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Bande dessinée et engagement

by Fabrice Preyat (Volume editor) Jean-Louis Tilleuil (Volume editor)
©2024 Edited Collection 402 Pages

Summary

Ce que l’on a coutume de considérer comme une re-politisation ou un ré-engagement de la littérature contemporaine correspond à un phénomène bien identifié par la critique. Il répond à des attentes socio-culturelles dont les ramifications s’étendent tout autant à la production de bande dessinée, sans que ses manifestations soient neuves cependant. Critique du genre et des formes de domination patriarcale, décolonialisme, choix politique du chômage, crise des migrants, lutte contre l’oppression capitaliste, revendications d’une justice environnementale et exposition des origines ou des conséquences néfastes du réchauffement climatique, défense des minorités, dénonciation des génocides, mise en jeu des fonctionnements démocratiques, éclairage des conflits mondiaux, condamnation des inégalités sociales (entre autres) sont autant de thématiques ou de procès qui ont trouvé leur explicitation au cœur d’une création graphique vivace, souvent sous les détours de l’étiquette galvaudée de roman graphique.
Le présent ouvrage a pour ambition d’interroger les postures d’auteurs dits « engagés », de tracer quelques perspectives historiques et de faire le point sur une production pléthorique qui allie les genres les plus divers – des comics au BD-reportage, en passant par le feuilleton de presse ou le graphic novel. Cette production « embarquée » affiche les styles les plus diversifiés – de la ligne claire à la ligne froide, en passant par le détournement ou le pastiche –, selon des rhétoriques, langages ou fonctionnements qui empruntent à tous les arts et médias. Les supports – albums et journaux –, labels et collections ne pouvaient échapper au questionnement, pas plus que le spectre large des thématiques envisagées et les détours esthétiques qu’empruntent les idéologies dans la littérature graphique ou les discours critiques.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • SOMMAIRE
  • Introduction
  • Spectres de l’engagement
  • Conditions de l’engagement
  • Discernement matérialiste : bande dessinée et engagement
  • La politique de la ligne froide chez Chris Ware : une stratégie schizo-politique de l’art moyen
  • Les « pères » de la bande dessinée belge : témoins de leur époque ou auteurs engagés ? Le cas de Jijé
  • Pour « le meilleur des mondes » : la bande dessinée en Pologne à l’époque stalinienne
  • « Chaque maison devrait en avoir une ». L’« engagement » de la femme dans les journaux de bande dessinée (France, années 1950)
  • Tintin au pays du Canard enchaîné. Le héros d’Hergé réinventé par les bandes dessinées politiques des années 1950 et 1960
  • La politique sans l’engagement ? Commentaire politique et engagement contractuel dans les comic books contemporains. Autour de Civil War de Marvel
  • Formes de l’engagement
  • Quand la bande dessinée s’engage en journalisme : regards sur le BD reportage
  • La revue XXI : les engagements paradoxaux des auteurs et des éditeurs dans et pour le BD reportage
  • Quelles images pour l’engagement ? La dimension critique de la bande dessinée
  • Davodeau et le questionnement du réel
  • Le style de l’engagement : Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle
  • Autour de Pierre Bailly : expériences d’engagement dans la bande dessinée enfantine
  • L’engagement par le rire dans Gaston Lagaffe et Mafalda
  • Cthulhu ou la mort de la bande dessinée selon Alberto Breccia
  • Raisons de l’engagement
  • C’était la guerre des tranchées et Valse avec Bachir : deux façons de réécrire/revisualiser la guerre en bande dessinée
  • Mort pour la patrie, ressuscité pour la planche. Le Soldat inconnu en bande dessinée
  • La guerre de Bosnie en bande dessinée : les sens de l’engagement
  • Mettre en gage : l’art bédéistique de Séra
  • Bande dessinée, immigration et engagement
  • Le Combat ordinaire de Manu Larcenet ou l’engagement comme système
  • Un autre « combat ordinaire » ? La violence quotidienne en bande dessinée
  • Table des copyrights
  • Présentation des auteurs

Spectres de l’engagement

Fabrice Preyat et Jean-Louis TilleuilUniversité libre de Bruxelles et UCLouvain - Université de Lille

