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Lorand Gaspar ou le Chant d´une genèse ininterrompue

by Jihen Souki (Author)
©2024 Monographs 354 Pages

Summary

Dans cet ouvrage, Jihen Souki nous livre la substance de ses recherches sur Lorand Gaspar après des années consacrées à l’étude de son oeuvre, mais aussi à sa traduction. Disparu en 2019, l’auteur de Sol absolu laisse une oeuvre brillante, habitée par une soif d’absolu restée vive jusqu’au bout. C’est la poétique de cet écrivain hors-pair, poète-médecin voyageur et l’un des derniers humanistes de notre époque que cet essai explore, en une investigation stylistique qui entend restituer le principe formel de l’oeuvre. S’inscrivant dans le continuum d’une genèse infinie, dans un faire poétique soucieux de répercuter la « vivacité native de la matière du monde » – depuis les déserts de Judée ou du Sud tunisien jusqu’aux circonvolutions du cerveau humain ‒, l’oeuvre de L. Gaspar s’avère nourrie par un substrat conceptuel où le mouvement, au sens cosmique, donne l’impulsion du poétique, et même d’une géopoétique. Reliant ainsi l’écriture d’un homme et d’une expérience singulière aux modulations d’un monde ressenti et pensé comme immanent, cet essai se propose, à travers l’arpentage des géographies électives du poète, de redéfinir la notion de relief dans ce qui peut être considéré comme une géopoétique du texte littéraire. Mais au-delà d’une sismographie du poème de Gaspar, et de l’oeuvre au livre qui l’interroge, une question essentielle est posée, celle de savoir si cette tension poétique vers l’Infini immanent ne serait pas, chez ce poète-chirurgien confronté sans cesse à la douleur et à la mort, une façon de contourner la finitude de l’homme.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Dedication
  • Table des matières
  • Introduction
  • Première partie Archéologie du poème immanent
  • Chapitre 1 Connaissance du « mouvement »
  • 1 De la parole à la parole immanente
  • 2 Approche du « mouvement »
  • 2.1 L’immanence, l’infini, le « mouvement ».
  • 2.1.1 L. Gaspar et Spinoza : du « Dieu ou la Nature » spinozien à la « la matière diversement animée »
  • 2.1.2 De l’« ordre suprême » à l’« ordre improbable » : Connaissance du « mouvement » par la science.
  • 2.1.3 La connaissance du mouvement improbable : la Chine ancienne ou l’initiation au « Souffle ».
  • 2.2 L’expérience immédiate du « mouvement »
  • 2.2.1 Une vie en mouvement
  • 2.2.2 L’instant du désert ou l’emprise du Mouvant
  • 3 Récapitulation du chapitre 1
  • Chapitre 2 Le poème immanent
  • 1 Pour une poétique du réel
  • 1.1 La parole de poésie
  • 1.2 L. Gaspar et Saint-John Perse
  • 1.3 L. Gaspar et Yves Bonnefoy : le véritable lieu de la poésie
  • 1.4 L’image, entre illusion et réalité.
  • 2 Le poème immanent ou l’horizon poétique de L. Gaspar
  • 2.1 Le poème-arbre et l’obsession de la kinêsis
  • 2.2 Le paradoxe du poème immanent
  • Deuxième partie Poétique du mouvant
  • Chapitre 1 L’œuvre en question ou la primauté du « faire »
  • Chapitre 2 Conjuguer le mouvement
  • 1 Le verbe, le nom, l’adjectif.
  • 1.1 L’exemplification verbale et semi-verbale
  • 1.1.1 Le présent
  • 1.1.2 Le participe et l’infinitif présents
  • 1.2 La dérivation et l’exemplification nominale / adjectivale
  • 1.2.1 Le nom
  • 1.2.2 L’adjectif
  • 2 L’exemplification par la négation [sans + nom ; il n’est pas / il n’y a pas]
  • Chapitre 3 Une continuité discontinue
  • 1 Approche de l’« intratexte » à travers l’étude d’une coupe textuelle de Sol absolu
  • 2 La figuration cinétique du sens
  • Chapitre 4 Poétique du vivant
  • 1 Une syntaxe de l’étendue
  • 2 L’étendue, la relation, la reliance.
  • Chapitre 5 La rêverie du mouvant
  • 1 L’insaisissable
  • 2 La musique
  • 3 Figures du mouvant
  • 4 L’influx
  • 5 L’eau
  • 6 Le « vif du fleuve », l’infini marin.
  • 7 Conclusion de la Partie II : Une poétique « épiphanique »
  • Troisième partie Pour une géopoétique de L. Gaspar
  • Chapitre 1 Le relief poétique
  • 1 Un poème « élaboré », une palette de formes.
  • 2 Une écriture enracinée dans le paysage
  • 3 Du paysage à la poétique : vers une esthétique du relief
  • 4 Les paysages électifs de L. Gaspar
  • 4.1 La forêt, le désert, l’archipel.
  • 4.1.1 Connaissance de la nudité
  • 4.1.2 Le retour obsédant du relief rocheux
  • 4.2 Des paysages électifs au « relief poétique »
  • 4.2.1 Le règne thématique du minéral
  • 4.2.2 La roche, entre puissance et fragilité.
  • 4.2.3 Dialectique de l’érosion
  • 4.2.4 Dialectique du plein et du vide
  • 4.2.5 L’autre face de la roche : la défaillance de la parole
  • 4.2.6 Le calcaire, l’usure, l’écriture.
  • 4.2.7 L’écaille et ses contours
  • 5 Pour conclure : Le goût de l’abrupt, une autre conception du Beau
  • Chapitre 2 Le Géotropisme
  • 1 Introduction : L’érosion à la source du poème
  • 2 Esthétique de l’abrupt
  • 2.1 La dynamique stratigraphique du poème
  • 2.1.1 La stratification abruptive
  • 2.1.2 La stratification appositive ou le travail du pli
  • 2.1.2.1 La stratification sémantico-syntaxique
  • 2.1.2.2 La stratification rythmique
  • 2.1.2.3 La stratification phonique
  • 2.1.2.3.1 La stratification du même
  • 2.1.2.3.2 La stratification par la voie de l’autre
  • 2.2 De la stratification à la fraction
  • 2.2.1 La fracture stratifiante
  • 2.2.2 Modalités de l’abruption, poétique de la faille.
  • 2.3 L’énonciation nominale ou le géotropisme substantif
  • 2.3.1 La phrase nominale : définition du cadre théorique
  • 2.3.2 Une parole lapidaire
  • 2.3.3 Essai de topographie
  • 2.3.3.1 Paradigmes
  • 2.3.3.2 Synthèse et observations
  • 3 Dire l’« inéclairé »
  • Chapitre 3 Poétique du conglomérat
  • 1 Introduction à une poétique du conglomérat
  • 2 La conglomération lexicale et l’image « mixte »
  • 2.1 Le conglomérat lexical
  • 2.2 L’image mixte
  • 3 Sciences et poésie, une façon d’être dans l’écriture.
  • 3.1 Le poème scientifique, un choix esthétique.
  • 3.2 La conglomération transtextuelle ou la citation refondue
  • 3.2.1 « Clinique », approche préliminaire
  • 3.2.2 « Hommage à toi, anatomiste accompli… »
  • 3.2.3 « Concombres plantés en avril, sève si douce… »
  • 3.3 La conglomération des genres dans l’essai
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Index lexical
  • Index des noms d’auteurs
  • Noms propres et références savantes dans Sol absolu
  • Titres de la collection

