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Illuminations : épiphanies et fragment dans l’œuvre d’Andrés Neuman

by Élodie CARRERA (Author)
©2024 Monographs 518 Pages

Summary

Né à Buenos Aires en 1977, Andrés Neuman part vivre à Grenade en Espagne en 1991. Par-delà la simple circonstance vitale, l’auteur en fait un geste littéraire, postulant une littérature de l’entre-deux traversée par des influences multiples.
Au prisme du bref et de la métalittérature, de l’hybridité et de la fragmentarité, cet ouvrage explore les variations de l’oeuvre d’un écrivain équilibriste qui oscille entre la nostalgie des origines argentines et le monde littéraire espagnol contemporain auquel il appartient.
Après une première partie essentiellement consacrée à la nouvelle et au microrécit,l’étude se penche sur la poésie, parce qu’elle forme un contrepoint régulier à l’oeuvre narrative. La troisième partie, quant à elle, s’intéresse aux romans mais aussi à Cómo viajar sin ver (2010), chronique écrite suite à l’obtention du Prix Alfaguara pour El viajero del siglo (2009). En somme, il s’agit ici d’appréhender l’ensemble de l’oeuvre actuelle d’Andrés Neuman, de l’extrême brièveté du haïku au « roman total », afin d’en tracer les contours et d’en esquisser les caractéristiques.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Abréviations des ouvrages d’Andrés Neuman
  • Introduction
  • Partie I. Poétique du « genre bref ». Étude sur la nouvelle et le micro-récit
  • Chapitre 1. Penser les formes brèves. Nouvelles, micro-récits et aphorismes
  • A. Épilogues aux recueils de formes brèves, entre essais et aphorismes
  • Le micro-récit : paradoxe d’un nouveau genre
  • Vers une « théorie des procédés »
  • Quatre dodécalogues pour un lecteur « curieux »
  • B. El equilibrista. Réflexions sur la littérature
  • Littérature et réalité. Le travail de l’auteur
  • Le personnage
  • Le lecteur
  • C. « Lecturas ». Intertextualité et méta-nouvelle
  • Les figures littéraires
  • La figure de l’auteur
  • Chapitre 2. Structures de la nouvelle et du micro-récit
  • A. Voix narratives et personnages
  • La « voz confesional » ou le je narrateur
  • Les autres voix narratives
  • Le personnage d’Arístides
  • B. Temporalités et rythmes
  • L’éloge de la lenteur. El que espera
  • Une temporalité sous tension. El último minuto
  • Les « Miniatures », de El que espera à Alumbramiento
  • C. Structures et secret
  • Les silences : omissions, ellipses et sous-entendus
  • Débuts in medias res et « fins suspendues »
  • Micro-récits : structure, ellipse et synthèse
  • Partie II. La poésie en contrepoint
  • Chapitre 3. Pensée théorique et écriture poétique contrainte
  • A. Sur la poésie. Vers « una poética de la fusión »
  • « Por un eclecticismo responsable » (2000)
  • « Las tradiciones anteriores y la ética del asombro » (2000–2005)
  • « Manifiestos, aforismos y poéticas » (2001–2005). Métatextualités
  • « Poética a tientas ». La brièveté comme synthèse (2005)
  • « El puente » (2005) et « la frontera » (2013)
  • B. « Estrofas ». Les formes brèves poétiques contraintes
  • Les Sonetos del extraño (2007). Intratextualité et intertextualité
  • Des Gotas negras (2003) aux « Gotas eléctricas » (2020). Tradition et modernité
  • Chapitre 4. Chercher l’équilibre
  • A. « Series poéticas ». L’un et le multiple
  • Le jeu. El jugador de billar (2000)
  • Le masque. La canción del antílope (2003)
  • La mer. De Mundo mar (2000–2005) à Gotas de sal (2004–2005)
  • B. « Poemarios ». Temps et métapoème
  • La musique et les mots. Métodos de la noche (1997–1998)
  • Le futur d’un passé présent. El tobogán (1998–2001)
  • La joie et la consécration de l’instant. Mística abajo (2001–2007)
  • Le métapoème. Vivir de oído (2018)
  • C. Conjuguer les contraires. De la poésie aux formes brèves en prose
  • La mort. De l’angoisse à la perte
  • L’Éros. Le vitalisme contre Thanatos
  • Partie III. Le fragment pour le tout. Les formes longues à l’épreuve du bref
  • Chapitre 5. L’écriture du je. Épistolarité, autofiction, chronique
  • A. La vida en las ventanas (2002). Une réécriture du roman épistolaire
  • Le roman épistolaire à l’ère du numérique. La solitude du je
  • Du roman épistolaire au journal intime. L’absente présence de l’autre
  • La figure de l’auteur. Face au vide, l’écriture comme nécessité
  • B. Una vez Argentina (2003). Autofiction et démultiplication du récit bref
  • Autofiction et narration. L’écriture du je
  • Genèse d’une vocation. La figure de l’auteur à ses origines
  • Une histoire familiale, nationale et transnationale. Écriture d’une mémoire collective
  • Una vez Argentina, la nouvelle et le micro-récit. Porosité et intratextualité
  • Una vez Argentina « en el origen ». Roman et poésie
  • C. Cómo viajar sin ver (2010). Brièveté et fugacité
  • « Bienvenida ». Prologue d’un voyage éclair
  • Mémoire, politique et société
  • Territoires littéraires et variations linguistiques
  • Épilogue. « El que entra en un viaje nunca sale de él »
  • Prolongement. Microrréplicas
  • Chapitre 6. Du roman puzzle au roman global. De Bariloche (1999) à Fractura (2018)
  • A. Voix
  • L’insuffisante troisième personne
  • Polyphonies et monologues
  • B. Langues
  • Langue « anfibia », « bifurcada », « panhispánica ». Les variations de l’espagnol
  • Traductions, traducteurs et intertextualité
  • C. Espaces
  • Buenos Aires, ville aliénante dans Bariloche
  • « Wandernburgo ». Ville frontière, ville imaginaire
  • Ici. Là-bas. Partout. Non-lieux et « glocalisation »
  • D. Esthétique du fragment
  • Bariloche ou le roman puzzle
  • El viajero del siglo. Totalité générique et hybridité littéraire
  • Fractura et kintsugi
  • Conclusion
  • Parcours
  • Déchirement
  • Échos
  • Voyage
  • Héritages
  • Écrire
  • Temps
  • Après, ailleurs
  • Bibliographie
  • Index

