Entre mélancolie et connaissance
Réception créatrice de Proust en Italie
Résumé
Ce livre offre une enquête inédite sur la postérité de Proust en Italie, en retraçant les parcours créatifs que son roman inspire chez de grands écrivains italiens – de Giorgio Bassani à Giuseppe Tomasi di Lampedusa, de Carlo Emilio Gadda à Alberto Moravia et Goffredo Parise – autant que les différentes lectures qu’ils en proposent. Dans ce parcours de comparatisme à la fois fécond et novateur dans sa méthodologie, c’est la Recherche elle-même qui suscite des interprétations inédites, tandis que ses nouveaux visages, encore inexplorés, surgissent à travers d’autres poétiques qu’il s’agira de mettre au jour.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Abréviations d’œuvres de Marcel Proust
- Introduction« Le rayon spécial des maîtres » : lire la Recherche en Italie
- Chapitre 1 Une poétique de la distance et de la profondeur : Bassani et Proust
- Chapitre 2 Proust et Tomasi di Lampedusa
- Chapitre 3 Proust et le projet cognitif de Gadda : l’iper-cognizione et le fragment
- Chapitre 4 Le paradigme de la jalousie : Proust, Moravia, Parise
- ConclusionEntre mélancolie et connaissance
- Bibliographie
- Index
INTRODUCTION
« Le rayon spécial des maîtres » : lire la Recherche en Italie
Comme l’écrit Roger Chartier, il n’y a jamais un sens constitué offert ou imposé par les livres1. Le savoir est mouvant et se forme, sans jamais se figer. C’est dans la stratification des lectures qui travaillent la parole littéraire – lui donnant l’étendue variée de la bibliothèque culturelle – que chaque lecteur puise ses connaissances et ses interprétations et qu’ainsi se fabrique du texte.
L’idée de transmission et de déplacement du sens d’une lecture à l’autre est, selon Proust, à l’origine du rayonnement éternel des œuvres ; dans l’inaccomplissement et l’instabilité de la parole littéraire, il inscrit son éternité. Ainsi, dans la Recherche, la nuit funèbre de Bergotte décline dans les vitrines des librairies, où ses livres – « anges aux ailes déployées » – veillent sur l’immortalité de sa pensée.
Cette construction et reconstitution du sens par la lecture est bien sûr chez Proust un acte créatif. Dans un article de jeunesse, réfléchissant aux voies de la création littéraire, le futur écrivain établit un lien entre la forme immortelle – et figée – assumée par le texte, et le clignotement intermittent et vivifiant qui caractérise la postérité littéraire :
[…] les paroles du génie peuvent aussi bien que le ciseau donner aux choses une forme immortelle. La littérature aussi est « une lampe du sacrifice » qui se consume pour éclairer les descendants. […] Mais c’est qu’il a fini de dire toutes ses paroles. C’est aux générations de les reprendre en chœur2.
Cette dans cette idée de reprise et de transmission défiant le temps que réside l’étincellement de la parole littéraire, dans la polysémie de réception qu’elle renouvelle. Une réception à laquelle Proust est attentif – on sait désormais ses préoccupations éditoriales, dont témoigne largement sa Correspondance3 – et qui concerne d’abord le mouvement créatif que sous-tend l’exercice herméneutique. De ses essais de jeunesse jusqu’au Temps retrouvé, Proust ne cesse de réfléchir aux rapports entre lecture et créativité, entre l’inscription des œuvres dans la postérité de la réception et l’invention littéraire. Ainsi écrit-il qu’« il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître »4 ; c’est justement à partir de « l’influence extérieure » exercée par la tradition qu’une pensée originale peut « se mettre à jour », dans un acte cognitif où le renouvellement créatif implique d’abord l’appropriation du modèle.
Proust insiste à plusieurs reprises sur la dialectique entre tradition et originalité, attribuant aux œuvres que l’on aime non pas une fonction de guide, mais plutôt celle d’un lieu de rencontre, d’une reconnaissance où chaque écrivain retrouve « les réminiscences anticipées de la même idée, de la même sensation, du même effort d’art » qu’il essaie d’exprimer en ce moment ; ainsi, « les écrivains que nous admirons » ne sont pas des guides – puisque chacun possède en soi « le sens de son orientation » –, mais « d’aimables poteaux indicateurs » qui indiquent la bonne route5.