Jihen Souki

Lorand Gaspar ou le Chant
d´une genèse ininterrompue

Berlin - Bruxelles - Chennai - Lausanne - New York - Oxford

À propos de l’auteur

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et docteure ès lettres, Jihen Souki est enseignante-chercheure à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse (Université de Sousse) et membre du Laboratoire ATTC de l’Université de la Manouba. Auteure de nombreux articles sur la littérature de langue française, notamment sur la poésie du XXe et du XXIe siècles, elle travaille sur la poétique du texte littéraire pris dans son rapport à l’imaginaire et à la culture. Jihen Souki est aussi poète, auteure, entre autres, de Suaire de l’Aimé.

À propos du livre

Dans cet ouvrage, Jihen Souki nous livre la substance de ses recherches sur Lorand Gaspar après des années consacrées à l’étude de son oeuvre, mais aussi à sa traduction. Disparu en 2019, l’auteur de Sol absolu laisse une oeuvre brillante, habitée par une soif d’absolu restée vive jusqu’au bout. C’est la poétique de cet écrivain hors-pair, poète-médecin voyageur et l’un des derniers humanistes de notre époque que cet essai explore, en une investigation stylistique qui entend restituer le principe formel de l’oeuvre. S’inscrivant dans le continuum d’une genèse infinie, dans un faire poétique soucieux de répercuter la « vivacité native de la matière du monde » – depuis les déserts de Judée ou du Sud tunisien jusqu’aux circonvolutions du cerveau humain ‒, l’oeuvre de L. Gaspar s’avère nourrie par un substrat conceptuel où le mouvement, au sens cosmique, donne l’impulsion du poétique, et même d’une géopoétique. Reliant ainsi l’écriture d’un homme et d’une expérience singulière aux modulations d’un monde ressenti et pensé comme immanent, cet essai se propose, à travers l’arpentage des géographies électives du poète, de redéfinir la notion de relief dans ce qui peut être considéré comme une géopoétique du texte littéraire. Mais au-delà d’une sismographie du poème de Gaspar, et de l’oeuvre au livre qui l’interroge, une question essentielle est posée, celle de savoir si cette tension poétique vers l’Infini immanent ne serait pas, chez ce poète-chirurgien confronté sans cesse à la douleur et à la mort, une façon de contourner la finitude de l’homme.