« Nos attentes envers la littérature ont changé. Autant qu’une expérience esthétique, nous y cherchons aujourd’hui des ressources pour comprendre le monde contemporain, voire pour le transformer », écrivent Anne Dujin et Alexandre Gefen, en ouverture d’un dossier de la revue Esprit, consacré aux Politiques de la littérature. Et, les auteurs de poursuivre :

Solliciter la littérature pour éclairer différemment une question sociale ou politique est redevenu ces dernières années une démarche fréquente. Faire de la littérature un moyen de connaissance, c’est en faire un agent de transformation sociale. Et peut-être même un opérateur démocratique à une heure où la démocratisation de l’écriture et de la critique […] contribue à faire de l’expérience littéraire une expérience autant individuelle que relationnelle et sociale1.

Ce que l’on a coutume de considérer comme une re-politisation ou un ré-engagement de la littérature contemporaine correspond à un phénomène bien identifié par la critique. Il répond à des attentes socio-culturelles dont les ramifications s’étendent tout autant à la production de bande dessinée. Critique du genre et des formes de domination patriarcale, décolonialisme, choix politique du chômage, description des effets dévastateurs des régimes totalitaires, crise des migrants, lutte contre l’oppression capitaliste, revendications d’une justice environnementale et exposition des origines ou des conséquences néfastes du réchauffement climatique, défense des minorités, dénonciation des génocides, mise en jeu des fonctionnements démocratiques, éclairage des conflits mondiaux, condamnation des inégalités sociales… sont autant de thématiques ou de procès qui ont trouvé leur explicitation au cœur d’une création graphique vivace, souvent sous les détours de l’étiquette galvaudée de roman graphique2 (Fig. 1-3).

Fig. 1 :Cicatrices de guerre(s), Amiens, La Gouttière, 2010, 1re de couverture.

Fig. 1 :Cicatrices de guerre(s), Amiens, La Gouttière, 2010, 1re de couverture.

© La Gouttière 2010.

Fig. 3 :Vincent Bailly et Tristan Thil, Congo 1905. Le rapport Brazza. Le premier secret d’État de la « Françafrique », Paris, Futuropolis, 2018, 1re de couverture.

Fig. 3 :Vincent Bailly et Tristan Thil, Congo 1905. Le rapport Brazza. Le premier secret d’État de la « Françafrique », Paris, Futuropolis, 2018, 1re de couverture.

© Futuropolis 2018.

Fig. 2 :Derf Backderf, Trashed, trad. par Ph. Touboul, Bussy-Saint-Georges, Çà et là, 2015, 1re de couverture.

Fig. 2 :Derf Backderf, Trashed, trad. par Ph. Touboul, Bussy-Saint-Georges, Çà et là, 2015, 1re de couverture.

© Çà et là 2015.

Loin d’être anodine, cette question de l’identification « générique » et l’alignement fréquent de la bande dessinée sur les nomenclatures du littéraire démontrent d’une part que l’engagement de la bande dessinée contemporaine ne se pense pas forcément indépendamment, mais également au sein de rapports d’inter- ou de trans-médialité. L’efflorescence des reportages dessinés, parus en album ou confortant le succès des mooks, héritiers du journalisme littéraire, du new ou du gonzo journalism, créés par des reporters engagés3 et leur itération à travers différents médias, constituent l’une des manifestations de cette transmédialité à l’instar, par exemple, des Algues vertes. L’histoire interdite (Fig. 4).

Fig. 4 :Inès Léraud et Pierre Van Hove, Algues vertes. L’histoire interdite, Paris, Delcourt/La Revue Dessinée, 2019, 1re de couverture.

Fig. 4 :Inès Léraud et Pierre Van Hove, Algues vertes. L’histoire interdite, Paris, Delcourt/La Revue Dessinée, 2019, 1re de couverture.

© Delcourt/La Revue Dessinée 2019.

