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Le corps de l’écrivain

Écritures et antinomie dans les littératures de langue française (1940-2000)

by Paul Dirkx (Author)
©2024 Monographs 388 Pages

Summary

Ce livre est une première. Il s’attaque à un point aveugle de l’étude de la littérature : le corps de l’écrivain. Alors que la corporéité humaine est devenue centrale dans de nombreuses disciplines, ce « tournant corporel » n’a atteint les études littéraires de langue française qu’au début de ce siècle. Depuis, l’intérêt pour les corps des personnages
contribue à (re)découvrir certains aspects du texte.
Mais ce que le corps de son auteur fait au texte demeure toujours dans l’ombre, tant l’auteur reste perçu comme « extratextuel ». Tout au contraire, cet ouvrage montre que ce corps gagne à être pris en compte comme une source complexe du texte. Celui-ci en est une trace, et tout aussi complexe.
Cette méthode corpopoétique, qui relie corps et corpus, bouscule l’opposition texte / contexte. Elle est ici mise à l’épreuve en étudiant les romans de quatre corps d’écrivains de langue « française » : Dominique Rolin, Ahmadou Kourouma, Claude Simon et Guy des Cars.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction. Le corps ou comment ne pas s’en débarrasser
  • Origines et objectifs de l’enquête
  • Démarche réflexive et corpus
  • PREMIÈRE PARTIE Les empreintes littéraires du corps
  • Chapitre 1 Les ruses de la doxa corporelle
  • 1. L’antidualisme de la philosophie moderne
  • 2. Les avancées en sciences humaines et sociales
  • 2.1. Le retour du corps
  • 2.2. Entre changement et résistance au changement
  • 3. Le corps dans les études littéraires
  • 3.1. Vers un corps littéraire
  • 3.2. La résistance au corps de l’écrivain
  • 3.3. Coda : ceci n’est pas un corps
  • Chapitre 2 Le corps de l’écrivain comme opérateur scriptural
  • 1. Une lente résurrection
  • 1.1. Au-delà du corps comme corpus
  • 1.2. Une vision intégrée de l’écriture et du corps
  • 1.3. Le corps de l’écrivain dans le texte
  • 1.4. Dans le vif du corps de l’écrivain
  • 2. Corps de l’écrivain, incorporation et excorporation
  • 2.1. L’écriture comme technique du corps ?
  • 2.2. Corps et incorporation
  • 2.3. Incorporation littéraire et littérarisation
  • 2.4. Incorporation et excorporation
  • 3. Autonomie, hétéronomie, antinomie
  • 3.1. Le nomos littéraire
  • 3.2. L’antinomie littéraire
  • 3.3. Nomos et antinomie littéraires « français »
  • DEUXIÈME PARTIE Le corps à l’œuvre
  • Chapitre 3 Naissance d’un corps d’écrivain. Dominique Rolin
  • 1. Les marais de l’antinomie littéraire
  • 1.1. Une littérarisation antinomique
  • 1.2. L’échappée vers Paris
  • 1.3. L’appel d’air du champ littéraire « français »
  • 2. Les Marais : le roman
  • 2.1. Le spectacle des corps
  • 2.2. Le corps familial
  • 2.3. Au bord de l’asphyxie
  • 3. Changement de corps : de Bruxelles à Paris
  • 3.1. L’asphyxie
  • 3.2. L’excorporation libérée
  • 3.3. Une mystique littéraire à Paris
  • Chapitre 4 Le corps étranger. Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances
  • 1. Le maître des antinomies
  • 1.1. Le sacré antinomique
  • 1.2. Une littérarisation « africaine »
  • 2. Une autographie inédite : Les Soleils des Indépendances
  • 2.1. Une voix sans chair
  • 2.2. Le malinké par corps
  • 2.3. L’enfer antinomique
  • 3. Les soleils de l’autonomie littéraire
  • 3.1. Un corps tragique
  • 3.2. Sacralité versus autonomie
  • Chapitre 5 Jeux de main, jeux d’écrivain. Les Géorgiques de Claude Simon
  • 1. Les mains libres
  • 1.1. « Quelque chose de caché »
  • 1.2. Un engagement littéraire
  • 2. Labourer le « trouble magma » : Les Géorgiques
  • 2.1. Des corps-personnages
  • 2.2. La scène originelle
  • 2.3. Une écriture corporelle
  • 2.4. Sous les « verrières des ateliers d’artistes »
  • 2.5. Le corps de l’écrivain
  • 2.6. Textualisme désincarné versus autonomie incarnée
  • 3. « Ces tumultueux va-et-vient »
  • 3.1. Le « bricolage » à la main
  • 3.2. Les mains liées
  • Chapitre 6 Les écarts du corps. L’entreprise romanesque de Guy des Cars
  • 1. Le corps du paria
  • 1.1. Une objectivation participante
  • 1.2. Au service du public
  • 1.3. La « mission sacrée » de Guy des Cars
  • 2. Dix romans, dix commandements
  • 2.1. Cachez ce corps
  • 2.2. Un écrivain sans nom
  • 2.3. Une fascinante pureté
  • 2.4. Les histoires de « l’Oncle Guy »
  • Conclusion. Les corps littéraires
  • Bibliographie
  • Index nominum
  • Liste des tableaux

