Les figures tutélaires dans la poésie et la prose de langue allemande aux 20e et 21e siècles
Entre filiations, rejet et création
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Remerciements
- Table des matières
- Introduction. Les figures tutélaires dans la poésie et la prose de langue allemande aux 20
- I. Littérature et psychanalyse, l’angoisse de l’influence chez Harold Bloom
- Die Hermeneutik und die kabbalistische Auslegung. Zu Friedrich Schleiermacher und Harold Bloom (Achim Geisenhanslüke)
- Se soumettre, s’en remettre, ou se démettre? Destins des figures tutélaires chez Freud, entre Nebenmensch et Pindare (Joël Bernat)
- II. De la poésie moderne à la postmodernité: entre «Einfluss-Angst» et «Einfluss-Lust »
- Les maîtres de la modernité poétique
- „Und für sein denkbild blutend: MALLARMÉ“. Zu Stefan Georges Mallarmé-Bild und dessen Fortleben (Leo Pinke)
- Vom Nutzen und Nachteil der poetischen Leitfigur für das literarische Schaffen (Rüdiger Görner)
- Celan et la fraternité poétique
- ‘Bruder Ossip’. Zu Paul Celans Resonanz auf Osip Mandel’štam (Klaus Bruckinger)
- Ossip Mandelstam comme figure tutélaire dans le poème Es ist alles anders de Paul Celan: la concrétisation de l’utopie d’une parole humaine (Nadia Lapchine)
- Problematische Klassizität – problematische Modernität. Paul Celan liest Goethe und Hölderlin (Michael Woll)
- Les figures tutélaires dans la poésie postmoderne: intertextualité, intermédialité et plaisir du texte
- „Die Hauptstraße, auch der Gedanken, ist aus 6spurigem Asphalt“. Rolf Dieter Brinkmann: ein ‚role model‘ der deutschsprachigen Gegenwartsliteratur? (Roberto Di Bella)
- Ulrike Draesners und Thomas Klings Lyrik der Einflusslust: biopoetische Wiederverwertung der Leitfiguren als Nährboden und Botenstoffe (Sylvie Arlaud)
- Les figures tutélaires de Rebecca Horn: un chemin pour comprendre l’oeuvre (Françoise Lartillot, Minusch Toko Afonso)
- La réception des «phares» de la modernité poétique en RDA
- Vérités et mensonges? Filiations et figures tutélaires chez Peter Huchel (Maryse Jacob)
- Intertextuelle Leitfiguren als Inspirationsquellen und Spiegelfiguren in Wolfgang Hilbigs dichterischem Werk: zwischen Einfluss-Angst und Einfluss-Lust (Nadia Lapchine)
- Kurt Schwitters et Ernst Jandl dans l’œuvre expérimentale de Jan Faktor: l’exemple des lectures/ performances de la décennie 1980 aux années 2000 (Sibylle Goepper)
- «Fragments, ruines et misch-masch potpourri» – ombres de T.S. Eliot chez Durs Grünbein (Jessica Wilker)
- III. Le rapport ambivalent aux maîtres dans la prose
- Entre admiration et parricide
- Les écrivains français et leur mise en scène dans l’œuvre essayistique et romanesque d’Heinrich Mann (Frédéric Teinturier)
- Vaincre l’ombre du Cantor: du «Bachicide» chez Friedrich Nietzsche, Hans Henny Jahnn et Thomas Bernhard (Frédéric Sounac)
- La figure du maître dans Maîtres anciens de Thomas Bernhard (Yves Iehl)
- La Métamorphose métamorphosée. Canetti et Tawada lecteurs de Kafka (Dirk Weissmann)
- Des filiations littéraires aux écritures postmodernes: entre présence et disparition
- Faust als negative Leitfigur in der Literatur nach 1945 (Michael Braun)
- «Que cherches-tu, poète, dans le couchant?»: Antonio Machado ou le spectre de la mélancolie dans l’œuvre tardive de Peter Handke (Gauthier Labarthe)
- Evelyn Schlag: Filiation, intertextualité et auctorialité au féminin (Cécile Chamayou-Kuhn)
- Doppelte Filiation zwischen literarischer Erinnerung und Familiengedächtnis: Jenny Erpenbeck und Hedda Zinner (Carola Hähnel-Mesnard)
- Obras publicadas en la colección
Les figures tutélaires dans la poésie et la prose de langue allemande aux 20e et 21e siècles
Entre filiations, rejet et création
Nadia Lapchine / Achim Geisenhanslüke / Yves Iehl / Françoise Lartillot (éds.)