La synthèse de l’enquête de terrain s’est pensée en marge du journalisme radiophonique et a d’abord été publiée, par Inès Léraud et Pierre Van Hove, dans La Revue dessinée (2017). Elle prit ensuite la forme d’un roman graphique (La Revue Dessinée/Delcourt, 2019) avant d’être portée au cinéma par Pierre Jolivet, sous le titre Algues vertes. L’enquête interdite (2023). Elle illustre, à son échelle, une forme d’appétence à la remédiatisation (à partir de ou vers la bande dessinée) à laquelle le média n’échappe pas. Elle montre aussi comment la subjectivité de l’auteur vient asseoir l’autorité et l’authenticité du témoignage, creusant la distance avec les médias traditionnels et leur prétendue objectivité. D’autre part, l’apparentement à la littérature démontre que cette tendance n’est pas non plus seulement la résultante de la concrétion de thèmes et des préoccupations socio-économiques d’une époque. Il n’est pas rare, en effet, que la bande dessinée prenne le relais de la littérature pour renouer avec des moments – des temporalités – de l’histoire de l’engagement littéraire, à l’instar du # J’Accuse… ! de Jean Dytar (2021), qui contextualise, déconstruit les échanges discursifs et ressuscite la généalogie des supports médiatiques au cœur des développements de l’Affaire Dreyfus (Fig. 5)4. On pourrait s’interroger sur la temporalité de ce nouveau traitement de l’Affaire qui en ferait presque le symptôme d’une volonté de cristallisation du rôle des intellectuels dans le contexte qui en fit naître la figure, précisément au moment où cette instance médiatrice, selon un mouvement initié dès les années 19705, s’est délitée dans le débat public contemporain…

Fig. 5 :Jean Dytar, # J’Accuse… !, Paris, Delcourt/Mirages, 2021, 1re de couverture.

Fig. 5 :Jean Dytar, # J’Accuse… !, Paris, Delcourt/Mirages, 2021, 1re de couverture.

© Delcourt 2021.

De tels engagements ne seraient donc pas seulement le fruit d’une actualité sinistrement féconde et d’enjeux pressants, mais ils participent inévitablement aussi d’une re-découverte des pouvoirs du récit, soulignés naguère par Paul Ricœur6. Dans une relation paradoxale au développement numérique, les médias et les initiatives universitaires7 soulignent aujourd’hui à l’envi l’accès à l’empathie et le développement d’une « imagination morale » qu’offrent « la pluralité des points de vue » et « l’accès à une vie autre que la sienne », par le truchement de la fiction ou du témoignage, du récit des traumas, à partir de l’écriture des territoires de l’intime et de la non-fiction, de l’art :

Dans un monde complexe, le travail d’analyse fin de la littérature, sa capacité à nous outiller d’exemples et d’interprétations ; et sa propension à saisir des cas équipent notre réflexion éthique autant que politique8.

Ainsi « revenue de l’impasse formaliste » du tournant du xxe siècle, la littérature serait « redevenue le lieu privilégié où peut être pensée une expérience humaine partageable »9. L’image, jointe au texte, accompagne ces dispositions et l’objet même, le livre, l’album, le fanzine, voire, à l’opposé, les déclinaisons numériques de la bande dessinée, traduisent concrètement, tantôt matériellement, tantôt de manière dématérialisée, ces préoccupations à travers des œuvres « qui font mal », où l’exploitation multimodale de la narration permet de faire éclore une lecture empathique, au point parfois de glisser littéralement du niveau du sens à celui du sensorimoteur, en démultipliant sur le plan sensoriel et intellectuel les potentialités du récit. Cette lecture donne aux livres d’artiste des consonnances où l’expérience du récit prend plus de place que son interprétation et où la valeur artistique se voit réinterrogée à l’aune de la « puissance sensorielle et d’immersion » de la création10.

Aussi le terme d’engagement recouvre-t-il des significations multiples et complexes, sous-tendues par une « croyance dans le pouvoir des mots » et des images, dans la responsabilité sociale de l’auteur et l’élaboration progressive, depuis le xviiie siècle, d’une éthique de la responsabilité, « qui se différencie de sa responsabilité pénale et qui fonde la construction historique de la figure de l’intellectuel, dont les écrivains […] se sont voulus l’incarnation suprême »11. Encore faudrait-il distinguer, parmi ceux-ci, ces intellectuels qui se sont exposés « physiquement » pour tenter de faire triompher leurs valeurs de ceux qui ont exposé intellectuellement ce à quoi ils croyaient12, à moins que le fait de considérer un texte, ou une image, comme dangereux revienne à avaliser son « pouvoir », à lui attribuer « une efficacité », et donc in fine à « lui conférer le statut d’un acte »13. Une dangerosité que confirment les repressions, les attentats, les procès, la censure, jusqu’à la surveillance de soi – autocensure. À rebours, l’exercice de la censure et la menace qu’elle fit peser sur la presse politique au second tiers du xixe siècle, fut ressenti comme une forme de scélératesse. On se rappellera la promulgation le 9 septembre 1835 de la loi, appelée précisément « loi scélérate de 1835 », qui imposa notamment l’obligation de soumettre à une autorisation préalable les dessins et les gravures de presse.