IntroductionLe corps ou comment ne pas s’en débarrasser

« […] (pas de langage sans corps) […] »

Roland Barthes1

Origines et objectifs de l’enquête

La question des effets que le corps écrivant produit sur ce qu’il écrit nous intrigue depuis longtemps. La condition physique (fatigue, état de santé, tonus, etc.) nous est toujours apparue comme devant peser sur l’écriture d’un poids suffisamment sensible pour, de manière également sensible, faire écho d’une manière ou d’une autre dans l’écrit. La posture particulière du corps, la combinatoire unique des mouvements de la main, les conditions matérielles de l’écriture, toutes ces choses à première vue anodines nous semblaient devoir travailler celle-ci de l’intérieur, c’est-à-dire contribuer à lui donner une forme qu’elle n’aurait pas prise sans elles. Chemin faisant, il nous apparaissait que les caractéristiques du corps, quelles qu’elles fussent, et d’abord sa situation dans le temps et dans l’espace, donnent bien plus qu’un supplément de sens – signification et orientation – à « cet étrange plaisir solitaire » dont parlait le romancier Claude Simon et qui animait son corps à l’œuvre2.

À cela s’ajoutait une autre source de curiosité, à savoir la ressemblance physique qu’il nous semblait déceler toujours moins confusément entre, d’une part, certains artistes, peintres, dessinateurs ou sculpteurs, et, de l’autre, les personnages issus de leurs outils ou, plus exactement, de leurs mains. La créativité artistique avait l’air de s’appuyer sur quelque invisible canevas susceptible de réfracter ses gestes et ses options (pas seulement figuratives), et qui peut-être ferait que, pour encore citer Claude Simon, « [o]‌n ne fait jamais que son propre portrait3 ». Certains écrivains nous encourageaient à approfondir la question, souvent de manière explicite, comme Marcel Proust au début de La Recherche4, ou Jean-Marie Gustave Le Clézio dans une analyse littéraire des plus saisissante à son sujet5, d’autres auteurs en faisant même un cheval de bataille, tels Chantal Chawaf et Bernard Noël6. Cette question, les pages qui suivent montreront sans doute qu’elle est moins originale quant à son principe que par les termes dans lesquels elle sera posée. En tout cas, notre enquête essaiera de cerner tant soit peu cette énigmatique « figure dans le tapis » dont parle sans doute Henry James et qui déborde les figures textuelles en les embrassant toutes : le corps de l’écrivain7.

Pendant tout un temps, l’ensemble de ces intuitions, sûrement fausses pour partie, restaient dans notre esprit à l’état de vagues idées prises, comme autant de scories, dans la nasse des évidences doxiques qui enserraient et enserrent toujours le texte littéraire et qui y cachent en quelque sorte le corps, en premier lieu le corps de son auteur. Le corps a longtemps suscité dans le domaine des études littéraires une gêne qu’il faudra ici expliciter et dont, par exemple, la faible attention portée à la littérature érotique n’est qu’un indice8, ce problème relevant autant des catégories morales de la doxa lettrée textualiste que de ses catégories spécifiquement littéraires.