De cette idée que le processus créatif se déclenche à partir d’un acte de retrouvailles et de reconnaissance de soi dans la lecture, ressort le concept de réception créatrice. D’ailleurs, dans le Temps retrouvé, Proust fait dépendre la vérité d’un livre du degré de « reconnaissance de soi-même » que la page stimule chez le lecteur. Instrument transparent et déformant à la fois, le livre est fabriqué pour que le lecteur y puise une connaissance non pas prescriptive, mais créative. En ce sens, Proust considère que l’auteur devrait laisser une grande liberté au lecteur, en lui adressant ses indications de lecture : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre »6. Cette transition de la reconnaissance de soi dans la lecture à la formation d’un « inconscient littéraire »7 qui déclenche l’écriture constitue justement la matière première des études concernant la réception créatrice.
Dans les années 1930, en Italie, alors que le roman français connaît un grand retentissement auprès des nouvelles générations, le critique littéraire Carlo Bo reconnaît dans l’herméneutique la voie idéale de la réception créatrice, car elle n’envisage pas l’œuvre comme un monument – isolé dans son achèvement – mais y cherche le processus créateur, le mouvement et la modalité de l’invention poétique8. C’est justement ce mouvement que vise la réception créatrice. Le potentiel qu’une telle perspective ouvre aux études comparatistes est évident, puisqu’elle permet de déplacer le focus de l’analyse des notions de filiation et d’influence à celle de « transmission créatrice ». Il ne s’agit plus d’identifier l’influence directe et manifeste des maîtres sur leurs successeurs – dans une lignée verticale et diachronique –, mais plutôt de remonter à l’origine des modalités sous-jacentes à l’invention poétique et d’en reconstruire le mouvement créateur dans son rapport dialectique entre tradition et originalité, inventio et transmissio. La réception créatrice se focalise ainsi sur les aspects dynamiques et évolutifs des œuvres analysées : non pas sur la présence de l’auctoritas, mais sur les métamorphoses et les évolutions créatives qui sont à l’œuvre dans ce laboratoire alchimique qu’est le roman, dans un mouvement dialectique entre l’exemple des maîtres et l’originalité spécifique de chaque auteur.
« On ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant »9. C’est encore dans un usage « sacrificiel » de la tradition que Proust identifie le geste préalable à toute recréation. Renonciation transitoire empêchant de « faire quelque chose de tout pareil », qui est le présupposé incontournable pour que l’œuvre soit colloquée dans son époque, en même temps qu’elle se pose dans l’éternité, puisqu’elle garde en soi la lignée de la tradition au sein de laquelle elle a germé. C’est ainsi que l’on rencontre « ce qu’on a oublié » et que Proust lui-même, dans le Temps retrouvé, peut inscrire son œuvre dans une contemporanéité intertextuelle qui réunit « les Contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon » dans les rayons imaginaires d’une bibliothèque universelle et contemporaine à la fois.
Une véritable dialectique se met donc en place dans la (re)création littéraire, où l’originalité s’exprime par le style – « broderie particulière qui n’est qu’à lui » et qui rend un même thème « une chose toute nouvelle, où toutes les proportions de qualité des autres sont déplacées »10 – et l’influence des modèles, lumière immortelle projetée sur les œuvres à venir : « Et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelait Rembrandt ou Vermeer, [ces mondes multiples] nous envoient encore leur rayon spécial »11. Si le rapport entre originalité et tradition déchaîne la force créatrice de la transmission littéraire, la véritable originalité proustienne réside dans l’intuition que l’influence entre les œuvres s’élargit bien au-delà des limites diachroniques imposées par les contraintes de la filiation littéraire. C’est en effet le concept même de filiation qui est mis en question. Au lieu de penser les rapports entre les œuvres selon un enchaînement chronologique fondé sur les notions d’antériorité et de postériorité, dans lequel – dans une lignée à sens unique – les œuvres antérieures influencent la postérité, Proust renverse les termes de la consecutio temporum, considérant les vérités poétiques annoncées dans les pages du passé à l’instar des « réminiscences anticipées de la même idée, de la même sensation, du même effort d’art que nous exprimons en ce moment »12.