Abréviations des ouvrages d’Andrés Neuman

Les abréviations ci-après indiquées correspondent aux œuvres les plus citées dans l’ouvrage, mais n’épuisent pas l’intégralité du corpus de l’auteur utilisé, lequel apparait dans la bibliographie finale.

Introduction

Pour lire un roman, il faut deux ou trois heures.

Pour lire un poème, il faut une vie entière.

Christian Bobin, L’Équilibriste1

Ma brièveté est sans chaîne.

René Char, La Parole en Archipel2

Entre les rives. « La frontera como lengua poética »

Né à Buenos Aires en 1977, Andrés Neuman part vivre en Espagne en 1991, à l’âge de quatorze ans. Auteur « hecho de orillas » (UVA2 124) comme il aime à le dire, il appartient tout à la fois à la littérature espagnole et à la littérature argentine, et, plus largement, hispano- américaine. Romancier, poète, essayiste, auteur de nouvelles, de microfictions ou encore d’aphorismes, il ne semble rien vouloir laisser de côté et s’essaie volontiers à la prose comme à la poésie, aux formes brèves comme au roman. Son œuvre déjà abondante est traduite en plus de vingt langues. En 2007, il a été sélectionné pour participer à l’événement Bogotá 39, qui rassemblait trente-neuf auteurs latino-américains de moins de 39 ans venus de dix-sept pays, dont les États-Unis, et en 2010, il a été nommé par la revue britannique Granta comme l’un des vingt-deux auteurs de moins de 35 ans les plus prometteurs de la scène littéraire mondiale. Cette reconnaissance remarquable va de pair chez Andrés Neuman avec la conscience aiguë de faire partie d’un champ littéraire globalisé, ou plutôt « déterritorialisé », ainsi qu’il le dit lui-même de Roberto Bolaño – « un chileno que escribió la gran novela mexicana viviendo en Cataluña »3. Le double ancrage culturel d’Andrés Neuman induit une réflexion littéraire sur les possibilités discursives et poétiques que les variantes de l’espagnol permettent. Le jeu linguistique fréquent autour de l’espagnol d’Argentine et de l’espagnol péninsulaire en est l’un des signes les plus éloquents ; tout comme l’utilisation d’une langue hybride et non assimilable à une aire hispanique concrète dans Hablar solos, ou certaines nouvelles et certains micro-récits.

La revue Ínsula ouvre l’année 2013 avec un numéro intitulé « Luces argentinas », qui contient notamment une série de dix micro-textes d’Andrés Neuman réunis sous un même titre, « La frontera como lengua poética »4. Dans la lignée d’auteurs tels que Clara Obligado (1950, Buenos Aires, Argentine), qui vit à Madrid depuis plus de trente ans et a publié en 2020 l’essai intitulé Una casa lejos de casa. La escritura extranjera, ou que Fernando Iwasaki (1961, Lima, Pérou), installé à Séville depuis de nombreuses années et qui publiait déjà en 2005 Mi poncho es un kimono flamenco, Andrés Neuman se penche, au travers de ces textes, sur cette double appartenance qui est la sienne. Sept ans plus tard, en 2020, il choisit de publier à nouveau cet ensemble de micro-essais reprenant la forme du décalogue sous le même titre qu’en 2013, réaffirmant ainsi la validité de son contenu5. Les trois derniers points abordés reprennent largement des extraits en partie réécrits de « Apuntes sobre el puente », un autre article de l’auteur6. En revanche, ce n’est pas le cas des sept premiers, dans lesquels Andrés Neuman s’intéresse aux liens particuliers qui unissent le poète à sa langue – celle dont il hérite (« lengua materna »), celle que certains ont choisie pour écrire (« un segundo idioma literario ») – et à la poésie. Ainsi commence-t-il par interroger l’idée de langue maternelle lorsqu’il s’agit du domaine poétique, puisque selon lui « para la poesía, y acaso para todo texto con vocación literaria, ninguna lengua es materna » ; « su escritura tiende a un idioma distinto » (« Frontera », 15). Le poète est tel un étranger face à sa propre langue :

La demorada extrañeza con que un poema silabea, balbucea cada palabra, reproduce en cierta forma la experiencia del extranjero que intenta pronunciar otra lengua distinta de la suya. En ambos casos, el punto de partida es una distancia con respecto al lenguaje. El no saber muy bien cómo decir lo que estamos diciendo. La sensación de que el léxico no nos pertenece. (Ibid.)

