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Une Juste brésilienne

Aracy de Carvalho et le sauvetage des Juifs dans l'Allemagne des années 1930

de MÔNICA RAISA SCHPUN (Auteur)
©2024 Monographies 436 Pages
Série: Mondes de langue portugaise, Volume 4

Résumé

Aracy de Carvalho a traversé l’Atlantique entre le Brésil et l’Allemagne, de São Paulo à Hambourg. Margarethe Levy a suivi le chemin inverse : elle a quitté l’Allemagne pour le Brésil et s’est installée à São Paulo.
Aracy et Margarethe sont les deux protagonistes de ce livre. Issues de milieux socioculturels totalement différents et éloignés, elles ne se seraient probablement jamais rencontrées, et encore moins devenues amies. Pourtant, un contexte historique très particulier a conduit Margarethe, comme d’autres Juifs, à se présenter au consulat brésilien de Hambourg pour demander des visas pour le Brésil. Elle y rencontre Aracy, chef du service des passeports. Ce contexte historique particulier est double : en Allemagne, les premières années du Troisième Reich (1933-1939), marquées par le début et l’intensification de la persécution des Juifs ; au Brésil, l’ère Vargas (1930-1945), avec l’introduction d’une politique migratoire restrictive.
Ce livre suit la vie et les trajectoires d’un groupe de Juifs immigrés pendant un peu plus de 50 ans avec un objectif central : dépeindre comment chacun d’entre eux agit et réagit à la trame de l’histoire, avec plus ou moins de liberté et d’autonomie, mais sans jamais rester immobile ; au fil d’itinéraires jalonnés de rencontres, de défis, d’échecs et de réussites et, surtout, de mouvements.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction
  • Chapitre I Du Brésil à l’Allemagne (1934): Aracy de Carvalho
  • Chapitre II De l’Allemagne au Brésil (1938): Margarethe Levy
  • Chapitre III Ancrage au Brésil: Margarethe Levy
  • Chapitre IV Retour en terre natale (1942–1982): Aracy de Carvalho
  • Conclusion
  • Sources
  • Bibliographie
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Titres de la collection

Introduction

Mon premier contact avec l’histoire d’Aracy de Carvalho date de 2005. Ses archives personnelles avaient été confiées peu avant, par sa famille, à l’Institut d’Études brésiliennes de l’Université de São Paulo (ieb-usp), déjà détenteur de la collection personnelle de son second mari, l’écrivain João Guimarães Rosa (1908–1967). En raison d’innombrables obstacles liés à la politique des archives au Brésil, à l’accès difficile aux sources d’origine privée, et aux questions internes à l’ieb-usp, je n’ai pu consulter que quelques rares éléments du fonds personnel d’Aracy en 2005 et 2006. Si certains des documents auxquels j’ai eu accès – notamment ses agendas portant sur une partie du temps où elle vécut à Hambourg – apportaient des informations intéressantes, il s’agissait de sources sommaires et absolument insuffisantes pour tracer les contours de ce qui m’intéressait avant tout: sa vie en Allemagne et son expérience migratoire. Jusqu’en 2008, je fus privée du volet le plus important de ses archives: sa correspondance. Et mon travail fut pratiquement interrompu. Je pus cependant, dès 2005, rencontrer Eduardo Tess – le fils d’Aracy – et, grâce à lui, Margarethe Levy qui, encore en vie comme Aracy, conservait, contrairement à celle-ci, toutes ses facultés intellectuelles. Margarethe quitta l’Allemagne avec son mari à la fin de l’année 1938 pour rejoindre le Brésil grâce à des visas obtenus au consulat du Brésil à Hambourg, où Aracy travaillait depuis 1936 comme responsable du service des passeports. C’est là que les deux femmes firent connaissance et se lièrent d’amitié; une amitié qui perdurera. En effet, Margarethe fut même celle à l’origine du titre reçu par Araçy en 1982, de «Juste parmi les Nations» pour avoir sauvé des Juifs allemands en les aidant à émigrer au Brésil. Entre 2005 et 2006, j’ai réalisé avec Margarethe trois longs entretiens durant lesquels j’ai recueilli le récit de sa vie. Ces entretiens, ajoutés à quelques documents et pistes tirés des archives d’Aracy m’ont donné les deux thématiques qui structurent le fil conducteur de cet ouvrage: celle de l’amitié à la fois improbable et durable entre ces deux femmes aux origines, profils et histoires si contrastés, et celle de leurs migrations croisées entre le Brésil et l’Allemagne. Mais je n’ai pu avancer dans cette direction qu’à partir de 2008, quand j’ai finalement pu disposer de la masse d’archives brésiliennes et allemandes nécessaires à la réalisation de ce travail. Ces archives concernaient notamment l’expérience allemande d’Aracy de Carvalho et le destin d’autres Juifs ayant suivi la même trajectoire que Margarethe Levy, de l’Allemagne nazie vers le Brésil de Vargas, ou plutôt, de Hambourg vers São Paulo. Au cœur de la réflexion se trouvent ces parcours migratoires d’une rive à l’autre de l’Atlantique, celui d’Aracy de Carvalho et ceux d’un groupe de Juifs qui dessinent autour d’elle une petite constellation.