Les liens entre littérature et politique outrepassent ainsi les thématiques, engagent la forme et le fond, le support et sa matérialité, la réception aussi, non pas seulement dans les éléments internes qui renseignent l’horizon d’attente des lecteurs mais dans « l’appréhension des effets de l’œuvre, à travers ses interprétations et ses réappropriations par les contemporains » de tout bord. L’étendard de l’engagement politique de l’écrivain s’en voit inévitablement surplombé par l’idée même de « la littérature comme forme politique »14. D’où cette incitation à substituer volontiers aujourd’hui, à l’image de Jacques Rancière, le qualificatif « politique » à celui d’engagement, lorsqu’il s’agit de dépasser les luttes individuelles de l’auteur, sa représentation des structures sociales, voire la délicate équation entre sa vie, son œuvre et son engagement personnel. L’œuvre ne se borne pas à prolonger ses prises de position politiques, selon une relation métonymique entre la création et la personne de l’auteur. C’est là une des raisons qui confirme précisément le statut singulier du livre comme bien culturel15. La « politique de la littérature » n’est pas la politique des auteurs : « l’expression politique de la littérature implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. […] Elle suppose qu’il y a un lien essentiel entre la politique comme forme spécifique de la pratique collective et la littérature comme pratique définie de l’art d’écrire »16.

La politique est la constitution d’une sphère d’expérience spécifique où certains objets sont posés comme communs et certains sujets regardés comme capables de désigner ces objets et d’argumenter à leur sujet. Mais cette constitution n’est pas une donnée fixe reposant sur un invariant anthropologique. Le donné sur lequel la politique repose est toujours litigieux17.

Une littérature ou un art politiques s’entendent comme une expression du devoir de rendre visible un « horizon d’émancipation » et « une redistribution des temps » prompte à inventer « de nouvelles capacités de recadrage du présent »18. Capacités, confesse Ann Miller, que la bande dessinée possède en plein :

En tant qu’art du dessin, interprétation, et non enregistrement du réel, la bande dessinée est propice à la caricature de la politique politicienne, ainsi qu’à l’expression d’une vision décalée et dissonante du monde, souvent par des artistes qui tiennent à travailler en marge. En tant qu’art de la discontinuité temporelle et spatiale, elle permet l’analyse et la déconstruction de ce monde pour laisser entrevoir d’autres horizons et d’autres formes de politique19.

In fine, c’est ainsi d’un « partage du sensible », conformément au concept forgé par Rancière, dont il est question, c’est-à-dire la « mise à jour, dans le tissu de l’expérience sensible ordinaire, [du] jeu des formes de la domination et de l’égalité, à travers elles, la différence des fonctions et des places »20. Soit, la redistribution « des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit », qui « définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience »21. Comme le rappelle Aliocha Wald Lasowski, « l’autonomie de l’art appelle pour Rancière sa propre politique, une politique qui oppose ses formes aux inventions dissenssuelles de sujets politiques »22. La littérature intervient dans ce découpage, dans « ce rapport entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes du dire qui découpe un ou des mondes communs »23. Ce partage, résume Marius Jouanny, dans le sillage de Rancière, « permet de considérer ensemble esthétique et politique puisqu’il désigne aussi bien “les formes de visibilité des pratiques de l’art” que celles de la politique »24. Le récit graphique et ses dispositifs invitent, ontologiquement, au décadrage et au recadrage, à ce partage et à l’avènement d’un art critique indissociable de la lecture politique de ses effets esthétiques.

