Autour de la traduction : voix, rythmes et résonances
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Préface« Le même-autre qui se cache dans ma propre langue ». Le partage des voix et la traduction au bord des langues
- Introduction
- Première partie À l’écoute de la voix
- Iván Fónagy : au commencement était la « vive voix »
- Le corps dans le langage. La « vive voix » du poème
- Références bibliographiques
- Deuxième partie Entre rythme, corps et langage
- Jacqueline Risset traductrice de Dante
- Jacqueline Risset traductrice de Federico Fellini
- La (auto)traduction d’Anna Livia Plurabelle. L’élangues de Joyce
- Traduire la voix. Le William Blake de la créatrice surréaliste Giovanna
- Traduire le « vertige de l’expansion ». Sur Madame Bovary
- Références bibliographiques
- Troisième partie Entre traduisible et intraduisible
- Le double étrange(r) au prisme de l’ethnographie
- Sur la traduction/remédiation : Dieu d’eau de Marcel Griaule
- La bande dessinée : traduction ou adaptation ? Le cas de L’arabo del futuro 1
- Dire et traduire le slogan
- Dictionnaire détourné, traduction et notion d’intraduisible
Préface « Le même-autre qui se cache dans ma propre langue ». Le partage des voix et la traduction au bord des langues
« L’homme », écrit Rousseau au livre II de l’Émile, « a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante ou articulée, la voix chantante ou mélodieuse, et la voix pathétique ou accentuée, qui sert de langage aux passions, et qui anime le chant et la parole » (Rousseau, 1, 405 ; Rousseau, 2, 1146). Le lexique de Rousseau, dans son apparente simplicité, présente ici des thèses techniques, radicales, profondes, en rupture avec les idées de son temps. La tripartition des voix n’est pas tout à fait équilibrée car la troisième n’est pas, de toute évidence, sur le même plan que les autres. Soient les équivalences suivantes : la voix parlante, celle à laquelle nous recourons quand nous parlons, est la voix articulée. Les lettres la découpent, ou, plus précisément, les consonnes viennent interrompre le flux vocal pour produire des phonèmes qui formeront des mots selon la loi de la double articulation. La voix chantante, celle à laquelle nous recourons quand nous chantons, est la voix mélodieuse – le terme ici s’oppose à l’harmonie que Rousseau rejette du côté de l’articulation. Si cette opposition des deux termes est nette, la troisième voix n’a certes pas le même statut que les deux précédentes : cette voix pathétique est la voix accentuée. Elle permet au langage de prendre la force des passions et si elle n’est pas la cause du chant et de la parole, elle les anime. Dans ce traité de pédagogie qu’est aussi l’Émile, Rousseau veut indiquer que cette troisième voix existe chez l’enfant, mais qu’elle ne peut se mêler chez lui aux deux autres : « L’enfant a ces trois sortes de voix ainsi que l’homme, sans les savoir allier de même ; il a comme nous le rire, les cris, les plaintes, l’exclamation, les gémissements, mais il ne sait pas en mêler les inflexions aux deux autres voix ». Thèse puissante et qui aura ses commentateurs (Derrida, Wyss, Tripet) : l’adulte sait mêler la voix accentuée aux deux voix de la parole et du chant, il peut rire et crier, se lamenter et s’exclamer, gémir aussi en même temps qu’il parle – les didascalies du théâtre ou du roman traduisent cette superposition par des participes présents.
La séparation proposée par Aristote entre les éléments du langage qui signifient et ceux qui ne signifient pas trouve ici sa limite. Car quand je prononce une phrase en pleurant ou en riant l’accentuation se mêle au sens, l’accompagne, le borde, et le plonge dans la vie de mes passions. Traduire la voix parlante, ce serait apprendre à traduire ce que Rousseau présente comme un mélange.
Soit une idée partout répandue et partout contredite : la poésie serait l’intraduisible même. Dante offre à cette thèse sa meilleure explication alors qu’il plaide en faveur d’une réforme de la langue vulgaire par les poètes. C’est dans le Banquet qu’on trouve la formule fameuse : « nulla cosa per legame musaico armonizzata si può de la sua loquela in altra trasmutare sanza rompere tutta sua dolcezza e armonia » (I, VII, 14)1 : « harmonisée par le lien musaïque, nulle chose ne peut être transmutée de sa langue dans une autre sans que soit rompue toute sa douceur et toute son harmonie ». C’est d’abord de toute évidence le lien musaïque qui rendrait impossible la traduction poétique.