L’antisémitisme de l’État varguiste: un débat historiographique

Comme l’a bien observé Roney Cytrynowicz1, l’étude pionnière de Maria Luiza Tucci Carneiro2 s’est opposée à la perception jusqu’alors dominante, y compris dans la communauté juive, d’un Brésil ouvert et accueillant. Elle a rendu publique pour la première fois, à la fin des années 1980, la série des circulaires secrètes restreignant l’entrée des réfugiés juifs à la fin des années 1930, en plus de la correspondance diplomatique de la période, où l’on trouve de nombreuses expressions d’antisémitisme. À partir de là, d’autres auteurs se sont penchés sur la question, dans le but de rénover le point de vue historiographique sur la politique (migratoire) au regard des Juifs pendant l’Ère Vargas (1930–1945). Dans la décennie suivante, Jeffrey Lesser3 a tempéré la vision de l’antisémitisme d’État défendue par Tucci Carneiro, tentant d’expliquer d’une autre façon la politique restrictive mise en place – sans nier cependant l’existence d’une «question juive». Dans une perspective optimiste, l’auteur soulignait le nombre, à son avis significatif, de Juifs qui réussirent à entrer au Brésil en dépit de la politique restrictive alors dominante et en signalait les brèches.

Quelques années plus tard, décrivant le fonctionnement de certaines parmi les plus importantes organisations juives de cette période à São Paulo, Roney Cytrynowycz4 a défendu, en adoptant lui aussi un point de vue optimiste, l’idée que la discrimination visait exclusivement les Juifs qui n’étaient pas encore dans le pays, et a insisté, avec raison, sur le fait qu’aucune forme de violence ouverte n’exista, dans ces années-là, contre les Juifs déjà installés au Brésil. Ceux-ci purent continuer à développer des activités communautaires de toutes sortes – religieuses, éducatives et culturelles – en dépit de la politique nationaliste de Vargas qui réprima la presse, les écoles et les associations ethniques à partir de 1938.

Plus récemment, on a pris de plus en plus de recul par rapport à la lecture pessimiste de Tucci Carneiro, lecture que l’auteure persiste à revendiquer dans des travaux plus récents5. En ce sens, l’étude d’Endrica Geraldo a étendu la portée du débat, analysant l’ensemble de la politique migratoire varguiste, et non pas seulement celle concernant les Juifs6. Insérant ainsi les décisions appliquées aux Juifs dans un contexte plus large, l’auteure montre de façon convaincante comment elles cessent d’être isolées, et perdent leur exceptionnalité au sein du dispositif général. En premier lieu, ces mesures étaient liées à des discriminations similaires qui les avaient précédées, notamment aux débats sur les Japonais pendant l’Assemblée constituante de 1933–1934, à l’issue de laquelle fut promulguée une loi sur les quotas migratoires. Et d’autres groupes étaient également touchés par le contrôle des flux migratoires et du marché du travail. Même si l’indifférence par rapport au destin des réfugiés juifs fut indéniable parmi les élites dirigeantes du pays, les Juifs ne furent pas l’unique groupe discriminé à l’époque.