Dans un texte paru en 1998, Jan Baetens voyait en l’« instabilité du politique », et dans les lectures fluctuantes, voire paradoxales, que pouvait nourrir une même œuvre en des temps ou des espaces différents (instabilité du sens, ambiguïté des créations), non pas l’inanité ou l’« infaisabilité » d’une analyse en ces termes mais la nécessité, « au lieu de mettre en sourdine le politique », de « mieux le construire et de l’arracher au seul jeu des messages, d’une signification à transmettre, afin de l’aborder autrement, et surtout plus généralement, comme une stratégie destinée à ressortir des effets à l’intérieur d’un contexte déterminé »25. La lecture du Che26 qu’a opérée Baetens à partir de la matérialité qui y oriente le regard vint, en ce sens, pallier une carence de la critique dans le champ de la bande dessinée.

Cette approche implique une nouvelle conception de la matière et des formes de la bande dessinée. Comme toute forme produit un type de représentation particulier, il ne peut suffire de relever dans une bande dessinée des thèmes et des motifs politiques. Encore faut-il se rendre compte que le recours à certaines manières formelles de gérer ou, mieux encore, de générer ces contenus a inéluctablement une signification politique. En effet, la matérialité d’une œuvre est tout sauf le revêtement extérieur des idées qu’elle véhicule, mais oriente directement notre façon de voir, c’est-à-dire de vivre le monde27.

Ainsi, poursuit Baetens, « la politique en bande dessinée engage donc des fonctionnements très divers » :

D’un côté, elle concerne des structures fort générales, comme la réflexion sur les conditions de production, de distribution et de réception des œuvres. De l’autre, elle a trait aussi à la manière précise dont un travail se pense, se construit, mais aussi se transforme comme objet matériel autonome28.

À la déconstruction des rapports de domination s’ajoute la volonté de placer le lecteur en position réflexive « par des images qui se donnent à voir comme telles », une voie de la « métareprésentation » qui paraît « seule empruntable pour qu’une bande dessinée soit authentiquement politique »29. Aussi la bande dessinée épouse-t-elle, parallèlement à la pléthore de romans situés, ou embarqués30, tous les débats de l’actualité mais elle explicite aussi les rapports de force, symboliques ou économiques, qui la façonnent. Nombre d’œuvres allient la dénonciation littérale à une interrogation méta-réflexive qui les érigent proprement en pièces d’art critique selon la définition qu’en donne à nouveau Rancière et dont l’enjeu principal serait de faire prendre « conscience des mécanismes de la domination pour changer le spectateur en acteur conscient de la transformation du monde »31 : « l’esthétique fait de l’œuvre la manifestation ponctuelle d’une puissance d’esprit contradictoire »32.

Les pratiques de l’art ne sont donc pas des « instruments qui fournissent des formes de conscience ou des énergies mobilisatrices au profit d’une politique qui leur serait extérieure. Mais elles ne sortent pas non plus d’elles-mêmes pour devenir des formes d’action politique collective. Elles contribuent à dessiner un paysage nouveau du visible, du dicible et du faisable. Elles forgent contre le consensus d’autres formes de « sens commun », des formes d’un sens commun polémique33.

Les stratégies esthétiques y participent d’une logique du dévoilement, contre l’intériorisation et la reproduction, explicitées notamment par Bourdieu, des rapports de domination par les dominés eux-mêmes34.

Stratégies esthétiques, internes, et exploitations thématiques, construites à plus large échelle, se mêlent et/ou se développent en parallèle dans le vaste champ de la production graphique où les cheminements créatifs vont parfois jusqu’à épouser les analyses académiques pour y mettre en récit une réflexion sur les déterminismes sociaux ou les méthodes sociologiques. L’on pensera notamment aux cogitations de Tiphaine Rivière adaptant Bourdieu (La Distinction, 2023), à la reconstitution de Pascal Génot et Olivier Thomas (Bourdieu. Une enquête algérienne, 2023)35, ou au sillage creusé par des collections sociologiques, telle « Sociorama » (< 2016), dont l’ambition est d’empoigner, littéralement, des problématiques volontairement panachées (la pornographie, l’immigration, le divorce, l’Islam…) afin de « décrypter les dessous de la société », en ancrant ses fictions dans des réalités de terrain36.

