique ?81 qui nous paraissent pertinentes : le politique est un espace de liberté qui n’a pas été pollué par les idéologies et dans lequel il est possible d’exercer sa faculté de jugement.
Pour revenir à la définition d’Alexandre Gefen de l’engagement contemporain, il nous parait important d’insister sur l’idée selon laquelle l’engagement est compris comme une communication entre la sphère littéraire et la part de la sphère sociale qui a partie liée avec le politique. Si la grande majorité des écrivains contemporains chez lesquels on décèle une posture d’engagement ne se déclarent pas comme sympathisants d’un parti politique et réfutent tout héritage sartrien, il n’en reste pas moins qu’ils cherchent à communiquer quelque chose de leur réflexion sur le monde contemporain au public sous la forme d’une interrogation. En outre, les écrivains s’impliquent parfois dans des actions sociales concrètes (de type ateliers d’écriture dans les prisons ou dans les ZEP)82. La tribune des jeunes écrivains publiée dans Le Monde le 3 novembre 201883 est éclairante à cet égard. On voit se construire un véritable discours sur la littérature en opposition aux tendances précédentes et aux lois du marché du livre. Sont rejetés les autofictions « réduites à des témoignages narcissiques » autant que les « romans en costume », romans historiques qui répondent « de manière simpliste et passéiste à notre besoin de fiction en se bornant à une Histoire déjà comprise, sans regarder celle qui est, celle qui vient – assurément effrayante, insaisissable mais non indicible ». Le roman contemporain défendu se distingue par sa forme – il ne doit pas se confondre avec le journalisme – et par ses thèmes. Si le mot engagement n’est pas prononcé, on retrouve ses caractéristiques :
- 1. L’écrivain ne doit pas rester indifférent aux maux de notre époque, bien au contraire :
Ce contemporain est-il si impossible à écrire ? Aujourd’hui la France craque de tous côtés, se fait dépecer par ceux qui sont censés la protéger, la mort violente peut nous prendre au coin de la rue. L’Europe se disloque, la Méditerranée est devenue un cimetière. Pour défendre un bout de forêt, des jeunes risquent leur vie. Le chaos monte, des puissances s’effondrent. Certaines charment, d’autres font peur. Nous ne comprenons pas tout. Mais c’est dans cette époque et dans ce pays-ci qu’arrivés à l’âge adulte nous écrivons des romans.
- 2. L’écrivain a une responsabilité face à l’avenir, car il y a « urgence » : « Comment a-t-il été possible, se demanderont les lecteurs du futur, que les écrivains des années 2010 aient pu à ce point détourner les yeux d’une époque qui réclamait si urgemment leur travail ? »
- 3. L’écrivain souhaite dépasser l’individualisme : « le roman est la recherche d’une forme sensible qui dira le réel d’une manière médiate et non immédiate, d’une manière originale et non simplement individuelle. »
- 4. L’écrivain cherche à « rencontrer un public », ce que les stratégies éditoriales actuelles empêchent.
Pour ces auteurs, la fiction déplace la réalité : « elle a cette double force de mouvoir notre regard sur le monde, et de nous émouvoir ». Étienne Barilier ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de la capacité d’éloge et de critique de la littérature, qui recouvre pour l’une la dimension esthétique et pour l’autre la dimension éthique84. Les écrivains, refusant de se constituer comme école, ce qui est propre à notre postmodernité, concluent : « Mais peut-être que, pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux. Des romans difformes qui frôlent la catastrophe, osent la poésie, qui n’aient pas peur de l’inédit et de l’indicible. »
La tribune a été signée et cosignée par seize écrivains nés entre 1971 et 1991, dont Antoine Wauters, qui est belge, et Emmanuel Régniez, qui réside en Belgique depuis plusieurs années. Nicolas Ancion, un autre auteur belge, a posté cette tribune sur son compte Facebook, en affirmant qu’il aurait aimé la signer ou même l’écrire. Thomas Gunzig, qui fait partie de notre corpus, a réagi à cette publication en prenant des distances avec le ton autoritaire et définitoire de la tribune alors qu’il écrit précisément des romans monstrueux : « Moi, j’aime pas les définitions (le roman devrait, le roman ne devrait pas…). Et j’aime pas les “il faut” (j’ai envie d’écrire une auto fiction en costume, du coup…)85. »
Sans vouloir donner trop d’importance à l’impact de cette tribune, elle confirme deux de nos hypothèses : d’une part que l’engagement continue de constituer un discours sur la littérature qui participe de sa définition et de sa légitimation ; d’autre part, que la notion de responsabilité et de communication avec la sphère sociale définit cette position, qui hérite à la fois de l’engagement et du contre-engagement.