Pour référencer cet eBook

Afin de permettre le référencement du contenu de cet eBook, le début et la fin des pages correspondant à la version imprimée sont clairement marqués dans le fichier. Ces indications de changement de page sont placées à l’endroit exact où il y a un saut de page dans le livre ; un mot peut donc éventuellement être coupé.

À mes parents

À la mémoire de Lorand et Jacqueline Gaspar

Introduction

Lorand Gaspar fait partie de ces poètes, nombreux, que l’on ne saurait classer. Poète, il l’est, jusqu’à la moelle, ayant dans sa besace une œuvre de poésie aussi considérable que variée, composée à la fois en vers et en prose. Mais le mot « poète », pris au sens courant, paraît presque réducteur pour désigner ce poète-médecin, chirurgien pleinement engagé dans son métier, essayiste novateur, historien féru d’archéologie, photographe confirmé, musicien précoce, voyageur passionné, et passionné tout autant des sciences dites exactes que des sciences humaines. Son œuvre, discrète mais aussi monumentale que sa science, le montre abondamment, et, dans le sillage de cette œuvre humaine, scripturaire et artistique, une production critique de plus en plus importante, appelée sans cesse à se mesurer à l’envergure exceptionnelle de sa quête. Auteur de nombreux recueils de poésie, dont certains ont été réédités – non sans être repris, voire récrits – en volumes de poche, Gaspar est aussi l’auteur d’une Histoire de la Palestine1, de journaux de voyage, de textes critiques et, parmi de nombreux essais, de l’important Approche de la parole2, une méditation à la fois poétique et scientifique qui met à mal la séparation admise et la hiérarchisation de plus en plus banalisée des sciences et des arts. Cette œuvre mesurée mais diverse, Gaspar l’a produite à partir du milieu des années cinquante, après avoir quitté Paris pour Jérusalem où il a occupé, jusqu’en 1970 (date de son départ à Tunis) le poste de chirurgien de l’Hôpital Français à Jérusalem et à Bethléem. Fasciné par les paysages de cette région, et tout particulièrement par le désert, Gaspar se mit en quête du « mot juste »3 qui pourrait dire cette fascination, cette « évidence sans nom »4. De cette quête « inépuisable »5, conduite parallèlement à la « tâche énorme »6 qu’est la profession de chirurgien dans une région en butte à la guerre, naîtront Gisements7, Le Quatrième État de la matière8, Corps corrosifs9, Sol absolu10, « Judée »11, et, plus tard, en témoignage d’autres accords substantiels, avec les paysages de la mer Égée et de la côte méditerranéenne tunisienne, « Égée »12, La Maison près de la mer13, Patmos et autres poèmes14. Poésies solaires et rocheuses, alliant, dans l’épaisseur d’une même langue, les paysages désertiques du Proche-Orient et les géographies marines de la mer Égée et de la Méditerranée nord-africaine. Derrière le dos de Dieu15, recueil ultime du poète, viendra convoquer ces périodes élémentaires, fondatrices de l’expérience poétique, tout en témoignant, dans une poésie d’une veine différente, de la dernière aventure du poète-médecin, celle des neurosciences et de l’exploration, au sein de l’équipe du docteur Jacques Fradin, de la neuro-physiologie cérébrale et de la thérapie neurocognitive et comportementale (TNCC). Lorand Gaspar est ainsi, tout à la fois, poète et médecin, homme de sciences et de lettres et s’assumant pleinement comme tel, ainsi que l’ont montré les travaux du colloque de l’université de Fribourg, La Figure du poète-médecin16.