Face à ce débat, deux questions auxquelles j’ai cherché à répondre par ce travail me semblent particulièrement importantes. La première porte sur l’estimation des effectifs concernés par la politique migratoire vis-à-vis des Juifs. Jeffrey Lesser estime que le nombre de Juifs qui entrèrent au Brésil entre 1933 et 1942, 23 445, fut très élevé, au regard de la politique restrictive en vigueur. Mais au regard de quel objet de comparaison? Lesser s’est focalisé sur la politique brésilienne, en la plaçant dans le contexte des relations entre les gouvernements brésilien et nord-américain. Il n’a cependant pas abordé la question en tenant compte de la réalité des réfugiés juifs en quête d’asile, de tous ceux, innombrables, qui cherchaient à fuir l’Allemagne nazie. De ce point de vue, on ne peut guère parler d’un nombre très élevé.

Abordant un second aspect de la question, Roney Cytrynowicz défend l’idée que la communauté juive brésilienne vivait en paix durant ces années-là et concentrait ses efforts sur la vitalité du réseau associatif existant, qui fut même amplifié. Son argument de fond porte sur la faible efficacité du régime varguiste quant à l’imposition des règles nationalistes aux Juifs brésiliens. En effet, leurs écoles et de leur presse ne furent que peu impactées. L’auteur relativise ainsi le poids de l’État en revendiquant cette «autre» histoire du fonctionnement associatif et communautaire, en général peu mentionnée et occultée par celle de l’antisémitisme officiel. Pourtant, en allant plus loin dans son argumentation, il affirme: «La communauté de São Paulo […] s’occupa d’aider les réfugiés pendant la guerre, mais ce n’était qu’une infime partie de ses préoccupations»7. Ceci est inexact si l’on pense à la principale organisation fondée par les Juifs allemands dans les années 1930, la Congrégation Israélite Pauliste (cip).

Pour réfléchir à ces deux volets de la question, j’ai exploré en particulier deux ensembles de sources parmi les archives réunies pour ce travail. En premier lieu, dans les archives du ministère des Affaires étrangères, la documentation relative au consulat de Hambourg, pendant les années 1933–1941, et de façon moins exhaustive, celle des autres consulats brésiliens fonctionnant dans le Reich et celle de l’ambassade à Berlin. Font aussi partie de cet ensemble les directives générales sur la politique migratoire, envoyées par le gouvernement aux représentations diplomatiques en Europe et les documents témoignant de la mise en application de celle-ci par les représentants diplomatiques. (De façon complémentaire, une partie de la documentation personnelle d’Aracy de Carvalho donne des renseignements sur l’exercice de ses fonctions au consulat de Hambourg).

En second lieu, j’ai travaillé justement sur les archives de la cip, conservées aux Archives historiques judéo-brésiliennes (ahjb, São Paulo). Grâce aux fonds sollicités auprès de l’American Jewish Joint Distribution Committee (le Joint), et obtenus, la cip concentra à elle seule tout le travail d’accueil des réfugiés du nazisme, ce qui ne faisait pas partie, ou alors de façon effectivement très secondaire, des activités des autres organisations, traçant ainsi une ligne de démarcation entre les Juifs allemands et les autres Juifs brésiliens, ashkénazes et séfarades. L’activité de la cip, à la fin des années 1930, se concentra (presque) exclusivement sur l’aide sociale et juridique aux réfugiés qui arrivaient. L’objectif était non seulement de faciliter l’installation des familles au sens large, mais aussi de régulariser leur séjour le plus vite possible. Il y eut enfin, de la part de la cip, un effort considérable, très souvent ingrat, pour faire sortir d’Allemagne le plus grand nombre possible de Juifs, en négociant pour cela l’octroi de visas par les autorités brésiliennes. Les archives de l’organisation attestent d’un véritable tour de force en ce qui concerne toutes ces activités qui mobilisaient de nombreux membres bénévoles et qui entraînaient des discussions enflammées pendant les réunions des diverses commissions créées à cette fin. Les regards de la cip se portèrent dans deux directions: elle s’occupa de la situation de ceux qui entraient en les soutenant comme elle le pouvait; elle n’oublia à aucun moment, au cours de ces années-là, ceux qui étaient encore en Europe.