Lausanne - Berlin - Bruxelles - Chennai - New York - Oxford
Information bibliographique publiée par «Die Deutsche Nationalbibliothek»
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Avec le soutien de l’UFA, du CEGIL (Université de Lorraine) et du CREG (Université de Toulouse Jean Jaurès).
Toutes les œuvres de Rebecca Horn © ADAGP, Paris, 2023.
ISSN 1662-7539 Print |
ISSN 2235-6797 eBook |
ISBN 978-3-0343-4378-7 Print. |
ISBN 978-3-0343-4970-3 eBook |
ISBN 978-3-0343-4971-0 ePub |
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DOI 10.3726/b21897 |
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À propos de l’auteur
Nadia Lapchine: Maître de conférences à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses recherches portent sur la poésie moderne et contemporaine de langue allemande, l’approche herméneutique de la poésie “hermétique”, l’intertextualité et les poétiques de la modernité européenne.
Achim Geisenhanslüke: Professeur des universités et Directeur de l’Institut d’études littéraires générales et comparées à l’Université Johann Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le-Main. Ses recherches portent sur Michel Foucault, la théorie littéraire, la littérature comparée et l’histoire de la littérature européenne.
Yves Iehl: Maître de conférences à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses principaux sujets de recherche sont la littérature autrichienne du 20e siècle, l’intermédialité et les diverses formes de l’écriture narrative brève.
Françoise Lartillot: Professeur des universités à l’Université de Lorraine. Elle est spécialiste de littérature, histoire des idées modernes et contemporaines et particulièrement des relations entre poésie et poétologie (18e-21e siècle) ainsi que de questions liées à l’analyse culturelle ou à l’histoire culturelle des pays de langue allemande.
À propos du livre
Cet ouvrage analyse les relations entre écriture et tradition à partir d’une réflexion sur la notion de figure tutélaire conçue comme modèle d’écriture et incarnation d’un héritage littéraire. Dans le prolongement de la tradition de l’imitatio, la figure tutélaire est envisagée au sens de “maître” ou de guide qui acquiert une fonction exemplaire dans le processus de création. Les contributions étudient les diverses modélisations des “Phares” (Baudelaire) dans la poésie et la prose de langue allemande aux 20e et 21e siècles. Le point de départ de la réflexion est l’ouvrage de Harold Bloom The anxiety of influence, qui considère les rapports entre l’écrivain et ses modèles comme une impitoyable «psychomachie». Si le concept d’Einfluss-Angst s’applique à la quête d’originalité de la modernité classique, on constate après 1945 l’élaboration de nouvelles formes d’interauctorialité et d’intertextualité. La notion d’Einfluss-Angst fait place à celle d’Einfluss-Lust propre aux écritures postmodernes.
Pour référencer cet eBook
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Remerciements
Les éditeurs de cet ouvrage tiennent à exprimer leur vive reconnaissance aux diverses institutions et personnes impliquées dans l’élaboration du colloque international sur les figures tutélaires qui a eu lieu à Metz du 30 septembre au 2 octobre 2021.
Il a été organisé par Nadia Lapchine et Yves Iehl (Université Toulouse Jean Jaurès) en collaboration avec l’Université de Lorraine, site de Metz (Pr. Françoise Lartillot), l’Université J. W. Goethe de Francfort-sur-le-Main (Pr. Achim Geisenhanslüke), Sorbonne Université (Pr. Bernard Banoun), l’Université de Nantes (Pr. Werner Wögerbauer) dans le cadre du Projet Formation Recherche CIERA intitulé Réseaux poétiques et post-modernité continuée (années quatre-vingt à nos jours) piloté par Françoise Lartillot.
Les organisateurs de cette manifestation tiennent notamment à remercier:
Nadia Lapchine, Yves Iehl
Introduction Les figures tutélaires dans la poésie et la prose de langue allemande aux 20e et 21e siècles: de l’angoisse de l’influence au plaisir de l’intertexte. Approches théoriques et historiques
«Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu.»
