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Écritures contemporaines de la migration

Frontières, passages, errances, tragiques

by Anne Schneider (Volume editor) Magali Jeannin (Volume editor) Yann Calvet (Volume editor) Marie Cleren (Volume editor)
©2023 Edited Collection 612 Pages

Summary

Le flux ininterrompu des migrations contemporaines, en particulier celles qui ont atteint l’Europe en 2015, pose des interrogations vitales sur notre humanité en marche. Réfugiés climatiques, migrants économiques ou fuyant les guerres, naufragés de la Méditerranée, apatrides, exilés, ces figures aiguës des crises mondiales de notre planète heurtent notre conscience de l’altérité, nos valeurs, nos idéologies, notre tolérance, nos démocraties.
Comment parler de ces invisibles, de ces humains en errance, de leurs projets, de leurs vies, de leurs inscriptions, provisoires ou définitives, dans un pays européen, sur un sol qui ne les désire pas ? Relayées par les médias, les migrations sont devenues des sujets d’écriture à part entière dans tous les genres littéraires, pour les adultes comme pour les enfants. Leur réélaboration des littératures francophones post-coloniales et migrantes ainsi que leur hybridité imposent l’idée d’une dynamique de la déterritorialisation.
Ce volume tente d’interroger les formes d’écriture et les discours qui définissent les trajectoires individuelles, mais aussi les conceptions de la nation, du divers et de l’universel. Qui voit ? Qui raconte ? Qui accueille ? Qui dénonce ?
Du côté du roman pour adultes et pour enfants, ce sont les formes polyphoniques, dystopiques ou hospitalières qui tentent de saisir la figure du migrant, tandis que l’album pose la question de la représentation par l’image, stylisée ou référencée, à hauteur d’enfant. Pour le cinéma, l’interrogation porte sur l’esthétisme des images chargées de dire l’à- côté et l’à-présent, tandis que le théâtre nous plonge dans une errance géopoétique. Le migrant est-il dès lors une figure de la conquête et de l’aventure ? Ou l’expression des tragiques contemporains ?