En ce sens, une étude sur l’immigration ne peut séparer complètement, dans une chaîne migratoire, ceux ayant déjà immigré des autres, candidats désireux de le faire, puisque les émigrants eux-mêmes ne voyaient pas les choses de cette façon. Parmi les Juifs qui composent le groupe dont j’ai suivi les parcours, un seul, Karl Franken, eut la chance de réunir toute sa famille au Brésil, alors que plusieurs autres en furent empêchés par la lenteur des procédures de régularisation et par les lois restrictives. Certains descendants ont fait état de leurs vains efforts lors des entretiens, et les dossiers allemands que j’ai consultés gardent la trace de deux cas: celui d’Ilka Feis, dont le mari et les deux filles étaient arrivés à São Paulo, et celui de Clara Brauer, dont le fils avait immigré seul. Le temps joua contre elles, et elles furent toutes deux déportées et assassinées. Dans tous les cas, les membres de la cip qui se mobilisèrent pour favoriser l’émigration des Juifs allemands avaient les yeux tournés à la fois vers l’Europe nazie et vers le Brésil comme lieu possible d’immigration. Les archives du ministère des Affaires étrangères, mais aussi celles de la cip, témoignent de cette mobilisation, et notamment de leurs nombreuses tentatives infructueuses. Dans ce sens, s’il est vrai que les Juifs vivant sur le sol brésilien n’ont pas été réellement importunés par les règles nationalisantes imposées par Vargas, il ne faut pas pour autant faire abstraction des restrictions imposées à leur entrée sur le territoire et l’indifférence affichée par les pouvoirs publics brésiliens vis-à-vis du sort des réfugiés juifs. En associant ces deux volets, j’ai cherché à apporter une troisième lecture sur la question, qui ne soit pas celle, pessimiste, de Tucci Carneiro, ni celle vraiment optimiste de la révision postérieure. Écrivant de loin, ma situation a certainement facilité ce regard.

Dans tous les cas, l’expérience brésilienne des membres du groupe de Juifs allemands dont j’ai suivi la trajectoire laisse bien voir cette réalité ambigüe. D’une part, il est évident que le Brésil fut pour eux un havre de paix et que la situation économique et le marché du travail étaient prometteurs. De l’autre, les restrictions légales créèrent effectivement des difficultés les premières années, prolongeant le processus de régularisation du séjour. Cela les laissa dans une position juridique vulnérable et empêcha toute initiative de leur part pour faire venir les membres de leur famille restés en Europe. Après l’entrée du Brésil dans la guerre en 1942, du côté des Alliés, tout espoir s’évanouit. Si l’on pense aux temporalités migratoires, l’intégration de tous les membres du groupe à la vie sociale et urbaine fut sans aucun doute rapide, y compris pour les plus fragiles d’entre eux. Les premières années d’instabilité et de vulnérabilité furent pourtant longues à vivre et le prix à payer fut élevé, vu ce qui se passait en Europe.

L’expérience des réfugiés: apports de la micro-histoire

La seconde problématique que m’a inspiré ce débat historiographie concerne la place centrale accordée à l’État par l’ensemble des auteurs impliqués. En effet, ils ont tous abordé la question de l’entrée des réfugiés juifs au Brésil et de la législation correspondante sous le prisme de l’action de l’État – qu’elle soit considérée comme efficace ou non.

Face à cela, j’ai choisi d’inverser cette perspective et je me suis concentrée sur l’expérience d’individus qui, dans leur parcours, ont été confrontés, entre autres, à la législation migratoire de Vargas et au fort nationalisme de l’époque. Sans me limiter à ce que le régime d’alors réservait à ces immigrants, je tente d’apporter un éclairage nouveau sur la situation et sur le débat qu’elle a entraîné. En effet, celui-ci permet de réfléchir sur la portée de la législation migratoire (y compris dans sa facette antisémite) et sur les règles du projet nationaliste de Vargas sous le prisme de ceux qui les vivaient directement et quotidiennement. À la différence de la perspective adoptée par Cytrynowicz, il ne s’agit pas d’une approche institutionnelle, centrée sur les organisations communautaires, mais d’une approche focalisée sur les immigrés.

Dans ce sens, mon objectif n’a été en aucune manière d’écrire une histoire des Juifs allemands au Brésil à l’Ère Vargas mais plutôt de réfléchir sur l’expérience migratoire de ces Juifs, à travers les parcours de quelques-uns d’entre eux. J’ai cherché ainsi à me placer le plus près possible des acteurs en question, j’ai écarté l’État du centre de la scène en construisant une histoire sociale de l’immigration et je me suis intéressée aux pratiques, le plus souvent quotidiennes, qui lui sont liées, en travaillant à une échelle réduite.