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
L’objectif des contributions réunies dans cet ouvrage est d’analyser les diverses relations entre écriture et tradition littéraire à partir d’une réflexion sur la notion de figure tutélaire conçue comme incarnation spécifique d’un héritage culturel et spirituel qui est susceptible de susciter des processus variés d’appropriation, de création et de transmission. L’enjeu de ces diverses études est de mettre en évidence l’évolution des modes de représentation et le rôle spécifique des figures tutélaires dans la poésie et la prose de langue allemande aux 20e et 21e siècles. Dans le prolongement de la tradition antique de l’imitatio et de l’aemulatio, la notion de figure tutélaire est d’une part considérée comme modèle au sens de maître ou de mentor spirituel qui, par la grandeur de son œuvre, acquiert une fonction à la fois fondatrice et paradigmatique dans le monde des lettres. D’autre part, elle est appréhendée dans un sens plus large comme un guide, une «Leitfigur», c’est-à-dire comme une instance de référence librement choisie par les auteurs, qu’ils érigent au rang de figure d’identification, de «frère spirituel», de source d’inspiration, voire d’icône, et dont les œuvres constituent un idéal régulateur tout en ouvrant un horizon de nouvelles possibilités d’écriture.
La réflexion se concentre sur les rapports complexes qu’entretiennent les écrivains avec ces illustres figures du passé qu’ils envisagent non seulement sous l’angle de l’admiration, de l’apprentissage ou de l’idéalisation, mais aussi sur le mode de la concurrence, voire du rejet avec toutes les nuances intermédiaires que peuvent renfermer ces relations ambivalentes. Ces divers types de filiation littéraire peuvent ainsi s’apparenter à certaines configurations œdipiennes telles que Freud les a définies dans son texte Le roman familial des névrosés (1909) 1: ces constellations identitaires trouvent notamment leur objectivation dans l’élaboration d’une «famille» ou généalogie artistique au sein de laquelle l’écrivain cherche à se situer et à définir sa propre identité littéraire à travers le miroir de l’altérité.
D’un point de vue méthodologique, cette approche interauctoriale se distancie de la traditionnelle critique des sources en privilégiant les notions d’altérité et de mémoire littéraire développées notamment par Judith Schlanger dans son essai La mémoire des œuvres (2003) 2: elle y met l’accent sur le rôle crucial de l’admiration lettrée dans la création artistique3 ainsi que sur le processus fécond de circulation des noms propres et des œuvres canoniques au sein de l’espace mémoriel de la littérature qui ne cesse d’interroger son rapport à la tradition telle qu’elle s’incarne dans les grandes figures du passé:
De quoi se nourrit l’élève, sinon de ce qu’il convient d’admirer? On lui fait lire ce qui est grand, le trésor même des lettres, la ligne de ciel surplombante des chefs-d’œuvre ; on le plonge, en principe, dans le sentiment qui est à la source de la culture des lettres: l’admiration.
Mais c’est une admiration utile, une admiration qui ne reste pas passivement contemplative: elle débouche sur un savoir-faire pratique. La substance poétique admirable est donnée à dépecer par lambeaux, à recycler, à bricoler. En calquant les modèles, en détournant leurs fragments, en reproduisant des tours, des thèmes, des tons, l’élève, doit (c’est là l’objectif) devenir apte à produire lui aussi des variations ludiques dans le même cadre à partir du même stock. 4
Quels sont les divers modes de réception des grandes figures de l’histoire littéraire dans le processus d’écriture? Quelles sont les implications poétologiques de ce dialogue interauctorial? Comment se construit la mémoire des auteurs de renom et de leurs chefs-d’œuvre dans l’espace littéraire? Dans quelle mesure le passé livresque fonde-t-il le présent poétique pour reprendre la question centrale de Schlanger?