Que faut-il entendre par là ? Au moins trois choses.
En premier lieu, il s’agit de l’union inséparable du son et du sens, du signifiant et du signifié. Soit le poème de Paul Valéry, « Les pas ».
Les pas
Tes pas, enfants de mon silence, Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilanceProcèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu’ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !… tous les dons que je devineViennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,Tu prépares pour l’apaiser,A l’habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,
Ne hâte pas cet acte tendre, Douceur d’être et de n’être pas. Car j’ai vécu de vous attendre, Et mon cœur n’était que vos pas.
Cette petite machine hermétique repose sur une homophonie du français qui situe le lien musaïque et fixe la tâche du traducteur : en français le mot « pas » renvoie à l’avancée de la jambe, à la marque du pied sur le sol, ou à l’allure, mais aussi à la seconde partie de la négation (ne … pas). Ainsi, couché dans le silence, le poète nourrit son amour de la marche lente de la figure aimée qui s’approche du « lit de sa vigilance », mais aussi des refus de cette personne, de ses « non », moteurs du désir. S’agit-il d’une femme, d’une déesse, ou de l’inspiration elle-même, peu importe ici : le poète exploite une possibilité de la langue française qui attribue deux significations à un même mot. Au reste, Valéry dispose çà et là quelques signaux à l’attention du lecteur : le mot « personne » dans la formule « personne pure » renvoie lui aussi à un individu (quelle personne dans sa pureté) et à sa négation (elle n’est purement personne). Le poète sertit ainsi les mots de son poème dans un dispositif qui rend sa traduction impossible si on veut maintenir le poème dans sa douceur et son harmonie.
Le lien musaïque correspond aussi aux rapports des mots dans le vers comme le montre l’exemple suivant. Soit le très fameux vers des Correspondances de Charles Baudelaire :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Ce vers renferme une magie propre. On aime à se le répéter (le club des réciteurs de vers de Baudelaire est vaste). Mais peut-on approcher sa beauté ? C’est le pari du critique. Que dit le vers ? Que la nature est un système d’échos – que nous sommes entourés d’échos, de relances, de réponses croisées. Que les formes d’abord se prolongent et se réfléchissent, mais que moi aussi qui en jouis, je leur offre le tissu de ma vie pour qu’elles organisent leurs réverbérations. C’est la leçon de Proust qui était celle de Platon et sera celle de Freud – tout me rappelle quelque chose et si je me rendais à ces rappels je vivrais constamment dans l’émotion, et aussi peut-être dans l’inspiration. Odette et Zéphora pour Swann, la petite fille louche de Descartes. Soit. Étrange leçon du beau : il nous rapporte à un passé immémorial. Mais le vers le dit d’une manière telle que non seulement je ne saurais l’oublier, mais encore que je ne saurais le formuler autrement que je le trouve formulé. Pourquoi donc ? C’est que le vers fait ce qu’il dit. Regardons de près. Comme de longs échos qui de loin se confondent est un alexandrin classique formé des deux séries phonétiques suivantes : KOme de lONgs éKOs// Ki de lOIN se KONfONdent. La présentation graphique est un artifice pénible. Elle est vouée à expliquer que le phonème KO qui ouvre le vers et se trouve en écho à la fin du premier hémistiche se combine avec la nasalisation de sa voyelle d’appui (ON) pour former après l’étape (OIN) le verbe KONfONdent. En d’autres termes :
KO+ LONG = CONFONDENT, de loin.
Résumé des informations
- Pages
- 226
- Année de publication
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034348805
- ISBN (ePUB)
- 9783034348812
- ISBN (Broché)
- 9783034348799
- DOI
- 10.3726/b21709
- Langue
- français
- Date de parution
- 2024 (Mars)
- Mots clés
- Traduction Traductologie Traduction et anthropologie traduction de la voix traduction poétique traduction et publicité traduction et intraduisible traduction et rythme
- Publié
- Lausanne, Berlin, Bruxelles, Chennai, New York, Oxford, 2024. 226 p., 2 ill. en couleurs.
- Sécurité des produits
- Peter Lang Group AG