En réponse au débat brésilien sur l’immigration juive pendant l’Ère Vargas, j’ai retracé les itinéraires d’un groupe de Juifs qui, ayant quitté l’Allemagne par le port de Hambourg peu après la Nuit de Cristal, comme Margarethe et Hugo Levy, s’installèrent au Brésil, et plus particulièrement à São Paulo, entre la fin 1938 et le début de l’année suivante. Et, pour ce faire, je me suis de nouveau intéressée à Aracy de Carvalho. J’ai réuni un groupe de 18 individus et pu localiser des archives pour 16 d’entre eux, presque tous hambourgeois; les autres, qui vivaient dans d’autres villes, vinrent à Hambourg où les représentations diplomatiques étaient plus nombreuses, pour obtenir leur visa, et se présentèrent donc aussi au consulat brésilien. Parmi le groupe, trois étaient des hommes célibataires qui émigrèrent sans leur famille: l’un d’eux rejoignit sa mère et ses sœurs à São Paulo et les deux autres, amis, firent ensemble la traversée de l’Atlantique. Un quatrième homme, marié, immigra seul. Son épouse ne l’accompagna pas et j’ai suivi sa trace à Hambourg jusqu’au moment de sa déportation. Leurs deux filles, adolescentes, qui étaient parties avant leur père par un kindertransport, attendirent en Angleterre son arrivée au Brésil avant de poursuivre leur voyage vers São Paulo. En plus de Margarethe et d’Hugo Levy, deux autres couples sans enfants faisaient aussi partie de ce groupe qui comportait encore deux familles de trois personnes, chacune d’elles avec un enfant adolescent. À l’exception des deux jeunes amis qui émigrèrent ensemble, aucun des autres membres du groupe ne se connaissait avant d’immigrer, mais plusieurs firent connaissance plus tard, à São Paulo.

J’ai suivi les individus qui composaient ce groupe, leurs actions et interactions, leurs mouvements, afin de construire une histoire par le bas.

L’échelle de temps aussi a été volontairement réduite. Je me suis concentrée sur une période dense dans la vie des acteurs avec de nombreuses transformations, marquée par l’instabilité et où les incertitudes les obligeaient à porter une attention particulière à leur comportement quotidien. Cette combinaison entre l’individuel, le singulier, les changements et les irrégularités permet de faire émerger le sens historique des imprévus et des incidents apparemment liés au hasard. Ainsi, quand le consul d’Uruguay à Hambourg, qui avait vendu des visas à Gretchen Marcus, fut renvoyé au pays à cause de ses agissements sans les avoir signés, le projet d’émigration familial déjà bien organisé subit un coup d’arrêt. Gretchen se retrouva avec ses billets de bateau déjà achetés, mais sans pouvoir partir, et dans l’incapacité de faire sortir son mari du camp où il avait été interné lors de la Nuit de Cristal. Elle retourna alors à la compagnie de navigation où on lui proposa des visas pour le Brésil et où on lui changea ses billets en conséquence. La solution se présenta ainsi de façon inattendue et détermina le départ de la famille vers le Brésil (me permettant aussi de constater l’existence d’un petit réseau externe au consulat brésilien qui agissait en lien avec Aracy de Carvalho).

Ces détours inattendus n’effacent évidemment pas le poids exercé par les déterminations sociales: Gretchen avait les moyens de s’acheter des visas; elle eut aussi le réflexe en rien naturel d’exhiber des billets de banque au bon moment alors qu’elle patientait au consulat uruguayen. Mais ces déterminations ne jouent pas toujours en faveur des plus aisés. En effet, ils ne sont pas forcément ceux qui purent s’enfuir le plus facilement. La fortune et la visibilité sociale pouvaient être au contraire des handicaps vis-à-vis de la surveillance nazie et du projet de spoliation, comme ce fut le cas pour le banquier Albert Feis; à l’inverse, toujours dans mon groupe, les jeunes Horst Brauer et Hans Hochfeld, bien plus démunis, partirent pour le Brésil sans difficulté.