Un des principaux objectifs de cet ouvrage centré sur les rapports maître-disciple est de s’interroger sur les diverses modalités de la création littéraire dans la perspective d’une esthétique de la production. Le point de départ de la réflexion est constitué par l’ouvrage d’Harold Bloom The anxiety of influence publié en 19735: à l’époque où les théories poststructuralistes, alors très en vogue, affirment la négation du sujet au profit de la suprématie du texte, Bloom défend de manière hautement subversive une approche interauctoriale de la poésie reposant sur une conception psychologique de l’intertextualité. Il développe, sous un angle psychanalytique, une conception agonale de la littérature en considérant les rapports entre l’écrivain et ses modèles, assimilés à des figures paternelles, comme une «lutte poétique pour le pouvoir», une impitoyable mais féconde psychomachie dans le but d’accéder au panthéon de la littérature. Bloom récuse en effet le lien pédagogique maître-disciple au service de la formation d’un écrivain par un autre pour mettre au contraire l’accent sur les diverses stratégies de défense élaborées par le poète-héritier afin de ne pas se laisser inhiber par la grandeur de ses précurseurs. La principale préoccupation de ce dernier est d’éviter de succomber à «la maladie de l’influence»6 devenue synonyme d’impuissance créatrice ou d’imitation épigonale. Pour devenir un «poète puissant» ou un génie au sens bloomien du terme, le disciple se doit de dépasser son ou ses maîtres et de prouver son originalité créatrice par la construction d’une parole singulière.
Ce combat intrapsychique «du poète dans le poète»7, autrement dit du poète-successeur contre l’autorité et l’ombre menaçante des Anciens, est défini comme une «mélecture» ou une «correction créative»8 de l’héritage littéraire que Bloom décline sous la forme de six modèles révisionnistes: alors que Clinamen témoigne de la part de l’écrivain d’une appropriation de la tradition conçue comme prolongement correctif de l’œuvre du modèle, Tessera relève d’une volonté de complémentarité par l’ajout de la pièce manquante destinée à parachever la «mosaïque» littéraire héritée. Le point commun entre Kenosis, Daemonisation et Askesis est le recours du poète-héritier à diverses stratégies de défense comme l’exorcisation, l’autopurgation, voire la rupture afin de contrecarrer le «démon de l’influence» et de se distancier de l’emprise oppressante de ses «pères littéraires». Le dernier mouvement correctif Aphrodades est représentatif de la fin des «années d’apprentissage» du poète-successeur devenu le créateur de ses propres «pères littéraires» à l’issue du travail d’individualisation du canon et de création plus au moins souveraine d’une généalogie littéraire.
Dans son ouvrage sur l’intertextualité9, Tiphaine Samoyault simplifie à juste titre cette nomenclature complexe et parfois déroutante de la terminologie bloomienne en distinguant trois types de rapports au modèle: l’admiration, la dénégation et la subversion. Cette typologie permet de délimiter clairement des postures auctoriales associées à diverses pratiques d’écriture allant de l’imitation admirative à l’inspiration sélective du suiveur en passant par la déformation, voire la destruction délibérée de l’héritage littéraire chez certains écrivains particulièrement rebelles à toute forme d’autorité.
Si l’approche bloomienne permet d’éclairer la création littéraire dans son ensemble sous l’angle éminemment narcissique10 des rapports de pouvoir et de la rivalité artistique, il convient cependant de dépasser cette conception anhistorique et trop exclusivement agonale de la production littéraire. En effet, si le concept d’Einfluss-Angst ou d’angoisse de l’influence s’applique à la revendication centrale d’originalité et d’autonomie de la part des grands représentants de la modernité européenne inaugurée par Baudelaire, on constate aussi l’émergence, après 1945 et a fortiori à l’époque postmoderne, de nouvelles formes d’intertextualité et d’interauctorialité.
En effet, l’étude diachronique du rapport au modèle dans la poésie et la prose de langue allemande aux 20e et 21e siècles fait clairement apparaître un processus de déhiérarchisation et d’émancipation à l’égard de l’autorité des maîtres ou des divers modèles littéraires.
Dès la fin du 19e siècle, cette problématique du rapport maître-disciple est au centre de la réflexion métapoétique sur le processus de création dans la littérature et trouve par la suite son mode d’expression privilégié dans le caractère hautement dialogique de la poésie moderne et postmoderne. La modernité poétique initiée par Baudelaire repose en grande partie sur l’idée centrale d’innovation qui est élevée au rang de valeur esthétique suprême comme l’attestent les derniers vers du poème Le Voyage sur lequel s’achèvent Les Fleurs du Mal: «Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,/Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?/Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau!»11.