Mais si Lorand Gaspar est un poète qui échappe aux classifications, c’est aussi parce qu’il est en même temps un poète français et « francophone ». De fait, l’auteur semble appartenir à cette curieuse catégorie d’écrivains – Beckett, Jaccottet, Michaux, Cendrars et bien autres – « épargnés » par la distinction, artificielle mais de plus en plus tenace, entre écrivains français et écrivains « francophones ». D’origine hongroise, né en Transylvanie orientale (aujourd’hui Tîrgu Mureş), Gaspar parlait le hongrois, mais aussi, comme les autres membres de la communauté magyare, l’allemand et le roumain. Ce n’est que plus tard, mais tout de même à l’école, qu’il a commencé à apprendre le français, grâce à l’intervention de son père, homme d’affaires éclairé qui, bien que ne possédant pas la maîtrise de cette langue, a tenu à ce que son fils l’apprenne. L’apprentissage de la langue fut bientôt suivi de la découverte de la littérature, d’abord dans Les Lettres de mon moulin, puis, avec quelques camarades privilégiés par un Isambard hongrois, à la faveur d’une « initiation » aux « mystères de la poésie de Rimbaud »17. Déporté en 1943 pour travailler dans les camps allemands, Gaspar réussit à s’évader, et c’est au printemps 1946, au bout d’une traversée cauchemardesque dans un train à bestiaux, suivie de longues pérégrinations à travers une Allemagne défaite et détruite, qu’il atteint Paris, où il choisira de rester.

Malgré cela, et tout en évoluant en marge des cercles des poètes français, Gaspar s’est s’imposé comme une « figure de la grande poésie française »18, tel que l’a dit Daniel Lançon, en tant qu’« auteur français19 » même (ce qui n’est pas la même chose), alors qu’il vivait à Jérusalem, non dans l’étoffe d’un homme de lettres, mais comme médecin et, plus étonnant encore, alors qu’il n’a choisi d’écrire en français qu’à l’âge de trente-et-un ans. Avant cela, le poète écrivait en hongrois.

Il n’est pas sans intérêt de se demander pourquoi l’écriture de Gaspar « déjoue », pour ainsi dire, les catégories de la réception de la littérature de langue française aujourd’hui. Essayer d’y répondre revient à s’engager d’ores et déjà sur la voie de la connaissance de cette œuvre. Serait-ce parce que le souci d’absolu, qui habite profondément les poèmes de Gaspar, nea passe pas par l’espace socio-culturel dont celui-ci est issu, la Transylvanie ? En effet, advenu très tôt dans le parcours du poète, déjà avec la découverte de la nature sur le plateau des Carpates puis de la physique d’Einstein, ce souci s’est imposé, dans l’expression, à travers d’autres espaces que le lieu des origines. Ce n’est là, peut-être, qu’un début de réponse, et, pour sûr, qu’une des nombreuses pistes de réflexion que l’on essaiera d’arpenter dans cet ouvrage.

Ce livre se veut en effet une exploration de la « poétique insciente »20 de Lorand Gaspar. Dans une lettre à celle qu’il nomme « son Maître », George Sand, Flaubert déplorait que la critique de son temps n’eût pas le souci de « l’œuvre en soi »21, qu’elle ne s’enquît pas de « sa composition » et de « son style »22. Faisant ainsi allusion à toute une critique marquée par le tainisme, Flaubert soulignait la primauté de l’œuvre sur « le milieu où elle s’est produite » et « les causes qui l’ont amenée »23, soulignant par là même ce qu’il y a d’inscient dans la poétique, c’est-à-dire cela que l’auteur, tout en étant profondément habité par les conditions favorables à la genèse de l’œuvre, ne sait pas : cela que le critique « [se donne] pour fin de comprendre et d’expliquer »24.

Depuis, les visées de la critique et ses modalités d’action ont bien changé, allant, dans l’approche génétique par exemple, jusqu’à sonder les différentes possibilités du texte, à travers « tout un monde qui se constitue au fur et à mesure qu’il se défait »25. Cependant, la direction indiquée par Flaubert dans sa lettre à George Sand n’en demeure pas moins actuelle. Peut-être même a-t-elle impulsé toute une critique qui se serait donné pour mission de régénérer l’approche poétique, comme le montre le propos d’Henri Meschonnic (qui cite Flaubert) dans Pour la poétique : « Il n’y a pas le langage poétique, mais celui d’Éluard, qui n’est pas celui de Desnos, qui n’est pas celui de Breton. »26 C’est dire que, dans l’œuvre (véritable, « forte »27, comme le dit Meschonnic), il ne saurait y avoir de poétique qu’insciente, ce qui est encore indiquer le lieu de la poétique. En effet, dans le mot « insciente », il n’est pas que la négation d’un savoir improbable que l’auteur acquerrait des principes qui font la littérarité de son œuvre, selon le terme de Jakobson. L’élément latin (-in) indique aussi le lieu où l’entreprise critique doit d’abord se faire (l’œuvre avant toute autre source), en même temps qu’il dit l’ambition qui doit conduire cette entreprise, la profondeur. -In : « en, dans » : au cœur de l’œuvre, de sa poétique.