Cette notion euphorique de « réminiscence anticipée » est source de joie car elle indique une voie à parcourir – comme d’« aimables poteaux indicateurs » – soulignant de surcroît le fait que « nous ne nous sommes pas trompés »13 ; de plus, de par la réciprocité impliquée dans les influences entre les œuvres, elle suppose le dépassement de la contrainte diachronique dans l’approche comparatiste. Évoquant l’image d’une bibliothèque – et ce n’est pas un hasard si l’Adoration perpétuelle a lieu justement dans la bibliothèque du prince de Guermantes, où des livres appartenant à des époques et à des langues différentes voisinent –, cette perspective nuance aussi les notions de réception et d’horizon d’attente des lecteurs, outre celles d’influence et de filiation. Proust pressent en effet ce que Borges a plus tard énoncé en ces termes : « Chaque écrivain crée ses prédécesseurs »14. Réversibilité et flexibilité de la notion d’influence, qui impliquent la prise en compte d’un horizon d’attente se modifiant avec le temps et qui est censé déplacer l’attention sur différentes parties du texte. Les différentes lectures faites d’un texte à différentes époques, sa réception variable dépendent donc d’une transmutation – qui s’opère par les écrivains et les lecteurs (les deux coïncident en partie) – au sein du texte modèle. La conséquence de ce processus est la mise en valeur de certains aspects insoupçonnés et impossibles à percevoir par les contemporains, que seule la postérité est à même de décoder, mais qui étaient déjà contenus in nuce dans une œuvre antérieure. C’est ce que Proust appelle « le côté Dostoïevski de Mme de Sévigné »15. Une telle perspective de « comparatisme à rebours » met en place une analyse bifrons, dans laquelle l’étude d’un texte étranger peut apporter une nouvelle perspective sur la page proustienne, sur laquelle la distance temporelle et spatiale d’une autre culture jette une lumière originale et féconde.
Cette démarche comparative, qui instaure un dialogue entre les textes et dans laquelle le texte de départ a autant d’importance que le corpus d’arrivée, permet de dégager l’influence de Proust dans les structures profondes des œuvres analysées, en même temps que ces dernières multiplient les possibilités interprétatives d’une référence littéraire comme la Recherche.
Réception qui est, à ses débuts, conditionnée par la période de crise du roman italien due au fascisme. Durant ces années, la littérature française – véhiculée par l’activité de la NRF, comme le montre l’importance de Valéry pour la poésie italienne16 – représente pour la nouvelle génération des critiques la comète lumineuse à viser. C’est en partie grâce au prestige de la NRF que l’œuvre de Proust retentit auprès des lecteurs italiens, stimulant la création de la revue Solaria, expérience cruciale du proustisme en Italie17. C’est en effet à partir de ces années que se cristallisent autour de Solaria des motifs récurrents tels que l’enfance et le souvenir, dont on retrouve l’écho dans des œuvres pourtant hétérogènes. Réception qui a été largement étudiée suivant la méthode diachronique, apte à retracer l’histoire et l’évolution de la fortune critique de Proust, en isolant les thèmes et les traits dont on cherche les occurrences les plus manifestes18. Ces études ont permis d’établir une cartographie des reprises, ainsi qu’un patrimoine bibliographique. S’il fallait chercher une limite, celle-ci consisterait probablement dans l’absence d’une tentative de synthèse surplombant ces traces proustiennes, qui restent épisodiques, sans que de véritables tendances paradigmatiques récurrentes ne soient décernées. C’est Anna Dolfi, autour des années 1990, qui propose la première une nouvelle manière d’envisager le concept de réception, soulignant la nécessité d’une orientation nouvelle :
[…] si può prescegliere piuttosto un percorso indubbiamente più sfuggente, complesso, che coinvolga più che i singoli loci quelle che potremmo definire le strutture profonde dell’opera di scrittori e autori significativi. […] Il proustismo ci sembra sia insomma ormai da porre non più soltanto come problema parzialmente circoscritto (sì da andarne alla ricerca soprattutto negli echi frammentati di epigoni) ma come un rivelatore o un vettore stimolante di poetiche altre. Si tratterà certo di un proustismo più sfumato, talvolta quasi imprendibile, che attraversa (grazie anche alla mediazione di apporti collaterali, di influenze indirette) testi dei quali diventa solo uno dei possibili punti di riferimento, ma essendone poi, sostanzialmente e nascostamente, il centrale19.
Œuvres étrangères dont la comparaison avec la Recherche révèle la structure profonde, comme une pierre angulaire des « poétiques autres » sur lesquelles le texte d’autrui opère de façon plus ou moins manifeste. Dans l’inspiration littéraire agit de façon souterraine mais vigoureuse l’influence de la tradition, qui pourtant n’est pas de l’ordre de l’imitation à la surface du texte, mais qui agit au niveau profond du processus créatif, le stimulant et le déviant – nous verrons dans quelles directions. Nécessité aussi de prendre en compte les influences indirectes, les apports secondaires qui interviennent dans la réception d’une œuvre-référence, puisqu’il s’agit d’un intertexte critique et artistique qui agit sur l’imaginaire collectif tout autant que le texte en soi. Cette façon d’entendre la réception proustienne en tant que vecteur critique a été exploitée par une série de publications, ouvrages collectifs et monographiques. À partir du volume collectif Non dimenticarsi di Proust. Declinazioni di un mito nella cultura moderna20, où la Recherche est utilisée dans le sens de vecteur et de modèle épistémologique, l’idée de la « fonction Proust » est théorisée à maintes reprises21. Si, comme l’étudient aujourd’hui les poétiques cognitives, la littérature accroît la connaissance en reformulant les données de la représentation du monde, certaines nouvelles lectures de la Recherche explorent justement les aspects les plus liés au du processus créatif :
La critica del Novecento ha fatto spesso ricorso alla Recherche come luogo nel quale rifondere le domande fondamentali intorno all’opera d’arte e alla sua interpretazione. I paradigmi della ricerca proustiana sono stati letti come un metodo conoscitivo capace di illuminare l’oscurità dalla quale sembra sempre emergere la creazione22.