Cette exhortation de Baudelaire à l’exploration de l’Inconnu et à la création de formes nouvelles connaît par la suite une résonance exceptionnelle dans le symbolisme français et allemand, en partie grâce à la traduction de ses œuvres par Stefan George. Ce travail de médiation littéraire et culturelle qui a été effectué par de nombreux poètes-traducteurs aux 19e et 20e siècles a grandement contribué au processus de circulation et d’échange littéraires qui fait la spécificité de la modernité européenne. L’internationalisation du champ littéraire à partir du symbolisme français12 s’inscrit à l’évidence dans le prolongement de l’idée goethéenne de Weltliteratur13 et de l’idéal de la «progressive Universalpoesie» du romantisme allemand14. La réception enthousiaste de Baudelaire par les grands poètes français et allemands tels Rimbaud, Mallarmé, George, Rilke ou Hofmannsthal s’accompagne d’une appropriation de l’impératif de nouveauté de la modernité qui va de pair avec la revendication d’ une conception agonale de l’écriture envisagée comme un lieu d’affrontement avec la tradition et de dépassement du «poison tutélaire» des prédécesseurs selon la formule éloquente de Mallarmé dans Le tombeau de Charles Baudelaire15. Le point commun entre les grands maîtres de la modernité européenne est en effet la revendication de l’autonomie de la sphère poétique. Cette émancipation de la parole poétique s’avère indissociable de l’adhésion à une conception démiurgique ou prophétique de l’auctorialité16 qui, en dépit de la crise du sujet moderne, s’inscrit dans la continuité de la tradition du poeta vates17et du «Genie-Kult» du Sturm und Drang18. Le génie moderne se distingue en priorité par sa lutte acharnée contre l’autorité et la tutelle inhibante de ses grands prédécesseurs. Sous l’impulsion de la soif d’absolu et de l’aemulatio, le poète-démiurge cherche en premier lieu à surpasser ses maîtres par l’invention d’un idiome personnel répondant à l’exigence centrale d’originalité. C’est donc par le dépassement des chefs-d’œuvre qui l’ont précédé que le génie est en mesure d’affirmer sa puissance créatrice et de s’affranchir des chaînes de la tradition et de la tutelle de ses maîtres. Dans le Salon de 1846, Baudelaire fait à ce titre une distinction très nette entre la catégorie méprisable des «singes artistiques» et celle de l’artiste fort ou du génie souverain incarné à ses yeux de manière exemplaire par Delacroix:
Cette intervention du hasard dans les affaires de la peinture de Delacroix est d’autant plus invraisemblable qu’il est un des rares hommes qui restent originaux après avoir puisé à toutes les vraies sources, et dont l’individualité indomptable a passé alternativement sous le joug secoué de tous les grands maîtres19.
Rimbaud va par la suite radicaliser l’héritage poétique de Baudelaire par son désir d’une révolution simultanée «des idées et des formes»20. La lutte contre «la vieillerie poétique»21 constitue de fait une des principales visées de l’alchimie du verbe du poète-voyant qui, tout en se sentant redevable à ses prédécesseurs, s’acharne à les dépasser par sa création éminemment innovante d’une poétique de l’altérité22. Le rapport problématique à soi et à l’autre devient programmatique chez Rimbaud: sa célèbre formule «Je est un autre» dans les Lettres du Voyant23 ne s’applique pas seulement à l’exploration de l’opacité de l’espace intérieur24 dans la continuité des écritures introspectives de la modernité. A l’époque du romantisme de Jena, Novalis avait déjà indiqué le chemin à suivre: «nach Innen geht der geheimnivolle Weg 25». La formule énigmatique de Rimbaud renvoie également à la complexité du rapport spéculaire entre l’écrivain et ses modèles ainsi qu’à l’autoréflexivité d’une écriture moderne en quête d’elle-même: «La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant. 26» Qui écrit, l’auteur ou l’Autre? «Il faut être absolument moderne.»27, tel est le credo poétique que Rimbaud a concrétisé dans ses œuvres révolutionnaires Une saison en enfer et Illuminations. Le poète-voyant dont l’œuvre a été traduite en allemand dès 1907 par K.L. Ammer28 transmet ainsi à la postérité européenne la formule-clé de l’innovation comme Telos de la modernité poétique. Son rejet de la tradition s’avère toutefois ambivalent car il se montre aussi admiratif de ses maîtres: «Du reste, libre aux nouveaux! d’exécrer les ancêtres 29» s’exclame Rimbaud dans une des Lettres du Voyant où le «voleur de feu» s’insurge contre les Anciens tout en élevant, dans un même élan prométhéen, Baudelaire au rang de Dieu:
Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. 30
Cette oscillation dialectique entre l’idéalisation, voire la sacralisation du modèle et la critique de l’héritage littéraire illustre par conséquent l’extrême ambivalence des poétiques de la modernité européenne de la première moitié du 20e siècle. On retrouve cette tension productive entre tradition et innovation dans le symbolisme allemand puis l’expressionnisme, comme en témoigne l’écriture foncièrement novatrice de Georg Trakl qui entretient un dialogue simultané avec plusieurs modèles poétiques parmi lesquels figurent en priorité Hölderlin, Novalis et Rimbaud31.