Mais, en vérité, cette doxa était moins à incriminer que notre propre tendance à l’ériger en obstacle à la recherche. Recherche qui s’est finalement mise en branle vers 2010 et nous a permis de dépasser le stade des idées, en abordant le corps de l’écrivain dans ses rapports avec « ses » textes à travers plusieurs études menées notamment sur Claude Simon, Christian Dotremont, Roger Nimier ou encore Ahmadou Kourouma. De la « figure dans le tapis », nous avons aussi voulu mieux cerner les yeux spécifiques, soit, au singulier, l’« œil littéraire », pendant de cet œil pictural dont l’historien de l’art Michael Baxandall a révélé toute l’importance9. Dans une autre publication collective, le corps de l’écrivain a reçu quelques coups de sonde visant à explorer ses sens littéraires10.

Ces travaux se sont développés à mesure que se dessinaient sous nos yeux des relations non pas causales, mais d’homologie entre le corps de l’écrivain et ses manières de faire œuvre littéraire. Dans un premier temps, nos corpus se composaient surtout de textes et de métatextes d’écrivains belges francophones. Ayant repéré des évolutions dans l’écriture de certains d’entre eux (Georges Simenon, Charles Plisnier et Dominique Rolin) après leur émigration vers la France et sa capitale, nous nous sommes demandé si et dans quelle mesure le déplacement de leurs corps était susceptible d’éclairer ces modulations scripturales. Le déplacement lui-même s’avérait tout d’abord lié aux tiraillements, dont atteste d’une manière ou d’une autre le discours de tout écrivain (belge) francophone, entre une identité d’écrivain « belge » et une identité d’écrivain « français11 ». Ce flottement résulte tout autant de la domination littéraire française en Belgique, durable et qui n’en finit pas de se renforcer sous de nombreux rapports, que d’un conflit, généré et entretenu par cette domination, entre deux aspirations à l’autonomie : aspiration à une autonomie littéraire « belge » et, simultanément, à une autonomie littéraire « française », terme, qui plus est, ambigu puisque désignant à la fois une nation particulière et une langue-culture internationale12. Les effets de cette double aspiration antithétique animant chaque corps littéraire individuel et collectif en Belgique francographe peuvent être pensés à l’aide du concept d’antinomie, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. L’émigration de Plisnier, Simenon ou Rolin apparaissait dans leur pedigrée comme la manifestation la plus accomplie, car tout aussi symbolique que physique, d’une propension à choisir l’identité littéraire « française » ou, plus exactement, à ne pas la choisir, à se soustraire à l’encombrant dilemme antinomique inhérent à la vie littéraire belge en langue « française ».

Or, c’est l’hypothèse d’une relation entre antinomie et mobilité, dont l’émigration s’avérait n’être finalement qu’une variante, qui rendait nécessaire la prise en compte du corps de l’écrivain, une première fois comme ce qui avait profondément absorbé la source des tiraillements antinomiques, une deuxième fois comme ce qui cherchait – du reste vainement – à en neutraliser les retentissements sur le plan de l’écriture. Comme tel, le corps de l’écrivain est un corps humain singulier qui justifie l’appellation spécifique « corps d’écrivain ». Il désigne, on vient de le voir, non pas cette enveloppe charnelle coupée du symbolique, cette sorte de mort vivant engendré par le dualisme séculaire corps / esprit, mais un être animé, entre beaucoup d’autres choses symboliques, par une version intériorisée des structures du champ littéraire « français ». C’est au sein et au travers de chaque corps que s’observent les hésitations liées à l’impossible choix entre les deux manières d’écrire, l’une endogène et l’autre exogène, ainsi que ce qui les transforme en mouvements sur la feuille ou à travers l’espace (inter)national. Cela implique que le corps de l’écrivain, qui est toujours à considérer à un moment donné de sa vie, est le point d’aboutissement d’un processus de socialisation et, surtout, de socialisation littéraire – que nous nommons « littérarisation » – qui passe par l’intériorisation ou, pour le dire avec plus d’exactitude, par l’incorporation des configurations génératrices des conflits antinomiques. Ces trois concepts, « littérarisation », « incorporation » et « antinomie », le présent livre propose de les élaborer en les articulant sur le terrain des littératures « francophones » ou « françaises ».