Pour Andrés Neuman, la poésie s’apparente à « un desarraigo del propio código lingüístico, un ejercicio de desconocimiento verbal » (ibid.), un laboratoire à la recherche d’autres façons de dire.

Dans son cas, cette perception de la langue maternelle comme étrangère trouve son origine dans un autre déracinement, celui qu’il a connu alors qu’il est parti vivre en Espagne avec sa famille à l’âge de 14 ans : « Pasé mi infancia en Argentina y mi adolescencia en España. Estudié la escuela primaria en una orilla, y la secundaria en otra » (ibid.). Au-delà de la simple donnée biographique, ce changement de pays au moment de l’adolescence et les questionnements qui en découlent imprègnent largement l’œuvre de l’auteur. Cette transplantation induit, selon Andrés Neuman, deux caractéristiques fondamentales pour comprendre sa vision de la poésie et, plus largement, de la littérature. D’une part, elle intervient à « una edad muy permeable, de continuas transformaciones y dudas acerca de la propia identidad » ; et, d’autre part, ce déplacement d’un pays hispanophone à l’autre, qui pourrait en apparence représenter un avantage communicationnel, vient bousculer les fondements de « la lengua natal » : « Cuando […] la mudanza altera esa misma lengua que creíamos tan propia, lo que se desarraiga es la base del habla con uno mismo. El murmullo íntimo. Es decir, la condición de la escritura poética » (ibid., 16).

Cette prise de conscience des différences linguistiques entre l’espagnol de Buenos Aires et de Grenade l’amène à sans cesse comparer l’un et l’autre : « pasé mi adolescencia traduciendo mentalmente del español al español. Buscaba equivalencias. Comparaba pronunciaciones. Pensaba cada palabra desde ambos lados. Con el tiempo, ese reaprendizaje desdoblado terminó siendo mi única manera posible de acercarme al idioma » (ibid.). S’installer dans un pays où l’on parle à la fois une langue similaire et différente provoque chez lui « una suerte de extranjerización de la lengua materna », ce qui l’amène à conclure : « Quizá, por eso, mi idea de la escritura está más relacionada con la adolescencia (como conflicto permanente con la identidad) que con la infancia (como origen remoto e inmutable) » (ibid.). Comme le narrateur de Una vez Argentina, Andrés Neuman est un auteur entre deux rives qui utilise le verbe traduire quand il fait référence au fait de passer d’un espagnol à l’autre. Ses écrits (romans, nouvelles, micro-récits) reflètent cette diversité linguistique, allant de l’espagnol péninsulaire de certaines nouvelles au lunfardo dans Una vez Argentina, en passant par la volonté de reproduire le parler des habitants de Buenos Aires dans Bariloche, non sans rechercher un espagnol en quelque sorte pan-hispanique dans Hablar solos et dans nombre de textes brefs volontairement détachés de tout territoire identifiable. Les variantes linguistiques et dialectales reflètent les différents territoires des fictions d’Andrés Neuman, et trouvent en partie leur origine dans cette méfiance vis-à-vis de la langue issue de ce « desarraigo ».

Il est donc tout naturel que, pour Andrés Neuman, la « patria » ne puisse être « un país determinado » ou « nuestra infancia », puisque « una guerra, una pérdida, un exilio » peuvent en altérer la permanence (ibid.). Il rejette également le postulat selon lequel « la patria del escritor es su lengua » mentionnant plusieurs auteurs ayant choisi « un segundo idioma literario », comme Nabokov, Beckett, Conrad, avant de citer « Rodolfo Wilcock, que merece ser estudiado como escritor argentino en lengua italiana » ou encore Copi, « autor rioplatense en francés », et Héctor Bianciotti, « que adoptó tardíamente esa lengua y llegó a ingresar en la Academia Francesa, para solo entonces empezar a escribir sobre su infancia argentina » (ibid.). La liste d’exemples ne s’arrête pas là ; il évoque aussi Charles Simic, Fabio Morábito dont il souligne l’hybridité des œuvres – « [una] aproximación fronteriza a los géneros (cuentos de índole poética, poemas con claridad narrativa) » –, et finalement, Alfredo Gangotena (ibid., 16–17). Cette énumération de cas particuliers manifeste l’intérêt d’Andrés Neuman pour toutes les formes d’hybridité littéraire, identitaire et linguistique ; cette hybridité remet en question les frontières des littératures nationales, dont la porosité interroge et éclaire le cas de l’auteur lui-même.

Écrivain hispano-argentin, Andrés Neuman se construit entre deux pays, deux traditions qui ancrent son œuvre dans deux espaces culturels et littéraires, mais aussi à l’interstice, à la frontière des deux, dans un espace propre qu’il s’emploie à construire dans ses œuvres en prose, en vers et dans ses essais. Mais cela n’est pas sans peine, car « los hablantes desarraigados se enfrentan al conflicto del lugar » : « No el lugar físico, geográfico, que es un problema menor. Sino el lugar simbólico, poético: ¿desde dónde hablamos? O, para ser más exactos, ¿qué lugar ocupamos en la frontera? » (ibid., 17). Andrés Neuman identifie « dos paradigmas para el escritor latinoamericano que reside en otra parte: el exilio político y la emigración profesional » ; deux cas de figure emblématiques du XXe siècle qui ne correspondent pas à sa situation, puisqu’il a simplement suivi ses parents, musiciens tous les deux, vers Grenade, « dentro del equipaje », quand bien même ceux-ci auraient été mus par des motifs politiques (ibid.) ; là encore il se trouve à la lisière – entre migration et exil.