Un autre exemple inédit de rapport maître-disciple au début du 20e siècle est celui du cercle de Stefan George dont l’originalité réside dans la mise en place d’une «mystique du maître» professée par George, et dans le culte idolâtre de la figure de Maximin célébré dans ses derniers recueils Der Stern des Bundes (1911) et Das neue Reich (1928) comme l’incarnation de la beauté parfaite et de l’esprit de la nouvelle élite allemande. George Steiner n’hésite pas à invoquer la notion d’autoritarisme pour saisir la spécificité du lien maître-disciple au sein de ce cercle élitiste: «George revendiquait son autorité prophétique jusque dans la vie privée de ses disciples. Quitter le Cercle était inadmissible. En être chassé équivalait à une ‘condamnation à mort ‘32». L’identification du poète à la figure du guide spirituel («Führerfigur»33) fut à l’origine d’une instrumentalisation idéologique de George par les nazis: «Les nazis essayèrent de s’approprier la mystique oligarchique de George, lequel reconnut dans l’hitlérisme une grossière parodie de sa conception de l’autorité du chef apostolique.» 34 Ce n’est pas un hasard si après la catastrophe du totalitarisme nazi, la littérature après 1945 va s’opposer de manière catégorique à toute forme de soumission servile à l’autorité du maître comme dans le cercle de George, que certains critiques ont parfois interprété après-coup comme une préfiguration funeste du «Führerkult» durant le Troisième Reich.
D’un point de vue historique, l’année 1945 marque en Allemagne une césure radicale après l’expérience traumatique de la Shoah et la catastrophe européenne de la Seconde Guerre mondiale. Mais comme le font remarquer les historiens de la littérature, cette coupure historique n’a pas trouvé d’équivalent dans la littérature allemande d’après-guerre: il n’y a pas eu de «Stunde Null» et ce concept relève davantage du mythe que de la réalité. Dans une Allemagne en ruines tant sur le plan matériel que culturel, de nombreux écrivains évitent dans un premier temps de se confronter au passé nazi35. En dépit de l’engagement antifasciste des auteurs contraints à l’exil durant le Troisième Reich, – on songe en particulier à Bertolt Brecht et à son poème programmatique An die Nachgeborenen36- on observe aussi bien dans la prose que dans la poésie de langue allemande après 1945 une tendance très marquée au refoulement de la Shoah et du passé nazi: cette absence de «Vergangenheitsbewältigung» chez les écrivains de l’ancienne génération transparaît clairement dans la perpétuation d’un traditionalisme obsolète, la fuite escapiste dans la littérature religieuse ou l’efflorescence du lyrisme magique de la nature, autant de formes représentatives d’un besoin de réconfort après l’expérience traumatique de la guerre et d’un déni de l’horreur indicible de l’Histoire comme le fait remarquer Bernd Witte:
Im deutschen Sprachraum lässt es sich vor allem an der künstlichen Erneuerung klassizistischer Traditionen ablesen, die das historische Chaos nicht zu Wort kommen lassen, indem sie es in des Wortes eigentlicher Bedeutung verdrängen. Die Naturlyriker Wilhelm Lehmann und Elisabeth Langgässer, die beide schon vor 1945 zahlreiche Gedichte veröffentlicht haben, erleben in der unmittelbaren Nachkriegszeit den Höhepunkt ihrer Wirkung37.