Partant du principe spitzérien que « rien dans la forme n’est accidentel »28 et qu’une conversation prolongée avec les textes, à tous les niveaux stylistiques de sa fabrication, est la voie la plus sûre vers une juste appréciation du sens de l’œuvre, on essaiera, dans ce livre, de sonder le langage poétique de Lorand Gaspar, un langage qui, loin de puiser à la seule source du lyrisme, fait intervenir tous les domaines du savoir, de l’archéologie à la neuro-physiologie cérébrale. En effet, si Gaspar se montre indifférent à la nouveauté formelle, s’il pense que « les poètes n’ont souci de prendre mesure de la nouveauté des formes et des règles de leur démarche »29, son œuvre est bien de celles qui non seulement renouvellent la forme, mais légitiment l’innovation formelle. De même, si « l’artiste qui se bat au milieu d’un chantier de fouilles et de construction, d’interrogation, d’observation et d’intuition, ne pense pas à la beauté »30, selon l’auteur de Sol absolu, sa poésie est investie d’une haute épaisseur esthétique qui justifie et même appelle une lecture stylistique. Cette épaisseur est à chercher, du reste, non pas dans le seul réseau des récurrences, dans le repérage d’une ou de plusieurs entités thématiques, étayées a posteriori par les outils de la stylistique et laissées à leur dissémination dans l’œuvre, mais dans la relation entre, d’une part, ces éléments de sens, ces micro-organismes sémantiques, et, d’autre part, l’épais substrat conceptuel et sensuel dont l’œuvre est nourrie.

On pourrait en effet se demander pourquoi l’œuvre de Gaspar, qui a inspiré tant de pages critiques, n’a suscité aucune étude stylistique globale. Des articles pertinents, il est vrai, ont été écrits dans cette optique31. La thèse de Jérôme Hennebert, entreprise dans ce sens, n’entend pas, de l’aveu même de son auteur, « mener l’étude exhaustive des procédés d’expression à travers une poétique générale du poète »32. Et, de même, la brillante thèse de Maxime Del Fiol, tendue vers la dimension philosophique de l’œuvre, se penche exclusivement, au plan stylistique, sur la question du « sens ouvert »33, laquelle est suscitée nécessairement par la notion d’immanence, que l’auteur étudie de près. Comment expliquer cet évitement de la poétique générale de Gaspar au milieu de travaux qui se font de plus en plus abondants, de plus en plus divers ? Certes, cela est dû à la nécessité où se trouve le chercheur de cibler son objet d’étude, a fortiori face à l’édifice tout à bâtir d’une thèse, cependant nous y voyons d’autres raisons : dans la réponse à cette question réside, en partie, le résultat de l’étude que cet ouvrage s’apprête à livrer.

Outre la nébulosité qui entoure la notion de style ‒ en témoigne à tout le moins la définition surchargée qu’en donne Georges Molinié34 ‒, l’écriture de Gaspar, disons-le dès à présent, comporte, non pas un style, mais des styles. Alors que la tendance générale, dans la critique gasparienne, est de souligner le caractère ramassé de l’écriture, cautionné, certes, par ces vers de Sol absolu :

Travailler dans l’aigu, le serré

cultiver l’ellipse. (SA, 124)

Details

Pages
354
Year
2024
ISBN (PDF)
9783631900918
ISBN (ePUB)
9783631900925
ISBN (Hardcover)
9783631900703
DOI
10.3726/b20753
Language
French
Publication date
2024 (July)
Keywords
Poétique géopoétique mouvement Mouvant relief immanence Infini
Published
Berlin, Bruxelles, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 354 p., 3 ill. n/b, 4 tabl.

Biographical notes

Jihen Souki (Author)

Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et docteure ès lettres, Jihen Souki est enseignante-chercheure à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse (Université de Sousse) et membre du Laboratoire ATTC de l’Université de la Manouba. Auteure de nombreux articles sur la littérature de langue française, notamment sur la poésie du XXe et du XXIe siècles, elle travaille sur la poétique du texte littéraire pris dans son rapport à l’imaginaire et à la culture. Jihen Souki est aussi poète, auteure, entre autres, de Suaire de l’Aimé.

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