Ce départ provoquant un décalage par rapport au pays natal est à rattacher à « un tercer paradigma », toujours plus présent en Espagne, celui de « las segundas generaciones » : « Niños nacidos a un lado del charco, educados por una familia proveniente del otro lado del charco. […] Estos ciudadanos híbridos tienen dos mundos irrenunciables, en permanente diálogo y conflicto. […] En español, en cambio, el fenómeno aún carece de lugar público y formulación teórica. Con la singularidad añadida de que, en muchos casos, estas segundas generaciones han mudado de cultura sin cambiar de lengua » (ibid.). Cette préoccupation centrale d’Andrés Neuman pour la « lengua » et la « cultura » explique, en marge de ses écrits de fiction et de poésie, la production régulière de textes de réflexion (articles ou épilogues, par exemple), ainsi que le développement d’une pensée théorique au sein même de ses nouvelles, romans et poèmes : au total, une dimension métalittéraire récurrente dans son écriture.

Par-delà son cas personnel, Andrés Neuman fait de cette situation un paradigme du XXIe siècle :

Durante los próximos años, en España habrá ya un considerable número de ciudadanos en edad adulta, educados por una familia latinoamericana. Algunos de ellos serán quizás escritores. Y les resultará imposible definirse categóricamente como autores españoles o latinoamericanos, así como identificarse de manera esencial con un solo dialecto del idioma. Probablemente mantendrán dos acentos de por vida, fluctuando entre uno y otro, dependiendo del entorno y los interlocutores. Su lengua anfibia, a medio camino, constituirá en sí misma un fenómeno estético. Un territorio de habla marcado por la duda de un español bifurcado. Acaso toda escritura poética, en el fondo, participe de esa incertidumbre: hablar con no se sabe quién, no se sabe bien dónde. (Ibid., 18)

Ainsi, se pose la question de l’auteur, de sa langue d’écriture, de son positionnement identitaire mais aussi celle du lecteur depuis la « incertidumbre » et la « duda », terme auquel l’auteur recourt souvent dans ses écrits sur la poésie ou même ses poèmes.

Intrinsèquement interculturelle par ses référents historiques, ses influences littéraires et sa dimension sociolinguistique, l’œuvre d’Andrés Neuman obéit à une volonté de constante expérimentation. L’étude de l’intertextualité et des influences littéraires permettra d’éclairer les visées théoriques de l’auteur, qui construit son œuvre entre deux rives – hispano-américaine et espagnole – elles-mêmes traversées par de multiples traditions importées au gré des successives vagues d’immigration, des questionnements géographiques, culturels ou encore politiques qui sont ceux de l’Europe et du sous-continent américain. Ses écrits de création – nouvelles, romans, poèmes – sont également marqués du sceau de la réflexivité critique. Sans jamais tomber dans la sécheresse, la lourdeur ou l’académisme, se laissant porter au contraire par le jeu et l’humour, sa littérature se crée et se recrée sous le signe de la métalittérature et de l’hybridité générique. La réflexion constante sur l’écriture n’est pas seulement présente dans ses nombreux essais, articles et entretiens très largement accessibles sur internet, mais aussi, nous l’avons dit, au cœur même de ses fictions et de sa poésie. Cette étude aura pour objet ce processus métatextuel, que l’on peut définir comme une émulation constante entre théorie et pratique au sein de l’écriture ; et ce travail sur les genres qui les fait dialoguer, les insère les uns dans les autres telles des poupées russes, ou encore les distingue pour mieux en montrer les spécificités.

Selon quelles modalités ce processus affecte-t-il sa prose et sa poésie ? Dans quelle mesure son œuvre littéraire est-elle en adéquation avec les aperçus théoriques proposés par l’auteur dans ses essais et ses entretiens ? Quelles grandes filiations littéraires – Bolaño, Puig, Cortázar, Borges, mais aussi bien la poésie espagnole, et argentine, le romantisme allemand ou la littérature mondiale – cet auteur revendique-t-il ? Sont-ce les mêmes qui se révèlent dans son œuvre ? Malgré un désir de rénovation permanente, quelles sont les caractéristiques de cette œuvre volontairement protéiforme ? Autant de questions qui traverseront ce travail.