Table Of Contents

  • Cover
  • Title
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • INTRODUCTION
  • LE CHEMIN DE L’AUTRE
  • Première partie : Situer l’écriture des migrations contemporaines : utopies ou engagement ?
  • Chapitre 1 Conceptions, filiations et évolutions de l’écriture de la migration
  • Migrants·es sans figure. Une hospitalité par l’imaginaire est-elle possible ? (Khalil Khalsi)
  • L’écriture de la migration : une esthétique du tragique au service d’une urgence tutélaire (Marjorie Jung)
  • Les collectifs d’auteurs : une « poéthique » active de la migration (Lila Ibrahim-Lamrous)
  • Trajet du « nous » dans le récit contemporain, d’Yvan Pommaux à Léonora Miano (AMarie Petitjean)
  • Fuir le monde pour mieux le cerner. Le traitement utopique du thème des réfugiés dans la narration contemporaine en langue française (Ana Isabel Labra Cenitagoya)
  • Chapitre 2 La migration comme monde identitaire commun
  • Écriture de la migration : l’onde de choc dans les romans de Laurent Gaudé (Christine Frotin-Bouilly)
  • Tous migrants ! Le Moulin d’Andé, méridien normand d’une littérature de la migrance (Kathleen Gyssels)
  • Mémoire d’une migration familiale algéro-française dans l’œuvre d’Ahmed Kalouaz (Sylvie Dardaillon)
  • L’écriture de la migration dans Le Pays sans ombre d’Abdourahman A. Waberi (Idriss Daher God)
  • Voix de migrants dans Aux États-Unis d'Afrique d'Abdourahman A. Waberi : le roman de l'errance (Isman Oumar Houssein)
  • Intranquille (Marc Alexandre Oho Bambe)
  • Deuxième partie : Adopter, dire et retranscrire la voix des migrants : expériences visuelles, médiatrices et créatives
  • Chapitre 1 Filmer (à) la marge : cinéma et migrations
  • La crise migratoire représentée par des récits d’enfants dans les programmes de courts-métrages animés : Seeking Refuge (BBC, 2012) et UNfairy Tales (Unicef, 2016) (Delphine Robic-Diaz)
  • Filmer (à) la marge : figures de migrants dans les deux derniers films d’Aki Kaurismäki (Le Havre, 2011 ; L’Autre Côté de l’espoir, 2017) (Alice Letoulat)
  • Filmer la migrance, L’Afrance (2001) d’Alain Gomis (Virginie Brinker)
  • La Mécanique des flux (2015). Questions à sa réalisatrice, Nathalie Loubeyre, et à son producteur, Eric Jarno (Yann Calvet et Anne Schneider)
  • Chapitre 2 (Dés)habiller la langue, le cas de Mayotte
  • Je vivais sur un morceau de lune (Kebir Ammi)
  • (Dés)habiller la langue : Écriture décoloniale de la « migration » vers Mayotte. (Rémi Armand Tchokothe)
  • Du fait médiatique au voyage littéraire : une réflexion autour du parcours citoyen à partir de Mayotte (Morgane Le Meur)
  • Chapitre 3 Comment prendre en compte l’expérience de la migration ?
  • Le thème de la migration en atelier d’écriture : de la photographie humanitaire à la création littéraire (Polytimi Makropoulou)
  • Le groupe Whatsapp : faire lieu dans le hors-lieu ? : Enjeux sociaux, politiques et éthiques de l’intégration des adultes migrants (Magali Jeannin)
  • Rien de ce qui m’est humain ne m’est étranger. Récits de vie de migrants (Marie-Odile Laîné)
  • Troisième partie : Quels discours sur la migration dans la littérature de jeunesse ?
  • Chapitre 1 Les littératures graphiques, albums et bandes dessinées pour enfants et pour adultes
  • Récits de migration et hospitalité de l’album pour la jeunesse (Euriell Gobbé-Mévellec)
  • Figure du migrant dans la littérature de jeunesse migrante pour les enfants non lecteurs : l’album, support adapté à une réflexion philosophique autour du thème des réfugiés (Agnès Girard)
  • L’album espagnol contemporain face à la crise migratoire, entre reliance et ignorance (Patricia Mauclair)
  • Littératures dessinées muettes sur la migration : Albums, bandes dessinées, romans graphiques. (Marianna Missiou)
  • « S’il vous plaît, dessine-moi l’horreur ! ». La migration dans les bandes dessinées et les Graphic novel italiens (Monica Venturi Delporte)
  • Chapitre 2 Représenter la migration dans les genres du roman et du théâtre pour la jeunesse
  • Réalisme et récit d’errance en littérature de jeunesse québécoise dans le roman Rohingyas d’Élizabeth Turgeon (Monique Noël-Gaudreault)
  • Adolescentes entre deux cultures : genre et migration dans cinq romans pour la jeunesse de Jeanne Benameur (Anne Schneider)
  • Politique et poétique de la migration : des exemples de « bigraphies » post-coloniales (Merveilles Mouloungui)
  • Un théâtre géopoétique de l’enfance : trajectoires et errances enfantines dans le répertoire dramatique contemporain pour la jeunesse (Laurianne Perzo)
  • Conclusion générale
  • Biographie et biliographie des auteurs

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INTRODUCTION

Anne Schneider,Magali Jeannin,Yann Calvet,Marie Cléren

Pour introduire cet ouvrage, nous voudrions tout d’abord rappeler qu’il émane d’une conjonction de multiples coïncidences, réflexions, rencontres, d’un faisceau de réseaux et d’objets de recherche que nous parvenons enfin à concrétiser dans une dynamique collective qui réunit de nombreux chercheurs d’ici et d’ailleurs. Pour expliciter cette synergie et les effets d’échos qui ont été à l’origine de nos interrogations et qui font l’objet de cette publication, nous souhaitons revenir sur la genèse du projet, avant d’évoquer les problématiques de la migration, incarnées dans les mots-clés du sous-titre « Frontières, passages, errances et figures du tragique », et présenter les contributions de ce volume.