Justine Huppe, dans sa thèse de doctorat, s’est précisément attelée à décrire la politique de la littérature contemporaine en France dans le moment des années 2000. Après avoir analysé le moment « mythocratique » qui caractérise notre époque encline au panfictionnalisme, elle expose puis dépasse la plupart des topoï qui parcourent les discours sur la littérature française contemporaine, tels que la mort de la littérature, son exceptionnalité ou son impuissance à prouver son utilité. Elle interroge également les théories critiques contemporaines, c’est-à-dire, la « renarrativisation » de la littérature de ces quarante dernières années, l’idée qu’il n’y a plus ni avant-gardes, ni mouvements, ainsi que « le tournant éthique et social qui viendrait suppléer des modalités d’engagement politique en perte de vitesse86 ». Son apport le plus précieux pour nous est d’identifier, à la faveur de l’analyse de discours critiques et des œuvres de son corpus, un « tournant pragmatique » ample, qui envisage la littérature comme une praxis.
Ceci étant dit, les politiques de littérature que nous avons évoquées jusqu’ici sont circonscrites à la littérature hexagonale et il faut bien reconnaitre que la discussion sur l’engagement fait partie d’une pensée à la française, même si le concept a été importé avec succès dans d’autres contextes littéraires. Étant entendu que le sens donné à l’engagement littéraire évolue en fonction des époques et des contextes, il est nécessaire maintenant d’éclairer les spécificités du contexte belge.
De la spécificité belge : les trois processus d’autonomisation de la littérature belge87
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est indispensable de comprendre que la littérature francophone de Belgique (que j’appellerai désormais littérature belge) est loin d’être une évidence, et ce, dès la fondation de l’État unitaire belge en 1830 : « À quoi servirait-il de le déguiser ? Il n’y pas de littérature belge ; nous n’avons pas de littérature nationale : patriotisme à part, il faut être franc. […] [Nous] n’avons ni une langue qui nous soit propre, ni une langue commune à toutes nos provinces88. »
En Belgique, les rapports entre la sphère littéraire et la sphère sociopolitique ne sont pas formulés en termes clairs et affirmés, à la différence de ce qui se passe en France aux mêmes époques, où, pour faire court, la sphère littéraire était soit imperméable aux injonctions idéologiques, soit en était volontairement imprégnée. Pour comprendre les phénomènes propres à la littérature belge, le recours à la notion d’autonomisation de la littérature éclaire judicieusement les rapports entre le champ littéraire et les autres champs sociaux (étant entendu que nous nous fondons sur l’analyse bourdieusienne de l’autonomie des champs sociaux combinée à celle de l’institutionnalisation des activités littéraires défendue par Jacques Dubois89). Nous distinguons trois processus d’autonomisation de la littérature, en tant qu’art et en tant qu’institution :
- 1. Autonomie de la sphère littéraire en tant qu’activité artistique à part entière, en tant qu’objet clos, se prenant pour objet et pour fin, dans le sens où elle échappe à l’utilitaire et s’empreint de négativité propre à la modernité. C’est ce que j’appelle « autonomie artistique du littéraire ».
- 2. Autonomie de la sphère littéraire belge en tant que distincte du champ littéraire français. Cette autonomie se joue sur le plan de la légitimité symbolique, dans le sens où se constitue un circuit de légitimation propre à la Belgique s’appuyant sur un collectif d’écrivains qui se considère comme un « nous social » distinct de la communauté des écrivains français et des autres acteurs artistiques et sociaux belges. C’est ce que j’appelle « autonomie sociale du littéraire », et que je différencie volontairement de l’autonomie de l’institution littéraire (ce que des critiques comme Paul Aron et Michel Biron ne font pas aussi clairement).
- 3. Autonomie de la sphère littéraire en tant qu’institution ancrée sur le territoire national, avec un personnel distinct, une organisation matérielle (maisons d’édition, revues) et une idéologie propre, c’est-à-dire qui ne subit pas (ou plus) l’influence du pouvoir politique. C’est ce que je désigne sous le terme d’ « autonomie institutionnelle ».
Il me semble important de préciser que ce troisième processus, indispensable à l’autonomisation complète d’une littérature nationale – en tout cas, si l’on prend comme modèles les littératures fortes et instituées – rencontre des résistances inattendues de la part des écrivains, ce qui pourrait expliquer, entre autres raisons historiques, la non-linéarité du processus. Car l’autonomie institutionnelle n’est possible que si le personnel littéraire accepte comme prémisse un soutien et une intervention volontariste de l’État, en coordination avec des initiatives venant du corps social, et en dehors de toute pression politique. Or, la société belge est profondément structurée par des piliers qui organisent la vie sociale selon la communauté d’idées dans laquelle on voit le jour : catholicisme, libéralisme et, à partir de la fin du XIXe siècle, socialisme. C’est-à-dire que les institutions sociales et les administrations subissent, plus ou moins manifestement, l’influence des partis politiques. D’où l’amalgame entre intervention de l’État en faveur de l’Institution littéraire (prix, subsides, fonds, aide à la publication etc.) et contamination menaçante du pouvoir politique. En outre, le manque d’autonomie institutionnelle n’est pas un obstacle au dynamisme de la littérature belge car elle est facilement compensée par la proximité des institutions littéraires françaises qui comblent les manques du champ littéraire belge : réseaux d’écrivains, maison d’édition, critiques, consécration. Néanmoins, cette faiblesse institutionnelle, en partie liée au refus de l’ingérence du politique, n’empêche pas l’autonomie sociale du littéraire, dans les moments où les écrivains sont suffisamment unis et puissants pour créer des pôles de légitimité distincts de l’institution officielle.