La construction d’une œuvre

Le corpus de notre étude réunit prose et poésie, fictions et essais – soit, déjà, quelques milliers de pages – dans une volonté d’aborder l’œuvre dans son ensemble, afin d’en comprendre l’évolution et la construction au fil des ans, et d’en faire ressortir les caractéristiques principales et les spécificités. L’Espagne incluse dans l’espace que représente l’Europe, et l’Argentine dans l’Amérique latine, constituent les espaces privilégiés de la fiction et des essais d’Andrés Neuman. Au premier roman de l’auteur, Bariloche (1999)7, qui se déroule entre Buenos Aires et, comme l’indique le titre, la Patagonie argentine, fait suite un roman épistolaire contemporain, La vida en las ventanas (2002)8, où les traditionnelles lettres ont fait place à des mails. Dans l’autofiction Una vez Argentina (2003)9, il revisite, avec humour et douleur, l’histoire contemporaine de l’Argentine à travers l’histoire de sa propre famille et, sous un masque littéraire, celle de sa vocation littéraire10. À ce propos, dans le micro-essai (auto-)critique « La revolución del tiempo »11, Andrés Neuman revient sur l’importance de la mémoire dans son écriture. El viajero del siglo (2009)12 est, pour sa part, un roman historique de 530 pages dont l’action se situe au XIXe siècle dans une ville germanique imaginaire du nom de Wandenbourg (Wandernburgo). Située au carrefour des multiples influences de la Mitteleuropa sans s’identifier à aucune d’elles, cette ville est le siège de différents salons où des personnages issus de cultures diverses discutent art, politique, poésie et littérature. Le roman pose le problème de la transculturalité d’hier et d’aujourd’hui, au cœur du projet d’« union » européenne – Andrés Neuman considérant son livre comme un exemple de « science-fiction rembobinée »13. La dimension métalittéraire, présente dans toutes les œuvres d’Andrés Neuman jusqu’à présent citées, se trouve renforcée dans cette dernière par le dossier de douze pages intitulé « ¿Cómo se inventa una ciudad? Un viaje imaginario desde el sureste de Alemania a la creación de una novela » et publié en annexe, dossier dans lequel l’auteur – qui a enseigné quelques temps la littérature hispano-américaine à l’Université de Grenade – explicite sa démarche créative. À cette œuvre suit un texte beaucoup plus court, Hablar solos14, sorti en 2012. Dans ce roman polyphonique aux accents de road movie, trois voix se font écho sous forme de monologues alternés, qui plongent le lecteur au plus profond des tiraillements des personnages ; ceux d’un père condamné par la maladie, d’une épouse et de leur fils. Finalement, Fractura (2018)15 emmène le lecteur au Japon dans une perspective globalisée, où l’onde de choc de Fukushima se déploie sans frontières et transporte la narration sur plusieurs continents, l’Asie, l’Amérique et l’Europe, à travers plusieurs époques.

La littérature d’Andrés Neuman ne connaît pas de frontière spatiale, encore moins générique. Dans ses écrits et dans les entretiens qu’il a accordés, l’auteur n’a eu de cesse de mettre en avant son travail sur les genres brefs tels que la nouvelle ou le micro-récit. El último minuto16, publié en 2001, est le deuxième recueil de l’auteur après El que espera17, publié en 2000, et avant Alumbramiento (2006)18 et Hacerse el muerto (2011)19. Il se compose de vingt-quatre textes, ainsi que d’un « Apéndice para curiosos », qui comprend deux textes théoriques sur la nouvelle et sur l’art de la brièveté. « Variaciones sobre el cuento » est un essai dans lequel l’auteur présente une vision ironique de la théorie des genres littéraires et propose une « théorie des procédés », associée à une « técnica del minuto »20. L’accent est mis sur le rythme, la temporalité et la chute comme les éléments constitutifs de la nouvelle selon les codes traditionnellement établis pour cette forme de fiction. Dans la lignée d’Horacio Quiroga et de Ricardo Piglia, Andrés Neuman a notamment rédigé plusieurs « Dodécalogues », dont le but est de souligner de façon ludique les contradictions inhérentes à ce genre en laissant transparaître un regard amusé sur la théorie littéraire. El que espera se divise en deux sections de seize et quinze textes respectivement intitulées « Miniaturas » et « Brevedades », sections suivies par un essai désigné comme « epílogo-manifiesto ». Si les titres de ces deux sections renvoient à des formes brèves, les pièces de la première le sont davantage que celles de la deuxième ; et tandis que le premier terme renvoie à une forme connue, celle de la miniature comme objet artistique de petite dimension, « brevedades » est, pour sa part, un barbarisme puisque ce terme ne s’emploie pas au pluriel. Andrés Neuman forme ce titre à partir du substantif brevedad, qui renvoie aux notions de temps, d’espace et à l’extension du texte en lui-même. Ce barbarisme évoque avant la lettre les Barbarismos21 de son dictionnaire aphoristique et humoristique, qui date de 2014. Alumbramiento se compose de trois sections fictionnelles, « Otros hombres », « Miniaturas » et « Lecturas », et d’un « Apéndice curioso » qui réunit deux décalogues, « Dodecálogo de un cuentista » et « Nuevo dodecálogo de un cuentista ». Le premier est une version révisée de celui précédemment publié dans El último minuto, tandis que le deuxième est un nouvel apport. Hacerse el muerto n’échappe pas non plus à ce qui semble devenu une règle, ou peut-être une nécessité, et bénéficie également de son « Apéndice para curiosos », lui aussi fait de deux décalogues qui viennent compléter les précédents, si l’on en croit l’auteur. Il s’agit de « Tercer dodecálogo de un cuentista » et de « Dodecálogo cuarto: el cuento posmoderno ». Ceux-ci sont précédés de divers textes réunis en six sections. Il faut aussi ajouter El equilibrista, livre réunissant aphorismes et micro-essais, ainsi que plusieurs articles consacrés à la poésie, pour percevoir chez Andrés Neuman un souci constant de laisser une trace de la fabrique du livre, en accompagnant celui-ci d’une réflexion critique.