La genèse du projet

Trois éléments fondateurs ont permis la réalisation de cet ouvrage et nous pensons qu’il faut les rappeler car ils relèvent également de choix méthodologiques et conceptuels, de champs de recherches et d’objets d’études imbriqués qui ne sont pas étrangers à l’émergence de cette problématique :

Le premier est le colloque de Cagliari qui a eu lieu en février 2016 et au cours duquel Anne Schneider s’est interrogée sur l’écriture féminine et l’œuvre fondatrice d’Assia Djebar. « Assia Djebar est là, avec nous et pour nous, citoyens de ce XXIe siècle de douleurs, de souffrances, de migrations tragiques » écrivaient à ce propos dans l’introduction de L’Algérie sous la ←15 | 16→plume d’Assia Djebar1, les francophonistes organisateurs de ce colloque, Giovanni Dotoli, Claudia Canu-Fautré et Mario Selvaggio.

À l’issue de ce colloque, lors de la collecte des articles, réunis dans un volume de la collection « Voix de la Méditerranée », Mario Selvaggio avait envoyé à tous les contributeurs un poème poignant qu’il avait intitulé « À l’écoute de l’autre », sur la mort de petit Aylan, très jeune enfant rejeté par la mer et dont le corps échoué sur une plage de Turquie avait ému le monde entier. Ce texte, que nous avons reproduit en exergue du volume, était accompagné de la photographie du corps inerte de l’enfant sur la plage et dont le tee-shirt rouge faisait une tache sanglante. Ce poème ne manqua pas de faire son chemin et de reposer la question de l’engagement, du travail de l’écriture comme care, au sens de sa fonction de réparation qu’interroge Alexandre Gefen dans l’essai : Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle2. Ainsi, comme l’indique Laurent Demanze à la suite d’Alexandre Gefen, réparer le monde est « un geste essentiel de la mystique hébraïque : tikkun olam. Ce geste traverse, selon l’essayiste, l’ensemble de la littérature d’aujourd’hui, pour sauver et prendre soin, soigner les traumatismes et intensifier notre empathie3. » Le poème de Mario Selvaggio a donc fonctionné comme un déclencheur, comme un appel à poursuivre la réflexion, à reconsidérer la Méditerranée, cette Mare Nostrum originelle, comme un lieu commun qui avait perdu sa signification d’unité, de lieu fondateur d’aventures mythiques et de conquêtes, et qui était devenue un tombeau !

Ainsi, l’album de Baudoin, Méditerranée4, nous semble emblématique de notre problématique. L’album s’ouvre en effet sur l’image d’une petite fille anonyme, couchée sur les galets d’une plage, face contre terre et comme fondue avec elle, portant des vêtements blancs qui font d’elle un fantôme gisant. Cette image rappelle bien entendu l’enfant martyr Aylan, symbole involontaire du massacre des innocents. Le texte très fort ←16 | 17→de Baudoin sur la mort de la petite fille – et on sait que la question du deuil est un sujet tabou en littérature de jeunesse – nous plonge dans deux temporalités : la mort en première page et le récit à rebours, de son point de vue, du déroulé de ses rêves et de ses désirs, ceux d’une petite fille voulant rejoindre l’autre rive de la Méditerranée avec sa famille, rêves dont nous savons, nous lecteurs, qu’ils ne se seront jamais réalisés. Le tragique tient donc dans cet écart entre les rêves de ces anonymes et leur impossible concrétisation.

Là, sur la plage, la petite fille ne dort pas, elle rêve, elle a rêvé.

Devant, dans un bleu très bleu, la Méditerranée se souvient5.

Otages involontaires de ce parcours meurtri et interrompu, nous faisons avec elle, au fil de l’album, l’inventaire de ces petits rêves familiers et insignifiants : avoir une maison, aller à l’école, avoir un chat. Les images écrasantes, toujours les mêmes, de pages en pages, présentent des peintures obsessionnelles de vagues dangereuses et anonymes dans des bleus indigos nuancés et tourmentés, dont la profondeur ramène à l’esthétique poétique des représentations d’une Méditerranée devenue mortifère.

La première de couverture témoigne de cette ambivalence : au fond, entre ciel et terre, une Méditerranée apaisée, au ciel impressionniste ; au premier plan, placé sous le soupçon de la présence étrange et maléfique d’un arbre tordu, un horizon barré qui rappelle le cadre tragique d’une Méditerranée dévoyée. L’arbre gris, torturé, calciné, décharné qui dépasse largement le cadre de la couverture semble rappeler la présence sournoise d’une ombre au tableau… ce qui nous amène à reconsidérer ce locus amoenus d’une Méditerranée berceau de l’humanité.