La question de savoir si le déplacement spatial d’un corps d’écrivain pouvait avoir une incidence sur son écriture était donc pertinente, mais en partie mal posée. Elle demandait encore à conceptualiser la notion de corps d’écrivain, en y voyant ce que l’impensé dualiste empêche de penser : un être socialisé, notamment littérarisé, incorporant sans discontinuer les évidences entourant ce qu’on appelle « la littérature » (sa textualité, sa « nature » écrite, sa division en « genres », etc.) et lui-même incorporé dans ce vaste corps qu’est le monde social littéraire qui lui préexiste et sans lequel il n’existerait pas comme écrivain. Par conséquent, notre problématique concerne le texte littéraire comme réalité complexe, produit incompréhensible sans égard pour les conditions de sa production, et elle n’entend donc nullement valoriser sui generis cet objet que le sens commun textualiste ne cesse, il est vrai, de malmener en le faisant passer pour essentiellement matériel et extratextuel.

Enfin, loin de ne regarder que les œuvres d’écrivains belges immigrés à Paris, la question peut être étendue, mutatis mutandis, aux productions de tout autre écrivain oscillant entre universalisme « français » et enracinement local – on pense par exemple aux défenseurs d’une « littérature-monde en français13 » et à leurs opposants –, et, de proche en proche, à l’ensemble des textes dont les auteurs ont en commun d’occuper une position dans le champ littéraire de langue française, en ce comprise « la littérature française ». C’est aussi et surtout à inscrire les corps et les corpus dans ce vaste « tapis » qu’est consacrée l’étude qui va s’ouvrir.

En poursuivant les investigations sur un corps qui, comme dans la pièce d’Ionesco, ne faisait que prendre chaque jour un peu plus de place dans notre « esprit », nous amenant progressivement à dépoussiérer des objets devenus par trop évidents, à en déplacer d’autres et à découvrir de nouvelles incongruités apparentes, nous risquions de perdre de vue le caractère littéraire d’une recherche qui ne porte pas sur « le corps » en général, mais sur le corps de l’écrivain, corps d’une espèce tout à fait particulière, à savoir légitimée à produire des supports appelés « textes littéraires ». En somme, la présente enquête porte moins sur ce corps, si spécifique soit-il, que sur le rôle-clef qu’il joue au sein du dispositif littéraire dans son ensemble.

Démarche réflexive et corpus

Ce n’est qu’au début de ce siècle que les études littéraires en langue française ont commencé à s’approprier le corps humain en tant que tel. Elles s’y intéressaient de manière sporadique depuis les années 1970, alors que la plupart des sciences humaines et sociales étaient en train de le mettre au premier rang de leurs préoccupations. Ainsi, l’historien du corps et de la sensorialité Alain Corbin fut l’un des premiers à plaider, au tournant du siècle, pour que toutes les disciplines, à commencer par la sienne, tirent de l’ombre les dimensions corporelles des êtres humains et de leurs conduites, cette « culture somatique » constituée des « formes sociales de la représentation et de l’appréciation » telles qu’elles transitent par « le corps, perçu comme une centrale des sensations14 ». De nos jours, le corps étend son empire sur de très nombreux domaines du savoir. Il commence à s’imposer aussi aux études littéraires qui, peut-être surtout en matière de textes en langue française, n’y ont prêté jusqu’ici qu’une attention réduite.

On procédera en deux temps. Une première partie développera la problématique dans ses aspects inséparablement théoriques et pratiques. Dans un chapitre liminaire, nous esquisserons les enjeux théoriques et épistémologiques de la question du corps en général, en proposant d’abord un parcours de lectures qui nous conduira de la philosophie aux sciences de l’information et de la communication en passant par d’autres sciences humaines et sociales. Cela permettra de mieux aborder le domaine des études littéraires et de repérer les inflexions qu’il a connues en matière de corps et de corporéité, en nous intéressant plus en détail aux travaux qui ont été réalisés depuis la décennie 1970. Cet état de la question aidera à transformer la « prénotion15 » de corps en objet de recherche et à identifier certains biais méthodologiques, notamment les tropismes du sens commun dualiste qui fragilisent plus d’une étude et risquent de nous induire en erreur dans notre propre travail.