Contrepoint régulier à son œuvre narrative, sa poésie – l’autre rive de l’œuvre – est également traversée par l’autofiction et par l’écriture de la mémoire, ainsi que par un goût pour le défi formel et pour l’expérimentation littéraire. Andrés Neuman cultive diverses formes poétiques, le haïku, dans Gotas negras. 40 haikus urbanos. Gotas de sal. 20 haikus marinos (2007)22, le sonnet dans Sonetos del extraño ou encore le poème de forme libre dans No sé por qué et Patio de locos23. À exception de ces deux derniers titres, l’ensemble de son œuvre poétique est réunie dans l’anthologie Década (poesía 1997–2007) publiée en 2008 et rééditée en 2012, avant que ne paraissent Vivir de oído en 2018, puis Casa fugaz en 202024.

Lauréat du prestigieux Prix Alfaguara en 2009 avec son quatrième roman El viajero del siglo, Andrés Neuman a alors entrepris une tournée promotionnelle dans plusieurs villes d’Amérique latine, tournée éclair qui a donné lieu à l’écriture de Cómo viajar sin ver25. Dans ce texte hybride, à la fois journal de voyage, essai et chronique de l’instant, l’auteur propose une vision particulière de l’Amérique du XXIe siècle, une réflexion sur la globalisation et sur la notion de nationalité, qui renvoie à la question identitaire. Le voyage éclair devient expérimentation littéraire à partir d’une vision subjective et fragmentée de l’Amérique hispanique. D’octobre 2010 à mai 2020, Andrés Neuman a alimenté par ailleurs un blog, Microrréplicas26, qui offre de nombreuses clés pour appréhender l’œuvre dans son ensemble et viennent compléter les aperçus critiques publiés dans diverses revues littéraires. À cela s’ajoute encore un travail éditorial autour des formes brèves en prose, ainsi que des incursions dans le domaine de la traduction poétique avec El viaje de invierno de Wilhelm Müller et El hombre sombra de Owen Sheers27.

Si les romans d’Andrés Neuman ont davantage su attirer l’attention de la critique, il paraît essentielle de s’interroger à présent sur la place qu’occupent les formes brèves et la poésie dans l’économie d’une œuvre où elles représentent la majeure partie des publications, et où les écrits théoriques leur sont presque toujours consacrés. Quels liens ces formes brèves entretiennent-elles entre elles et aussi vis-à-vis du roman – comme si la concision servait à Andrés Neuman de recours contre le discours ? Telle est la question qui sous-tend l’ensemble du travail que l’on va lire.

Études et travaux sur l’œuvre et sur l’auteur

Pour appréhender aujourd’hui l’œuvre d’Andrés Neuman, trois ouvrages critiques se détachent.

Fruit d’un colloque international tenu à l’Université de Neuchâtel en mai 201228, l’ouvrage dirigé par Irene Andrés-Suárez et Antonio Rivas comprend la présentation de l’ouvrage, un texte écrit par Andrés Neuman lui-même, « Identidad de mano », dix articles portant sur différents aspects de l’œuvre, et enfin une large bibliographie des écrits d’Andrés Neuman et des articles et études qui lui ont été consacrés jusqu’alors29.

La deuxième référence importante pour l’étude de l’œuvre d’Andrés Neuman est une monographie d’Adélaïde de Chatellus intitulée Hibridación y fragmentación. El cuento hispanoamericano actual. Loin de n’explorer que les nouvelles de l’auteur, Adelaïde de Chatellus s’intéresse également aux mini-fictions et à certains ouvrages de poésie d’Andrés Neuman. Après un retour sur les héritages et dépassements du Boom et du Crack, elle se penche sur cette nouvelle génération d’auteurs mondialisée, offrant un panorama riche et nuancé de la nouvelle hispano- américaine au début du XXIe siècle. Sont particulièrement étudiés Juan Carlos Méndez Guédez, Fernando Iwasaki et Andrés Neuman, lesquels partagent la condition d’auteurs entre deux rives, venus d’Amérique latine et vivant en Espagne depuis de nombreuses années. En ce qui concerne Andrés Neuman lui-même, les passages portant sur le travail de la langue dans ses œuvres30, sur les genres littéraires31 ou encore sur les haïkus32 sont extrêmement éclairants. De même que l’analyse détaillée de l’hybridité générique au sein de son œuvre, avec une étude des liens entre les formes brèves en prose et en vers, au travers d’une comparaison entre haïku et micro-récit, puis avec un relevé de différentes formes brèves (poésie, nouvelles, micro-récits, aphorismes) contenues dans le roman33. Ce dernier devient alors une sorte d’hyper-genre ; seule forme capable de tout réunir : théâtre, genre policier, poème en prose, saynètes, roman épistolaire et mini-fictions – avec pour exemple principal El viajero del siglo. Cette analyse mériterait d’être étendue à d’autres romans d’Andrés Neuman, afin de voir les constantes et les variantes de cette hybridité, qui semble être une caractéristique constitutive des œuvres de l’auteur. Les points évoqués se trouvent dans la deuxième partie de l’ouvrage, « Variedad formal en el relato hispanoamericano último ». La troisième et dernière partie, au travers du prisme du lecteur, développe une approche plus technique des éléments constitutifs des formes brèves, pour en voir les fonctionnements entre héritages et innovation. Enfin, Adelaïde de Chatellus a également dirigé l’ouvrage El cuento hispanoamericano contemporáneo. Vivir del cuento où l’on trouve notamment plusieurs textes d’Andrés Neuman, ainsi qu’un article où Francisca Noguerol s’emploie à dresser un panorama de la nouvelle au tournant du siècle34.