Cette image forte symbolise donc bien ce qui amène à passer de la sidération à la considération, comme nous y invite Marielle Macé dans son essai : Sidérer, considérer, Migrants en France6.

Considérer, en effet, c’est regarder attentivement, avoir des égards, faire attention, tenir compte, ménager avant d’agir et pour agir ; c’est le mot du « prendre en estime », du « faire cas de », mais aussi du jugement, du droit, de la pesée, du scrutin7.

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Problématique du colloque

Le flux ininterrompu des migrations contemporaines, en particulier celles qui ont atteint l’Europe en 2015, pose, de façon cruciale et récurrente, des interrogations vitales sur notre humanité en marche. Réfugiés climatiques, migrants économiques ou fuyant des guerres et des génocides meurtriers, naufragés de la Méditerranée et d’autres océans, apatrides, exilés, ces figures aiguës des crises mondiales de notre planète heurtent notre conscience de l’altérité, nos valeurs, nos idéologies, notre tolérance, nos démocraties.

Comment parler de ces invisibles, de ces humains en errance, de leurs projets, de leurs vies, de leurs inscriptions provisoires ou définitives dans un pays européen sur un sol qui ne les désire pas, dans des conditions d’une effrayante précarité ?

Un feuilleté sémantique ininterrompu ne manque pas de sonder cette entité fluctuante construite d’individualités fondées sur le mouvement vers un ailleurs, « eldorado, mirage, paradis, chimère, utopie, Lampedusa8 » qui s’exprime sous une litanie de mots dont l’imperfection résume une totalité, une réalité insaisissable, qui s’échappe comme du sable entre les doigts, comme l’exprime Natacha Appanah dans un passage de Tropique de la violence où elle accumule les mots définissant les migrants : « esclaves, engagés, pestiférés, bagnards, rapatriés, Juifs, boat-people, réfugiés, sans-papiers, clandestins9. »

Les migrations massives de population, relayées par les médias, particulièrement depuis l’été 2015, ont, par leur caractère intrusif, inéluctable et sordide imposé un autre regard sur elles. Elles sont devenues également un objet d’écriture à part entière du roman, de la poésie, du théâtre et du cinéma contemporain pour adultes et pour les enfants.

Constitués sous les concepts de « théâtre de l’exil », « cinéma de la migration », « littérature migrante10 » et « littérature de jeunesse migrante11 », ce champ existe désormais comme un sillon déterminé ←18 | 19→autour des topoï renouvelés de la migration et de l’hospitalité, de l’exil et de l’intégration. Si cette définition nous intéresse en ce qu’elle appréhende le fait migratoire dans et par l’écriture, c’est également parce qu’elle interroge le caractère transitoire de l’écriture comme réceptacle de « la souffrance à distance12 » et comme un phénomène d’écriture autonome et situé. On reconnait ainsi « la migrance, c’est-à-dire le mouvement comme étant intrinsèque à l’écriture13. »

Si nous analysons en littérature quelques œuvres représentatives, que ce soit du côté des auteurs francophones : Louis-Philippe Dalembert, Natacha Appanah, Marie Ndyae, ou de littérature française : Laurent Gaudé, Maylis de Kerandal, Marie Darieussecq, pour n’en citer que quelques-uns, nous observons tout d’abord que les angles de vue et les aires géographiques sont très différents : récit et trajectoires de trois femmes migrantes depuis la Libye, migrations des Comores à Mayotte par le truchement d’un adolescent, récits de migration qui se finit par la mort du personnage à la frontière espagnole pour la littérature francophone, destin choisi d’un capitaine de navire recueillant des migrants, prise de conscience individuelle de l’horreur de la migration via un médium radiophonique, sauvetage d’un enfant recueilli dans un paquebot puis chez soi pour la littérature française.

La variété de ces récits fictionnels, leur épaisseur et leurs singularités mettent en avant l’expérience de la migration comme expérience du passage, de la reconnaissance de l’autre, de la crise identitaire. Elle induit un prisme nouveau, celui d’un monde fondé sur le mouvant, le vivant, le provisoire14. Suivant différentes idéologies, différentes géographies, différentes humanités, et par la reconfiguration nécessaire des espaces intimes de chacun, l’expérience de la migration abîme, transcende ou détériore les liens, elle reterritorialise aussi dans une fonction de reconfiguration et d’interrogation des espaces figés qu’elle éclate en lieux devenus provisoirement et difficilement collectifs – la jungle de Calais par exemple. Les histoires sont donc racontées au prisme des individus, ←19 | 20→qu’elles soient vues par les migrants eux-mêmes ou par ceux qui les croisent, les aident ou s’interrogent sur leurs destins.