Les théories ici formulées proposent une réception en actes des propos qu’Anna Dolfi exprimait dans l’article de 1993 cité ci-dessus, revendiquant la nécessité et la possibilité d’étudier la Recherche comme une source où la littérature a puisé des paradigmes de narration et de connaissance et autour desquels des poétiques autres se sont cristallisées. On observera que Gervasi se borne à une analyse des textes critiques susceptibles d’avoir emprunté à l’œuvre proustienne sa méthode ; des romans aussi auraient pu être annexés à un tel corpus. Un lien profond unit en effet la Recherche à la critique littéraire, en raison de la réflexion méta-romanesque que l’œuvre proustienne propose. Pour le dire avec Girard, la Recherche « est un roman et aussi l’exégèse de ce roman »23. Cet aspect de « roman- essai » est capital dans la réception italienne de Proust, non seulement du côté de la critique. Nombre d’écrivains y ont été sensibles et l’ont mis en valeur, de Moravia à Eco, en passant par des auteurs moins connus, comme Gramigna ou Malaparte24.
Dans cette conception de la Recherche comme roman-essai, tourné vers la découverte de stratégies nouvelles de connaissance, il faut signaler la contribution de Mariolina Bongiovanni-Bertini au volume collectif consacré à la réception de Proust en Italie, Cent’anni di Proust. Echi e corrispondenze nel Novecento italiano25. Se penchant sur les écrits de l’historien Carlo Ginzburg, en particulier sur Spie. Per un paradigma indiziario26, Bongiovanni Bertini démontre qu’à l’origine des théories cognitives exprimées par Proust il y aurait un paradigme indiciaire – et non pas la relativité d’Einstein ni les découvertes de Bergson auxquelles on a maintes fois associé Proust –, dont Ginzburg retrace l’histoire dans son essai.
Il s’agit de deux lignes interprétatives qui permettent d’englober de façon synthétique des expériences littéraires hétérogènes et, en même temps, d’en montrer l’originalité spécifique. Surtout, à la lumière de la comparaison avec les œuvres italiennes, les thèmes cruciaux de la Recherche – le temps et la névrose, l’homosexualité et le judaïsme – seront abordés « à l’envers » et de façon latérale, selon une méthode réversible. La finalité comparatiste ne prétend pas réduire l’originalité consubstantielle à chacun des auteurs, mais veut tracer une carte à double lecture permettant, d’un côté, de réfléchir à l’élaboration créative d’instances transmises, suggérées, révélées27 par la lecture d’une œuvre autre et, de l’autre, de considérer la manière féconde par laquelle une œuvre postérieure peut illuminer, rétrospectivement, des lieux insoupçonnés de la Recherche, retrouvés ou abordés dans une perspective différente, à la recherche de ces « réminiscences anticipées », désignation qui, comme le remarque Philippe Chardin, qualifie très bien le domaine de la réception créatrice28.
Un trait distinctif de la lecture mélancolique est le rapport entre vie et œuvre. Carlo Bo considère ce conflit entre vie et littérature comme central dans la réception italienne du roman français, se référant en particulier aux deux références majeures de Balzac et Proust29. Si chez Balzac la littérature est une forme interne à la vie, chez Proust – en cela comparable aux symbolistes – cette certitude est minée par la tension jamais apprivoisée qui jaillit du rapport dialectique entre aspiration à la vie et substitution de cette dernière dans l’œuvre d’art30. La notion de mélancolie est abordée dans le sens d’une aporie insoluble entre vie et littérature. Dans une étude récente, Eleonora Sparvoli montre que la Recherche est le champ où se font face deux forces opposées31 : la mémoire créatrice qui sublime l’échec existentiel dans la construction de l’œuvre, où brille enfin l’artiste dans sa solitude de démiurge, versus cet autre type de mémoire traînant avec soi des souvenirs inassimilables à l’œuvre, vestiges mélancoliques renvoyant au désir envers la vie et à ce que, par rapport à cette dernière, l’homme, et non pas l’écrivain, ne cesse de regretter.