Le troisième livre exclusivement consacré aux écrits d’Andrés Neuman est paru en 2020 aux Presses Universitaires de la Méditerranée sous la houlette de Julio Zárate, Karim Benmiloud, Raúl Caplán et Erich Fisbach. Intitulé Andrés Neuman extraterritorial, il réunit le contenu de deux journées d’études sur l’œuvre d’Andrés Neuman, l’une ayant eu lieu à Angers en 2011 et l’autre à Montpellier en 201635. Outre le texte de présentation et la série de micro-essais « La frontera como lengua poética », il réunit onze articles principalement consacrés aux romans de l’auteur, à l’exception de l’étude de Cristina Breuil qui explore poèmes et aphorismes, et d’un autre article portant sur les nouvelles d’El último minuto.

Il faut également mentionner l’existence de deux thèses de doctorat sur l’œuvre d’Andrés Neuman. La première, soutenue en 2016 par Aude Naef à l’Université Paris Sorbonne, intitulée Fronteras y zonas de contacto entre las escrituras coreográficas y poéticas. Lenguajes del cuerpo a la palabra en la obra de Andrés Neuman, interroge l’existence d’un dialogue entre expression verbale et chorégraphique, entre langage et danse dans une perspective transdisciplinaire. Le choix de l’œuvre d’Andrés Neuman pour mener à bien ladite étude « encuentra su fuente en el carácter móvil, híbrido y plurigenérico de la obra literaria del autor hispano- argentino »36. Elle choisit de s’intéresser à l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, et tout spécialement à la partie poétique en portant une attention particulière aux haïkus. Javier Ferrer Calle, quant à lui, restreint le corpus de son étude aux romans d’Andrés Neuman. Sa thèse soutenue et publiée en Allemagne a pour titre Las cadenas de la identidad: poéticas del desarraigo y el viaje en la obra de Andrés Neuman. Les deux axes vertébraux de ce travail, « el desarraigo » et « el viaje », correspondent aux deux chapitres du développement du livre : « La hipótesis principal es que el escritor representa en su obra la identidad como un proceso constante de negociación que, atravesado por su experiencia migratoria, se escenifica en su narrativa en una doble poética: la del desarraigo y la del viaje »37. L’introduction de ce livre s’intéresse à « Identidad de mano », un texte d’Andrés Neuman, avant de présenter de façon détaillée la réception qui a entouré la publication de chacun des ouvrages de l’auteur, tous genres confondus.

Outre ces ouvrages et thèses, il existe une série d’articles isolés qui n’a cessé de croître au fil des années, surtout sur les romans, rendant impossible de tous les citer ici. Il faut tout de même mentionner l’article de Francisca Noguerol intitulé « Los poros del sentido » car il a été l’une des sources les plus enrichissantes de ce travail, notamment au travers des axes de lectures qu’il propose, mais également en raison des ponts qu’il tend entre prose et poésie38. Les articles d’Irene Andrés-Suárez (sur le micro-récit et la nouvelle), de Julia González de Canales (sur les dodécalogues), de Cristina Breuil (sur la poésie et les aphorismes), Paul-Henri Giraud (sur les haïkus), Luis Antonio de Villena, ainsi que ceux plus courts de José Luis García Martín, Luis García Jambrina et Marcos Eymar pour la poésie, ont nourri notre réflexion ; c’est aussi le cas de l’article particulièrement suggestif de Lorena Ferrer Rey sur Cómo viajar sin ver39. Quant aux entretiens, ceux menés par Silvina Friera et Gracia Morales nous ont beaucoup apporté40.

Qu’est-ce qu’une forme brève ?

L’adjectif bref est issu de brevis, « qualificatif latin [qui] concerne parfois l’étendue spatiale (“court, étroit, de petite taille”), mais de façon bien plus distinctive le rapport au temps : “de courte durée” et c’est bien ce sens temporel de l’adjectif que retient l’adverbe brevi, “en peu de temps, vite” et “en peu de mots, brièvement” »41. Si la réduction « en peu de mots » a perduré, la question de la durée est plus difficile à trancher dû à la densité de la forme brève ou des formes brèves, car faut-il user du singulier ou du pluriel ?

En 1994 s’est tenu à l’Université Sorbonne Nouvelle le quatrième colloque international du CRICCAL. Celui-ci, qui portait sur Les Formes brèves de l’expression culturelle en Amérique latine, a donné lieu à deux tomes de la revue América. Le premier est consacré à la Poétique de la forme brève : Conte, nouvelle, tandis que le second porte sur d’autres genres, Poésie, théâtre, chanson, essai. Le titre du colloque fait le choix de la multiplicité en choisissant le pluriel pour évoquer les formes brèves, mais c’est un autre choix que fait Michel Lafon en intitulant son article « Pour une poétique de la forme brève »42. Ce choix n’est pas fortuit et il est le point de départ de la réflexion qu’il mène dans cet article :

Peut-on faire la théorie d’une forme brève et peut-on, plus précisément, théoriser une forme littéraire sous les auspices de sa brièveté ? […] Mon propos, ici, n’est pas de revenir sur ce qui a déjà été fait en dressant une manière de bilan, mais […] d’ébaucher, avec toutes les précautions que l’on devine et sans limitation particulière au champ latino-américain, une théorisation de la forme littéraire brève. (p. 13)