Le second chapitre développera notre approche du corps de l’écrivain. Il commencera par présenter certaines recherches consacrées au corps « parlant », notamment en psychanalyse, en philosophie, en anthropologie, en linguistique et en sociologie. Dans le champ des études littéraires, les recherches sur le corps « parlant » auctorial sont moins développées. Un bilan de ces recherches conduira à une meilleure compréhension des spécificités du corps de l’écrivain ainsi que de son importance critique et heuristique comme opérateur scriptural. Nous aboutirons ainsi à un concept de corps d’écrivain de nature interdisciplinaire et adapté à la matière littéraire. Il s’agira non pas de développer quelque conception nouvelle du corps de l’écrivain, ni, encore moins, de proposer l’une ou l’autre définition, mais de s’ouvrir au plus grand nombre de ses dimensions observables pour pouvoir mieux s’intéresser à ses singularités d’ordre littéraire.

Cette première partie, nous l’avons dit, donne toute sa place à la vision duale de l’être humain selon laquelle celui-ci est divisé en deux parties : d’un côté, un organisme biologique et, de l’autre, une subjectivité à caractère symbolique, voire à finalité ontologique. Ce dualisme nous apparaît, après quelque quinze années d’investigations sur le sujet, comme le premier obstacle à la compréhension et à l’analyse du corps en général et du corps comme faisant partie intégrante de l’objet « littérature » en particulier. Expliciter l’emprise de cet impensé revient, d’une part, à identifier quelques « raisons » de l’indifférence dans laquelle les relations entre écriture et corps de l’écrivain ont été tenues et, d’autre part, à se donner les moyens d’une meilleure appréhension de ces notions, notions assez imprécises, surtout, paradoxalement, quand elles sont précédées d’un article défini (« l’écriture », « le corps », « l’écrivain »). Aussi cette première partie a-t-elle fait l’objet d’une vigilance réflexive particulière, même si « l’objectivation du sujet de l’objectivation, du sujet analysant, bref, du chercheur lui-même16 » n’a pas eu assez l’occasion d’y prendre une forme explicite.

À certains endroits, la première partie pourra sembler un peu longue, du moins au lecteur qui pourrait avoir l’impression qu’il n’y est que peu question de littérature. C’est que nous avons tenu à exposer nos options méthodologiques en faisant apparaître leurs origines et leur enchaînement logique, en livrant étape par étape l’argumentation qui nous a conduit à articuler trois concepts : l’incorporation (et son corrélat, l’excorporation), la littérarisation et l’antinomie. À défaut, ces concepts en seraient probablement restés à l’état d’étiquettes quelque peu sophistiquées, perçues comme motivées essentiellement par des préoccupations « extralittéraires ».

Cet outillage donnera lieu, dans une seconde partie, à l’analyse d’un corpus de romans publiés entre 1941 et 1981 par quatre écrivains : Dominique Rolin, Ahmadou Kourouma, Claude Simon et Guy des Cars17. Leurs textes ont été sélectionnés à l’échelle de l’espace littéraire francophone, dont ils représentent la diversité géographique et structurale. Aussi les quatre analyses valent-elles pour elles-mêmes, tout en ouvrant la voie à un travail comparatif dans le cadre de cet espace, qui ne pourra toutefois s’accomplir que dans un livre ultérieur. La perspective comparative n’en sera pas moins présente dans les quatre chapitres, dans la mesure où chaque texte est conçu comme un système complexe de traces d’un corps qui a été littérarisé de manière unique, mais qui a pour horizon l’investissement de ses compétences incorporées dans l’espace global, là où se joue son statut d’écrivain et le statut littéraire de ses textes.