Ce type d’approche focalisé sur les parcours individuels permet de comprendre autrement les facteurs de survie des Juifs européens, souvent analysés à travers des logiques globales. Ainsi, pour la France, Nicolas Mariot et Claire Zalc ont montré que se déclarer «Juif» à Lens lors des recensements n’impliqua pas forcément la déportation: «il y a une probable indépendance entre le fait de se déclarer ou de ne pas le faire et le fait d’être ou non déporté par la suite»8. Cela permet de relativiser, comme le font ces auteurs, le poids des décisions prises sous la contrainte et, en évitant les jugements de valeur anachroniques, de mieux comprendre ce qui était visible et envisageable pour les acteurs de l’époque. Compte tenu de l’horizon qui était le leur, chacun agissait avec intelligence, et plutôt vite, selon ses possibilités, souvent limitées, dans un contexte mouvant comme ce fut le cas pour Gretchen. Enfin, quand Rosa Bertel, mère de Margarethe Levy, qui s’était réfugiée en Belgique dans l’attente d’un visa pour pouvoir quitter l’Europe, décida de retourner une dernière fois à Varsovie pour revoir ses frères et sœurs et n’en revint plus, peut-on dire qu’elle agit sans réfléchir? La réponse est évidemment négative: Rosa avait certainement peur et devait sentir que son monde s’effondrait. Cela l’a poussée à vouloir revoir ses frères et sœurs une dernière fois avant d’émigrer.

Pour le dire autrement, toute société

est composée d’individus conscients de la zone d’imprévisibilité à l’intérieur de laquelle doit s’organiser tout comportement; et l’incertitude ne provient pas seulement de la difficulté de prévoir le futur mais aussi de la conscience permanente de disposer d’informations limitées sur les forces à l’œuvre dans le milieu social où l’on doit agir.9

L’imprévisibilité me paraît centrale dans un contexte migratoire où les changements peuvent être radicaux, vu que la vie des acteurs doit recommencer sur de nouvelles bases. La situation exige de chacun une promptitude toute particulière à saisir de la meilleure façon et le plus rapidement possible les règles et le fonctionnement de la nouvelle société dans laquelle il arrive. Et les acteurs dont il est ici question avaient subi, avant même leur départ, en Allemagne nazie, des changements radicaux qui les poussèrent justement à émigrer.

Dans ce contexte particulièrement dominé par l’incertitude – et ce, dès la période prémigratoire, marquée par une violence dans laquelle l’imprévisibilité même des événements participait au projet de rendre les Juifs socialement vulnérables –, j’ai centré ma réflexion sur la capacité consciente d’action et de réaction des acteurs en question. Cette capacité, cette agency, a guidé de façon déterminante ma lecture des sources10. Dans toutes les situations, plus ou moins ordinaires, plus ou moins inattendues, je me suis efforcée avant tout de suivre les stratégies adoptées, la façon dont chacun affronta ou contourna les obstacles et les contraintes, s’accommoda des surdéterminations historiques, que ceux-ci soient quotidiens, éphémères ou plus durables. Chacun montrait, de cette façon, son habileté plus ou moins grande à utiliser les règles, les informations et les recours possibles, et à exploiter les marges de manœuvres disponibles, dans les interstices des systèmes normatifs11. C’est particulièrement révélateur quand on étudie la façon dont, au Brésil, chacun suivit le déroulement long et semé d’embûches des dossiers de régularisation de séjour. Entre patience, persévérance et connaissance des codes, visiblement grâce à des conseils juridiques avisés, les membres du groupe se plièrent aux lenteurs voulues de la procédure et à son caractère volontairement opaque, sans jamais en déroger. Chacun intervint auprès de l’État avec prudence, tout en mettant à profit la moindre occasion, le moindre argument capable de faire accélérer le processus; chacun s’efforça ainsi d’optimiser au mieux ses chances quand, à chaque étape, un obstacle était susceptible de se présenter. Tous avaient d’ailleurs déjà fait preuve de la même intelligence et de la même capacité à se jouer des contraintes en Allemagne, avant l’émigration, sous la pression d’une violence qui n’existait pas au Brésil. Et ils le firent de façon très différenciée car tous ne disposaient pas des mêmes ressources pour affronter les persécutions subies: certains se trouvèrent plus affaiblis à cause de la spoliation, des licenciements brutaux ou des séjours en camp de concentration. L’âge et le genre jouèrent également leur rôle quant à la capacité de chacun à réagir. Ainsi Karl Franken, jeune célibataire licencié parce que juif quelques mois avant son émigration, se montra plus combatif qu’Herbert Katz au moment d’organiser son départ. Détenu pendant un mois en camp de concentration, celui-ci perdit en outre son entreprise et a dû demander l’aide financière d’un beau-frère au moment du départ. Les nazis se désintéressèrent même de son cas. Karl Franken, lui, quand il dressa une liste, brève et modeste, de ses biens, bien différente de celle des Katz où abondaient meubles et bibelots, attira les soupçons: les nazis se rendirent chez lui pour voir s’il cachait des biens ou de l’argent. Habile jusqu’au bout, il partit pourtant au Brésil sans régler toutes les taxes fixées par les nazis. Les femmes du groupe, pour leur part, firent preuve de beaucoup d’inventivité et de débrouillardise dans les mois ou les semaines précédant le départ, que ce soit pour négocier avec les nazis et cacher leurs conjoints, comme Margarethe Levy, pour les libérer des camps, comme la jeune Inge – encore fiancée à Günter Heilborn – réussit à faire, ou pour se procurer des visas, comme Gretchen Marcus.