Cette autonomie sociale du littéraire est cependant mise en danger dès lors que le « nous » collectif des écrivains ne s’identifie plus à un corps social univoque, c’est-à-dire dès les premières victoires linguistiques flamandes de l’entre-deux-guerres et la fin du rêve de la Belgique unitaire. C’est la raison pour laquelle le renforcement de l’institution littéraire belge s’est parfois fait en dépit de l’autonomie sociale du littéraire, niant à certains moments de son histoire l’existence d’une collectivité sociale belge spécifique, c’est-à-dire dotée d’une identité et d’une conscience collective déterminées. Cet état de fait s’explique aussi en grande partie par l’intériorisation des modèles français et l’attraction du pôle éditorial parisien90. La non-coïncidence entre autonomie sociale du littéraire et autonomie institutionnelle explique bien des spécificités littéraires belges, notamment ce qui concerne les rapports entre la sphère sociopolitique et la sphère littéraire.
La littérature belge, une littérature désengagée par défaut ?
Si l’on considère la plupart des travaux critiques consacrés à la littérature belge, la notion d’engagement n’a été utilisée qu’à partir du milieu des années 1980 et n’a que rarement été appliquée de manière systématique sur un vaste corpus. Benoît Denis, professeur belge à l’Université de Liège, coauteur de La Littérature belge. Précis d’histoire sociale91, n’évoque pas le cas de la Belgique dans son ouvrage Littérature et engagement92. Certes, le terme a été forgé en France, et, étant donné la position du chercheur sur l’engagement, à savoir que « la définition de ce qu’est la littérature engagée se singularise du même pas que l’espace des possibles dans lequel elle s’inscrit93 », on comprend bien qu’une telle notion n’est pas pertinente dans un espace-temps différent de celui dont elle est originaire.
Néanmoins, combien de termes littéraires ont été importés de France pour étiqueter des faits littéraires belges qui semblaient, à première vue, similaires à ce qui se passait en France ? Naturalisme, symbolisme, surréalisme, fantastique… Ces termes ont été appliqués sans hésitation, et non sans conduire à des malentendus, à des courants littéraires et à des textes de la littérature belge. Le terme d’engagement, en revanche, n’a pas été transposé en Belgique à l’époque où Sartre l’a défini, même si le philosophe y était admiré. La période d’après-guerre est considérée par les historiens de la littérature belge comme une période de repli néoclassique et de désengagement. Ce désengagement aurait perduré jusqu’à la belgitude et serait même symptomatique du corpus belge dans son ensemble.
Nous allons donc essayer de comprendre comment s’est construit le paradigme du désengagement de la littérature belge, étant entendu qu’il met au jour une représentation de la littérature belge et ne reflète pas nécessairement la réalité de la diversité des textes et des positions des écrivains94. Ceci expliquerait pourquoi le terme d’engagement n’apparait que tardivement dans le discours métacritique propre à la littérature belge. Le présupposé selon lequel les écrivains belges sont désengagés dissimule un reproche sous-jacent formulé à l’encontre de l’ensemble de la littérature belge qui, en termes psychanalytiques, révèlerait une sorte de complexe d’infériorité ; en termes sociologiques, une position de dominé. Michel Biron avance dans La Modernité belge95 que l’évaluation esthétique d’une œuvre se fait suivant deux critères paradoxaux : son autonomie textuelle et sa conscience historique. Selon lui, les chefs-d'œuvre de la littérature moderne sont jugés comme tels lorsqu’ils réussissent à résoudre « l’aporie de la modernité96 ». D’après Biron, la modernité est une aporie car elle exige à la fois l’autonomie du texte littéraire et son intégration sociale, car le texte moderne doit obéir à des principes esthétiques qui le séparent des autres discours sociaux mais doit aussi chercher à diminuer le fossé entre les domaines d’experts et « le monde vécu quotidien97 », fossé qui a été créé par l’avènement de la modernité et du régime de la rationalité. Aussi les grandes littératures sont-elles caractérisées par des ruptures esthétiques et idéologiques, une conscience historique forte de la part des écrivains (Sartre, Camus, Malraux) et des textes « à haut risque98 » (Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Artaud et Bataille). L’historiographie littéraire de Belgique ayant intégré ce critère d’évaluation, la littérature est jugée plutôt classique, peu innovante et peu moderne, excepté la période symboliste.
Résumé des informations
- Pages
- 568
- Année de publication
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034350945
- ISBN (ePUB)
- 9783034350952
- ISBN (Broché)
- 9783034350938
- DOI
- 10.3726/b22137
- Langue
- français
- Date de parution
- 2024 (Octobre)
- Mots clés
- engagement littérature francophone de Belgique littérature contemporaine théorie littéraire sociocritique
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 568 p.