Cette conception anhistorique et traditionnaliste de la littérature fait toutefois l’objet d’une critique acerbe de la part de certains écrivains de la jeune génération dans l’immédiate après-guerre. On songe en particulier aux récits brefs de Wolfgang Borchert ou de Heinrich Böll centrés sur les ravages de la guerre et à la création du groupe 47 qui se met en quête d’une nouvelle littérature critique sous le signe du «totaler Ideologieverdacht». Parmi les représentants de la «Kahlschlagliteratur», Günter Eich affiche dès 1947 (cf. son célèbre poème Inventur) sa détermination à faire table rase du passé par son rejet de l’héritage littéraire allemand et d’«auteurs-monuments» tels Goethe ou Hölderlin ayant fait l’objet d’une récupération idéologique par les nazis. Cette problématisation de la tradition est renforcée par la thématisation d’une «Sprachskepsis» radicale et le refus d’une conception esthétisante de la littérature suite à la perversion du langage par les nazis. Mais à la fin des années 40, ce rejet d’une conception anhistorique ou exclusivement esthétisante de la littérature chez les écrivains de la jeune génération demeure encore un phénomène minoritaire.
C’est dans ce contexte de refoulement massif du passé nazi et de la prédominance d’une esthétique traditionnaliste dans la littérature contemporaine, qu’Adorno formule dans son essai Kulturkritik und Gesellschaft publié en 1951 son fameux verdict condamnant toute écriture poétique après Auschwitz:
Kulturkritik findet sich der letzten Stufe der Dialektik von Kultur und Barbarei gegenüber: nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch, und das frisst auch die Erkenntnis an, die ausspricht, warum es unmöglich ward, heute Gedichte zu schreiben.38
Ce sont précisément les grands représentants de la poésie «hermétique» après 1945 parmi lesquels se profilent en priorité Nelly Sachs, Paul Celan et Ingeborg Bachmann qui vont réfuter cette thèse aporétique d’Adorno en faisant d’Auschwitz le terminus ad quem de leur écriture poétique. Dans les années 50 et 60, ces grands représentants de la poésie après 1945, dont le destin a été profondément marqué, sinon brisé par l’expérience traumatique de l’extermination des Juifs, élaborent une nouvelle langue poétique, délibérément ancrée dans l’Histoire et centrée en priorité sur l’Homme, dont la principale vocation est de porter témoignage pour les victimes de la Shoah. Le premier recueil de Nelly Sachs In den Wohnungen des Todes qui fut publié en 1947, au même moment que la célèbre Todesfuge de Celan, évoque pour la première fois de manière explicite l’horreur indicible de l’holocauste. C’est Celan qui tirera les conséquences les plus radicales de la perversion du langage par les nazis: la revendication de la vocation mémorielle de la poésie va de pair avec l’exigence d’une refondation éthique du langage profondément corrompu par la folie meurtrière de l’idéologie nazie39. La lutte menée au sein du poème contre la «Mördersprache» s’accompagne d’un refus de la perpétuation de certains principes esthétiques de la modernité classique, notamment du culte de la beauté prôné par le symbolisme français, au profit de la création d’une «langue plus grise» et sobre, répondant en priorité au critère central de vérité:
Résumé des informations
- Pages
- 522
- Année de publication
- 2025
- ISBN (PDF)
- 9783034349703
- ISBN (ePUB)
- 9783034349710
- ISBN (Broché)
- 9783034343787
- DOI
- 10.3726/b21897
- Langue
- français
- Date de parution
- 2025 (Janvier)
- Mots clés
- Figures tutélaires tradition les Phares maître-disciple héritage littéraire H. Bloom Einfluss-Angst poétiques modernes et postmodernes interauctorialité, intertextualité écriture réticulaire, plaisir du texte R. Barthes Einfluss-Lust
- Publié
- Lausanne, Berlin, Bruxelles, Chennai, New York, Oxford, 2025. 522 p., 7 ill. n/b.
- Sécurité des produits
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