Je me suis souvent attachée à des événements apparemment insignifiants qui peuplent le quotidien de chacun, mais qui, dans des situations de forte transformation, se montrent riches de sens. Ainsi, savoir que pendant l’Ère Vargas la logique des faveurs jouait un rôle déterminant dans les recrutements de la fonction publique est une chose; suivre comment Aracy de Carvalho, sa mère et sa tante mobilisèrent leurs réseaux de connaissances pour qu’elle fût enfin embauchée au consulat brésilien de Hambourg en est une autre. Ce fut en l’occurrence grâce à l’intervention d’un prêtre, dont elles étaient proches, auprès d’un archevêque qui avait, lui, de l’influence sur l’épouse du ministre des Affaires étrangères d’alors. Cette dernière, dont la dot aurait été à l’origine de la fortune de son mari, finit par obtenir gain de cause. C’est ainsi qu’Aracy décrocha un emploi à Hambourg et eut accès aux dossiers de demande de visa du consulat en tant que responsable du service des passeports.

Du côté de Margarethe, c’est une chose que d’avoir écouté le récit épique qu’elle me livra de la période précédant son émigration, ou encore le propos du fils d’Aracy m’expliquant que Margarethe fut à São Paulo la «gestionnaire» du couple Levy et l’administratrice de leur patrimoine; c’en est une autre que de suivre au jour le jour les déplacements et les agissements de Margarethe dans les semaines qui précédèrent son départ d’Allemagne alors qu’elle s’efforçait d’optimiser ses ressources financières et de soustraire la majeure partie de ses biens des griffes des nazis, et ce afin de préparer au mieux sa vie post-migratoire. Qu’elle soit devenue la «gestionnaire» du couple est ainsi aisément compréhensible: elle avait appris le «métier» – ou du moins s’y était exercée –, en négociant avec les nazis ses biens, ses placements, le contenu de ses comptes bancaires. Ce suivi minutieux, au plus près du quotidien, nous donne à voir la façon dont elle agit sous la pression, la nature réelle de cette pression et la marge de manœuvre qu’elle a pu se ménager pour faire face.

Observés à la loupe, les événements sont quotidiens et ordinaires12. La période circonscrite est peu étendue. Le groupe d’acteurs est petit. En proposant une étude élaborée depuis ces balises, je suis confrontée à la principale critique adressée à la micro-histoire: celle de la généralisation ou de la représentativité des phénomènes analysés. On a donné plusieurs réponses à cette question. Je retiens ici un commentaire de Roger Chartier qui répond à une intervention de Christophe Charle lors du colloque «Histoire sociale, histoire globale?»:

je ne crois pas que dans l’approche du singulier, telle qu’elle s’est développée dans la microstoria, il n’y a pas de volonté d’atteindre au général ou au représentatif. Simplement, les tactiques, pour atteindre cette représentativité ou la généralisation, sont d’un tout autre ordre que la logique du cumul. Elles sont d’une part organisées autour du maniement d’un concept paradoxal, comme celui d’“exceptionnel-normal” inventé par Carlo Ginzburg13, c’est-à-dire de penser que seul l’écart rend possible l’énoncé de ce qui peut être communément partagé mais qui est généralement communément tu. C’est simplement dans la situation d’écart que des traces pourraient se donner à lire, ce qui est non pas quelque chose d’exceptionnel, mais quelque chose qui appartient à une normalité si prenante qu’elle est ordinairement silencieuse.14