Si Michel Lafon choisit logiquement la brièveté comme point de départ d’une définition de la forme brève, il en discute rapidement les limites jusqu’à en faire « un concept fort peu opératoire » (ibid.), car, écrit-il, « [c’est] moins sur la brièveté en soi, que sur les caractéristiques induites par la brièveté, sur ses conséquences textuelles et paratextuelles, que je voudrais proposer quelques observations » (p. 14). Ce qui permet de définir la forme brève n’est pas tant son extension, que son « inclusion » possible dans un support :

C’est souvent, en effet, par rapport à une forme inclusive (revue, recueil, anthologie, etc.), qu’une forme incluse est dite brève, au point que la brièveté semble parfois ne pas avoir d’autre définition que celle-là : est bref ce qui est inclus. La différence entre une longue nouvelle et un court roman peut ne tenir qu’à cela, au fait que celui-ci constitue à lui seul un livre, alors que celle-là constitue, avec d’autres, un recueil. (Ibid.)

« Est bref ce qui est inclus », cette prémisse énoncée par Michel Lafon, fait de la forme brève une « forme solidaire » et pas « solitaire »,

inséparable d’un contexte que le fragment laisse plutôt, par sa nature même, dans les limbes, mais que d’autres formes brèves explicitent : l’intertexte minimum obligé que constituent les autres nouvelles, les autres poèmes, les autres essais d’un recueil – et le paratexte qui les constitue en livre. D’où un nouveau paradoxe : la forme brève affiche l’apparence d’une discontinuité, d’un désordre, d’une indétermination, mais ne cesse de renvoyer à une continuité profonde, à un ordre supérieur, à une surdétermination – ceux que promeut, en dernière analyse, l’instance (ordonnatrice, organisatrice, classificatrice) de l’auteur. (p. 15)

La forme brève appartient au recueil et à l’anthologie, comme c’est le cas pour la nouvelle ou le micro-récit. Mais Michel Lafon va plus loin et inclut des formes poétiques telles que le haïku et le sonnet, « autant de formes à haute densité, à forte structuration, se fondant d’une espèce de perfection formelle et de totalité signifiante », où « forme, structure et sens coïncident » (ibid.). Il l’élève même au rang d’« emblème d’achèvement textuel, de littérarité », qui la renvoie à « ce paradoxe fondateur qui associe brièveté signifiante et multiplicité signifiée » (p. 14).

Loin d’être une, la forme brève apparaît protéiforme, tantôt fragment qui tient de l’inachevé, tantôt forme totale, œuvre entière, qui, sur le modèle des poupées russes, fait partie d’un projet littéraire qui la dépasse et l’inclut en même temps. Forme limitée, restreinte et contrainte, elle interpelle par sa capacité à créer du sens, à innover et à transcender les genres. Ce que nous propose Michel Lafon, c’est une reconfiguration de la théorie des genres pour la deuxième moitié du XXe siècle et pour le XXIe siècle. Suivant un ordre binaire, il y aurait, d’un côté, la forme brève et, de l’autre, cette forme canonique qu’est le roman, « qui constitue de fait la norme du non-bref, voire le seul contre-exemple à opposer, du moins à notre époque, à la brièveté (au point que l’on en arrive à se demander si le bref n’équivaut pas au non- romanesque) » (p. 16). Cette dernière affirmation comporte ses limites. Si des formes poétiques comme le haïku et le sonnet peuvent se concevoir comme des formes brèves, il ne semble pas possible de dire la même chose d’un poème tel que Blanco d’Octavio Paz, œuvre et livre en soi dans son édition originale de 1967. Il n’en reste pas moins que cette bipartition forme brève/roman permet de les mettre sur un pied d’égalité et ouvre des perspectives d’études comparées au sein de la forme brève, mais aussi du roman, puisque :

La forme brève peut constituer l’entier d’un texte, mais elle peut aussi découper un texte en de multiples unités, textuelles et paratextuelles. Écrire contre le roman, ce n’est plus nécessairement écrire en dehors du roman, et il existe sans doute mainte façon de « faire court » à l’intérieur même d’une forme longue. (p. 18)

Pour Michel Lafon, il faut se poser « la question un peu magique “de quoi parlent les formes brèves ?” » pour comprendre qu’« elles parlent d’elles-mêmes, de leur résistance aux normes du long, de leurs fragiles spécificités » (p. 17). Elles portent en elles cette dimension métalittéraire qui leur permet d’exister.

Alors, forme brève ou formes brèves ? Pour Alain Montandon, elles sont « diverses, hétérogènes et nombreuses », et il en cite un certain nombre :

Details

Pages
518
Publication Year
2024
ISBN (PDF)
9782875749574
ISBN (ePUB)
9782875749581
ISBN (Softcover)
9782875749567
DOI
10.3726/b21224
Language
French
Publication date
2024 (September)
Keywords
formes brèves poésie nouvelle micro-récit roman métalittérature hybridité fragmentarisme fragment Espagne Argentine Andrés Neuman transatlantique
Published
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 518 pp

Biographical notes

Élodie CARRERA (Author)

Agrégée d'espagnol et docteure en études romanes (littératures hispanoaméricaine et espagnole), Élodie Carrera s’intéresse à l’hybridité littéraire, aux formes brèves et à la poésie aux XXe et XXIe siècles, ainsi qu'au fragmentarisme dans le roman contemporain. Elle est actuellement Maîtresse de conférences à l'Université de Lille et membre du CECILLE (ULR 4074).

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