Cette disposition à s’investir dans l’espace littéraire francophone étant partagée par les quatre écrivains comme par l’ensemble de leurs homologues, elle justifie de désigner cet espace par le concept de champ. Nous reviendrons sur ce point en temps voulu. Le champ incite d’autant plus les corps d’écrivain qui y sont préparés à y faire œuvre que c’est leur matériau même, la langue française, qui en est l’unique fondement distinctif (« écrire » étant ici écrire en français), quoique le plus trouble, puisque, nous l’avons vu, relevant à la fois d’une langue-culture internationale et d’une nation particulière. Cette langue n’a cessé de jouer un rôle structurant majeur pour cet espace, le monolinguisme restant partout une norme intangible dans l’univers littéraire, toujours relativement peu doté en institutions et en discours plurilingues. Le français a en outre gardé toute l’attractivité d’une langue littéraire historiquement dominante et toujours parmi les plus prestigieuses. En somme, dans le champ littéraire de langue française sont inscrites des dynamiques qui, à travers une concaténation d’intermédiaires désormais bien analysée par le comparatisme systémique et par la sociologie de la littérature18, orientent les pratiques des instances institutionnelles et des agents de production discursive, écrivains en tête, et ce jusque dans leurs options scripturales les plus ordinaires comme les plus extraordinaires.

Les textes de notre corpus seront lus dans l’ordre chronologique. Un premier chapitre commencera par comparer le premier et le troisième roman de l’écrivaine belge Dominique Rolin, publiés respectivement en 1942 et 194819. Ce choix permettra notamment d’approfondir le rapport entre la migration du corps d’un écrivain et l’écriture. Un deuxième chapitre nous conduira sur le continent africain des années 1960, avec le premier roman de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances20, dont la matière subsaharienne éclaire à sa façon des aspects méconnus du corps de l’« écrivain français » et contribue à mieux comprendre que celui-ci n’existe pas en tant que tel. On se concentrera ensuite sur le corps du romancier Claude Simon et spécialement sur sa main, tels que son treizième roman, Les Géorgiques, les révèle de manière puissamment réflexive au début de la décennie 198021. Notre parcours se terminera par l’examen de dix romans d’un autre écrivain français, Guy des Cars, qui, parus entre 1941 et 197722, donneront lieu à une seconde traversée des années 1940 à 198023. Il s’agissait surtout d’inclure un représentant sinon de la « paralittérature », à laquelle cet auteur est assez loin de pouvoir être réduit, du moins d’une partie du champ littéraire toujours relativement peu explorée, a fortiori en rapport avec la corporéité des auteurs.

La conclusion reviendra sur l’ensemble de l’étude et de ses articulations. Y seront esquissées les prochaines étapes d’un projet d’analyse plus relationnelle, telles que nous pouvons actuellement les avoir présentes à l’« esprit ».


1 Roland Barthes, « De la parole à l’écriture », La Quinzaine littéraire, 1er mars 1974 ; repris in Le grain de la voix. Entretiens 1962–1980, Paris, Seuil, 1981, p. 9–13, p. 9.

2 Claude Simon, « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », Entretiens, 31 (1972), p. 15–29, p. 16. « Le corps à l’œuvre », tel est l’intitulé du colloque international que nous avons organisé en 2022, avec Bruno Trentini et Jeanne Glesener, à l’Université de Lorraine et à l’Université du Luxembourg. Il s’agit, à notre connaissance, de la première manifestation scientifique consacrée spécialement aux corps des écrivains (et, au-delà, des artistes ; Paul Dirkx, Jeanne E. Glesener et Bruno Trentini (dir.), Le corps à l’œuvre. Créer, vivre, interagir, Lormont, Le Bord de l’Eau, coll. Documents, 2024).

3 Claude Simon, « Document. Interview avec Claude Simon » [entretien avec Bettina L. Knapp], Kentucky Romance Quarterly, 16 (1969), 2, p. 179–190, p. 182.

4 Marcel Proust, Du côté de chez Swann [1913], in À la recherche du temps perdu I. Édition établie et présentée par Pierre Clarac et André Ferré, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 1–427, p. 3–9. On peut aussi citer Charles Baudelaire qui, plus d’un demi-siècle plus tôt, décrit poétiquement le mécanisme de la mémoire involontaire dans « Le parfum » (Charles Baudelaire, « Le parfum », in Œuvres complètes I. Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 39).