Ainsi, la dimension collective – représentative – des itinéraires et des expériences relatés n’est donnée ni par la quantité d’individus ni par l’accumulation de données. Elle émerge grâce à la description de situations, d’initiatives, d’actions et de réactions qui, passées généralement sous silence en raison de leur caractère (trop) ordinaire, révèlent des réalités au fond partagées.

Pour ce qui est de la contribution que j’ai cherchée à apporter au débat historiographique brésilien, j’ai tenté effectivement de coller aux événements et aux situations quotidiennes qui ont marqué l’immigration d’un petit groupe de Juifs allemands. Dans ce cas, cependant, le quotidien est devenu moins ordinaire.

Aussi, en me concentrant sur cette dimension encore peu étudiée, ai-je pu faire apparaître des éléments généralement passés sous silence dans les études brésiliennes consacrées à la question – toujours centrées sur l’État – et écrire une histoire différente, vue à partir de l’expérience des acteurs. Suivant de près les procédures de régularisation de séjour de chacun des membres de mon groupe, j’ai eu accès à une dimension de la législation restrictive à laquelle ces immigrés furent assujettis qui n’avait jamais été analysée: celle de la gestion des dossiers par les agents de l’État appartenant à différents échelons. Ces responsables directs de l’avancement ou des blocages imposés à chaque procédure avaient au fond une marge de manœuvre considérable même quand ils n’avaient pas de pouvoir de décision. Ils agissaient selon une culture de la fonction publique marquée par l’opacité des démarches et l’indifférence vis-à-vis des usagers – qui plus est juifs. Or, les études auxquelles j’ai fait référence ici, qui participent à la discussion sur l’antisémitisme de l’État varguiste, ne prennent jamais en compte cette dimension de l’application de la loi au quotidien, par ses agents. Ce qui était par ailleurs le cas d’Aracy de Carvalho.

Une perspective de genre

L’histoire des femmes a innové par l’introduction d’un autre prisme: raconter d’une manière différente une histoire jusqu’alors présentée «au masculin»15. Cette manière de faire effaçait non seulement le rôle des femmes mais, surtout, le fait qu’on prenait la partie pour le tout, les hommes étant considérés comme le général – le tout – et non comme des hommes. En ce sens, la relation entre hommes et femmes en tant qu’élément constitutif (structurant?) de l’histoire était occultée. C’est pourquoi il ne s’agissait pas seulement d’inclure les femmes dans l’histoire mais, et surtout, d’ajouter une perspective de genre au travail de l’historien. Il en résulte non pas une histoire mise au net mais une autre histoire où ce qui est révélé transforme fondamentalement ce que l’on savait et apporte un nouvel éclairage.

Résumé des informations

Pages
436
Année de publication
2024
ISBN (PDF)
9783034348881
ISBN (ePUB)
9783034348898
ISBN (Broché)
9783034348874
DOI
10.3726/b21899
Langue
français
Date de parution
2024 (Décembre)
Mots clés
nazisme Getulio Vargas Juifs sauvetage migrations Justes parmi les nations Allemagne années 1930 São Paulo Aracy de Carvalho micro-histoire rapports de genre Brésil
Publié
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 436 p., 25 ill. en couleurs.
Sécurité des produits
Peter Lang Group AG

Notes biographiques

MÔNICA RAISA SCHPUN (Auteur)

Mônica Raisa Schpun, spécialiste de l’histoire du Brésil, des migrations internationales et du genre, est chercheure à l’École des hautes études en sciences sociales – EHESS (laboratoire Mondes américains/Centre de recherches sur le Brésil colonial et contemporain – CRBC) et directrice éditoriale de la revue Brésil(s). Sciences humaines et sociales.

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Titre: Une Juste brésilienne