Il convient donc de considérer cette présence du déplacé dans le roman, la littérature de jeunesse, le cinéma contemporain, mais aussi en poésie ou au théâtre. Renouant par là avec la tradition du roman réaliste du XIXe, mais aussi du roman francophone qui s’est toujours penché sur la figure de l’exilé, de celui qui vit entre-deux, entre-deux cultures, deux pays, deux langues, le roman contemporain décrit avec ses caractéristiques propres, dans une tension entre fiction et réalisme documentaire, entre poétique et tragique, la migration, lieu même de la souffrance humaine, de la figure de l’effroi et de l’horreur. Parce que les reportages, la sémantique des discours politiques, le comptage des morts, les discours journalistiques, l’impuissance des politiques ne suffisent plus à décrire une réalité politiquement complexe, humainement coûteuse qui renvoie nos propres démocraties à leurs limites, la littérature et les arts du spectacle prennent en charge par la fiction ce naufrage collectif, fondé sur les tensions entre Orient et Occident, sur la peur de l’autre, de l’autre côté de la Méditerranée.

Comme l’a rappelé Catherine Mazauric, dans Mobilités d’Afrique en Europe, Récits et figures de l’aventure15, la figure du migrant peut renvoyer, certes, à celle d’un aventurier, dans la pure tradition du voyageur qui quitte tout pour une vie nouvelle, mais cette figure positive devient rapidement une figure dégradée, en proie au froid, à la faim, aux passeurs, aux dangers de la mer, à la police, aux marches forcées, bref, à cet élan vigoureux se substitue un élan mortifère où le migrant, tragédien des temps modernes est seulement placé sous le signe de la survie. Ainsi, l’arrivée en terre promise se solde souvent par de nouvelles difficultés : échapper à la police, trouver des papiers, être le jouet de l’administration, comme le vit Samba dans le roman éponyme Samba pour la France, de Delphine Coulin16, adapté au cinéma en 2014 par Eric Toledano et Olivier Nakache. Cette description de la misère du migrant incapable de s’intégrer, malgré sa volonté et malgré l’image positive qu’il a du pays d’accueil, met à mal l’utopie de la citoyenneté et des valeurs de la France et de l’Europe, aux prises avec des logiques politiques ←20 | 21→incompréhensibles et le recul des notions fondamentales de respect des droits de l’homme, de liberté et d’égalité.

Le volume L’Écriture de la migration tente de s’interroger sur ces formes d’écriture et sur les discours qui définissent les trajectoires, les personnes, mais aussi les conceptions globales de la nation, du divers et de l’universel. Nos interrogations de lecteurs et d’écrivains s’adressent à une multitude de regards : qui voit ? Qui raconte ? Qui dénonce ? Du côté du cinéma, l’interrogation porte peut-être davantage sur l’esthétisme des images chargées de dire l’à-côté et l’à-présent : marginalité, inscription dans l’espace, interrogation sur le personnage, tandis que le théâtre nous plonge dans la babélisation des voix, proche d’une créolisation. Souvent, l’écriture fictionnelle, déplaçant le propos, cherche à s’ancrer dans des modèles littéraires : Ulysse le voyageur infatigable est-il un modèle héroïque valable pour les migrants ? N’est-il pas mu par l’imaginaire du retour ? Et Robinson Crusoé ? La matrice des robinsonnades peut-elle nous donner des clés de lecture ? Naufragé comme lui, le migrant est-il en devenir une figure de la conquête et de l’aventure ou du tragique ? Victime ou héros ?