La dialectique entre fugacité et maîtrise du temps est au cœur de ce type de réception. Le rapport entre mémoire et écriture, central dans l’œuvre de Bassani et Tomasi di Lampedusa, manifeste le projet littéraire d’ordre autobiographique qui sous-tend l’écriture32. La Recherche, qui montre l’histoire d’une vocation et en même temps la matière autobiographique de cette vocation, était pour ses lecteurs italiens à même de véhiculer de nouvelles formes d’écriture de la mémoire ; œuvre de la maîtrise du temps où les années – éparses et perdues – étaient enfin ramenées à l’ordre et à l’unité du « temps retrouvé », elle fait surgir la possibilité d’une écriture apte à réaliser sur la page la domination du temps par la littérature.
En privilégiant en revanche l’aspect méta-romanesque, d’autres lectures, d’autres modalités réceptives ont surgi. Conçue dans le sens d’un roman-essai déployant différentes méthodes cognitives dans le but de formuler sa propre épistémologie, l’œuvre proustienne devient le lieu de confrontation où puiser et vérifier différents paradigmes gnoséologiques. Dans l’introduction à ses études philologiques33, Gianfranco Contini cite un extrait du Temps retrouvé où Proust compare sa méthode d’écriture à la méthode utilisée par Françoise : les variantes sont des « paperoles collées » à consolider, tout comme les pièces mises aux robes usées ou les morceaux de journal mis à la place d’un carreau cassé34. Pour comprendre la vérité de l’œuvre, nous indique Proust, il faut regarder là où elle porte la trace des tâtonnements de la pensée et du travail laborieux d’écriture, de ses techniques de composition à ses revirements, à ses stratifications successives.
Non seulement Contini illustre – à travers Proust – le plan du travail du philologue, préfigurant dans la reconstruction patiente de papiers épars, dans le déchiffrement des pages, les travaux de la critique génétique, mais il pressent aussi, dans la métaphore des papiers collés, la conception in fieri du texte, où feuilles et variantes sont autant d’hypothèses témoignant d’une méthode d’invention et d’investigation qui cherche la vérité par écarts et par tentatives.
De manière significative, Françoise, avec son parler savoureux de paysanne, sa sagesse divinatrice et populaire, sa connaissance non intellectualisée venant de l’expérience et de l’observation, incarne le « savoir indiciaire » que Ginzburg définit comme un modèle épistémologique qui émerge à la fin du XIXe siècle, rapprochant les sciences ayant comme objet l’étude des signes, et qui puise ses origines dans les savoirs anciens tels que la médecine, l’art de la chasse, la divination35.
C’est justement selon les différentes déclinaisons de ce paradigme épistémologique que les écrivains de la deuxième partie ont été choisis. À partir de l’œuvre de Carlo Emilio Gadda, il est en effet possible de retracer la présence de la méthode cognitive dans l’actuation d’une connaissance analogique que l’écrivain-ingénieur recherche, cette écriture métaphorique qu’il se fabrique au fil des années. Si le but de l’« épistémologie nouvelle » – dont Proust est selon Gadda le modèle –, consiste dans la révélation des rapports et des connexions réciproques entre les domaines du savoir, de par sa structure, la Recherche en devient le livre de référence. Encyclopédie offrant une summa du savoir, une vision organique et exhaustive de la connaissance, et en même temps roman, elle dévoile les rapports interdépendants et compliqués – le revers de la robe chez Proust – entre phénomènes différents et domaines hétérogènes. « Le grand chercheur trouve partout les éléments nécessaires à établir les rapports qui seuls l’intéressent »36 : le savoir indiciaire est à l’œuvre pour déchiffrer des signes apparemment insignifiants, pour intégrer de façon inattendue des vérités insoupçonnées qui se traduisent sur la page dans les figures d’un style qui puise sa force expressive dans l’analogie.
Résumé des informations
- Pages
- X, 256
- Année de publication
- 2023
- ISBN (PDF)
- 9781800793026
- ISBN (ePUB)
- 9781800793033
- ISBN (MOBI)
- 9781800793040
- ISBN (Broché)
- 9781800793019
- DOI
- 10.3726/b18102
- Langue
- français
- Date de parution
- 2023 (Septembre)
- Mots clés
- Comparative literature creative reception Italians readers of Proust’s Recherche
- Publié
- Oxford, Berlin, Bruxelles, Chennai, Lausanne, New York, 2023. X, 256 p.
- Sécurité des produits
- Peter Lang Group AG