5 Jean-Marie Gustave Le Clézio, L’Extase matérielle, Paris, Gallimard, coll. Le chemin, 1967.

6 Chantal Chawaf, Le Corps et le Verbe. La langue en sens inverse, Paris, Presses de la Renaissance, coll. Les Essais, 1992 ; Bernard Noël, Extraits du corps, suivi de La peau et les mots, Bruits de langues, Les états du corps, L’ombre du double, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 2006.

7 Henry James, Le Motif dans le tapis [1896]. Traduit de l’anglais par Élodie Vialleton. Lecture de Jacques Leenhardt, Arles / [Bruxelles] / [Montréal], Actes Sud / Labor / Leméac, coll. Babel, 1997. Notre livre souscrit à certains des principes méthodologiques énumérés, à la suite de Pierre Bourdieu, par Pascale Casanova dans son introduction à La République mondiale des lettres, qu’elle a intitulée « Le motif dans le tapis » pour désigner les structures du champ littéraire mondial telles qu’elles façonnent, de manière voilée, les œuvres littéraires (Paris, Seuil, 1999, p. 11–17). Nous y adhérons en insistant sur le fait que les écrivains sont dotés de corps à dé-couvrir.

8 Lire Gaëtan Brulotte, Œuvres de chair. Figures du discours érotique, Paris / Laval, L’Harmattan / Les Presses de l’Université Laval, 1998, p. 2–4 ; Jacques Dubois, « Avant-propos », Jacques Dubois (dir.), Sexe et pouvoir dans la prose française contemporaine, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. Situations, 2015, p. 5–10.

9 Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance [1972]. Traduit de l’anglais par Yvette Delsaut, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, 2008 ; Paul Dirkx (éd.), L’œil littéraire. La vision comme opérateur scriptural, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2015.

10 Id., Les cinq sens littéraires. La sensorialité comme opérateur scriptural, Nancy, PUN – Éditions Universitaires de Lorraine, coll. Épistémologie du corps, 2017.

11 Jean-Marie Klinkenberg, « La production littéraire en Belgique francophone. Esquisse d’une sociologie historique », Littérature, 44 (décembre 1981), p. 33–50, p. 34 ; Pierre Bourdieu, « Existe-t-il une littérature belge ? Limites d’un champ et frontières politiques », Études de lettres, 1985, 4, p. 3–6. Le sociologue s’est penché sur ce type de conflits internes aux agents individuels depuis le début de ses recherches (Sociologie de l’Algérie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 2001 [1958], p. 123 et passim).

12 Paul Dirkx, Les « amis belges ». Presse littéraire française et franco-universalisme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2006, p. 28–31.

13 Ainsi des signataires du manifeste « Pour une “littérature-monde” en français » paru dans Le Monde des livres du 15 mars 2007 (https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html). Lire à ce sujet Marc Quaghebeur, « Le rejet des francophonies : une approche du manifeste ”Pour une littérature-monde” », Marina Geat (dir.), La francophonie et l’Europe. Colloque organisé par l’Université Roma Tre en mai 2010, Rome, Artemide, coll. Proteo Français, 2011, p. 23–33.

14 Alain Corbin, Le ciel et la mer, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2014 [2005], p. 12.

Details

Pages
388
Publication Year
2024
ISBN (PDF)
9782875746771
ISBN (ePUB)
9782875746788
ISBN (Softcover)
9782875746764
DOI
10.3726/b21392
Language
French
Publication date
2024 (August)
Keywords
Corps de l’écrivain littérature française littératures francophones analyse de textes théorie de la littérature corpopoétique sociologie de la littérature antinomie Dominique Rolin Ahmadou Kourouma Claude Simon Guy des Cars
Published
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 388 p., 5 tabl.

Biographical notes

Paul Dirkx (Author)

Paul Dirkx est professeur de littératures francophones à l’Université de Lille. Ses recherches actuelles portent sur les poétiques en langue « française » et les corps des écrivains, notamment Cl. Simon, Ch. Dotremont, A. Kourouma et J.-M. G. Le Clézio. Il a publié une étude majeure pour la compréhension de l’histoire du système franco-francophone, « Les amis belges ». Presse littéraire et francouniversalisme (2006).

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