À rebours d’une réception passive, la définition d’une bande dessinée politique, critique, rappelle les premiers développements des romans graphiques (Bilder-Romane), en petits formats et en gravures sur bois, d’un Masereel – les 25 images de la passion d’un homme (1918), par exemple –, salués par Stefan Zweig, comme l’avènement d’un art véritablement démocratique (celui de « bonnes images » narratives à l’instar de l’expression des « bons livres » d’un Tolstoï), qui interroge ses conditions de production, qui se façonne afin d’être accessible à tous et qui entend livrer au lecteur les clés de son émancipation à partir même de cette « démocratie imaginaire » : « parce qu’il [Masereel] sent le monde entier, il agit sur tout le monde, et parce qu’il n’appartient intellectuellement à aucune classe, il agit sur toutes les classes et tous les peuples »37. On lira dans ce diagnostic, où se succèdent les autorités (Tolstoï, Whitman, Charles-Louis Philippe, Zola…), l’expérience démocratique du roman du xixe siècle, saluée chez Rancière, comme l’avènement – même s’il n’est pas sans précédents dans l’histoire littéraire – d’une écriture caractérisée par « la suppression de toute hiérarchie entre sujets et personnages, de tout principe d’adéquation entre un style et un sujet ou un personnage ». Une écriture vécue comme « la promotion sociale et politique des êtres quelconques, des êtres voués à la répétition et à la reproduction de la vie nue »38 et dédiée à la « démocratisation de l’expérience »39. Plusieurs auteurs rappelleront également que l’artiste n’est pas au-dessus des crises sociales mais les subit tout autant, à l’image de Lynd Ward suscitant les effets de la récession économique sur les créateurs freelance, où le terme prenait surtout, dans Prelude to a million years, la consonance de « libres de mourir de faim » et où une position sociale, voire une posture militante comme chez Seth Tobocman par exemple, se révèle difficilement dissociable d’un positionnement esthétique40.

Ce diagnostic d’une réitération de la politisation ou de l’engagement de la littérature et, dans son sillage, de la bande dessinée, ne serait-elle pas alors un leurre ? L’idée de la littérature comme forme politique n’est-elle pas une idée ancienne, sans cesse reformulée ? L’engagement n’a-t-il pas toujours hanté le champ de la bande dessinée ? En d’autres termes, nos attentes envers la littérature ou la bande dessinée ont-elles réellement et fondamentalement évolué ? de quels mécanismes procède l’engagement des propos, des formes et des figures ?

Temporalités, échanges, permanences dans l’engagement des auteurs

« “Transformer le monde”, a dit Marx. “Changer la vie”, a dit Rimbaud », « ces deux mots d’ordres » n’en faisaient qu’un pour Breton et les surréalistes41, qui plaçaient dans un « rapport d’équivalence structurale Rimbaud et Marx, la poésie et la révolution », posant, comme l’a bien montré Benoît Denis, les termes de la « révolutionnarité des avant-gardes »42.

Details

Pages
402
Year
2024
ISBN (PDF)
9782875745743
ISBN (ePUB)
9782875745750
ISBN (Softcover)
9782807604780
DOI
10.3726/b19570
Language
French
Publication date
2024 (June)
Keywords
Bande dessinée et engagement Guerre et bande dessinée Politique et bande dessinée Formes de l’engagement en bande dessinée Conditions de l’engagement en bande dessinée Société et bande dessinée Littérature et engagement Art et engagement
Published
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 402 p., 85 ill. en couleurs, 13 ill. n/b, 1 tabl.

Biographical notes

Fabrice Preyat (Volume editor) Jean-Louis Tilleuil (Volume editor)

Fabrice Preyat est chercheur qualifié honoraire du FRS-FNRS et professeur à l’Université libre de Bruxelles où il enseigne l’histoire et la sociologie de la littérature française (XVIIe-XVIIIe) et de la bande dessinée. Il est directeur du Groupe de recherche ACME – A Comics Research Group. Jean-Louis Tilleuil est professeur émérite en langues et littératures romanes à l’UCLouvain et directeur du Groupe de Recherche sur l’Image et le Texte/GRIT. Il est chargé de cours à l’Université de Lille où il enseigne dans le cadre du master « Littérature de jeunesse ».

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