Chez Édouard Glissant, la question ne se pose plus ainsi, la migration s’inscrit dans l’hybridation du monde et dans la disparition de « l’identité racine unique », la métaphore du rhizome est celle qui construit de nouvelles représentations. Ainsi, dans l’essai co-écrit avec Patrick Chamoiseau, Quand les murs tombent, il définit la mondialité :

Dans la mondialité (qui est là tout autant que nous avons à la fonder), nous n’appartenons pas en exclusivité à des « patries », à des « nations », et pas du tout à des « territoires », mais désormais à des « lieux », des intempéries linguistiques, des dieux libres qui ne réclament peut-être pas d’être adorés, des terres natales que nous aurons décidées, des langues que nous aurons désirées, ces géographies tissées de matières et de visions que nous aurons forgées. […] Et ces « lieux », devenus incontournables […] entrent en relation avec tous les lieux du monde17.

Nous invitons ainsi le lecteur à se décentrer et à suivre cette direction prise par des auteurs qui nous exhortent à regarder le monde autrement, ←21 | 22→comme Léonora Miano avec sa dystopie, Rouge impératrice18, ou Yanick Lahens évoquant « l’urgence(s) d’écrire, le rêve(s) d’habiter19. »

Présentation des contributions

C’est sous la houlette amicale et bienveillante du poète Giovanni Dotoli que le chemin vers la migration comme anti-monde est posé. Celui-ci propose dans une mise en voix, une mise en bouche des poèmes de l’exil, de revisiter notre rapport à l’altérité. Convoquant Emmanuel Levinas pour rappeler que « l’événement humain est toujours la relation avec autrui, le dire20 », il nous invite à entrer dans une poétique de la relation qui ouvre notre parcours des migrations à travers l’oralité et la voix de l’autre. En conclusion, Giovanni Dotoli évoque la dimension humaine et humaniste de la poésie, capable de prendre en compte l’altérité, et rappelle que le poète est celui qui développe un lien avec l’autre, lien qui a quelque chose de transcendant.

Afin de situer l’écriture des migrations contemporaines, entre utopies et/ou engagement, la première question qui se pose est celle de l’écriture du voyage. La migration renouvelant l’image traditionnelle du récit de voyage, comment la narration permet-elle d’en revisiter le topos pour en faire un récit de l’errance, du déplacement, placé sous le signe du tragique ? Dans quelle filiation littéraire se place-t-on ? Quel héritage et quels écarts par rapport à celui-ci peuvent être perçus dans les nouvelles écritures contemporaines ?

En corollaire se pose une question linguistique et sémantique : comment sont nommés ces réfugiés, ces sans-noms, souvent voués à un anonymat tragique ? Réfugiés, harragas, migrants, exilés, déplacés, immigrés, immigrants, voyageurs, rescapés, clandestins, quelle nouvelle sémantique permet de définir leur statut ? Comment le roman et les autres arts poétisent-ils cette sémantique, comment le langage invente-il de nouvelles formes chargées de rendre au plus près la condition humaine du migrant, sa vulnérabilité et en particulier celles des femmes en migration ?

←22 | 23→La question sémantique s’est trouvée ainsi abordée sous les distinctions des termes de réfugié, d’étranger, d’alien (selon Michel Agier) et de migrant par Khalil Khalsi, évoquant la confrontation entre réalités (gestion des flux migratoires) et utopies (mises en récit). L’auteur analyse ces frictions pour voir en quoi les cadres de représentation en vigueur, en tant que tributaires d’un certain idéal d’hospitalité que Jacques Derrida appelait de ses vœux mais que l’anthropologue Michel Agier remet en question, génèrent des récits où les figures de la migration sont beaucoup trop objectivées pour que la possibilité théorique d’une hospitalité par l’imagination soit plausible.

Dans cette optique de théorisation, Marjorie Jung interroge, quant à elle, à partir des œuvres de Patrick Chamoiseau et d’Emmanuel Mbolela, Frères migrants et Réfugié21, le rapport qu’entretiennent les écritures de la migration – dans leur réalité protéiforme – et le principe de déterritorialisation. Elle montre de quelle manière le passage de la voix à l’écriture, comme poétique vitale, instaure la possibilité même d’une Relation.

Cette approche se trouve complétée par celle de Lila Lamrous qui analyse, à partir d’un corpus engagé de deux recueils de collectifs d’auteurs (écrivains, artistes, intellectuels) parus en 2018, la dimension collective et chorale de l’écriture de la migration. La mise en récit des histoires singulières de la migration contemporaine dans Au Cœur de l’errance (collectif de cinquante auteurs)22 et Osons la Fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants sous la direction de Patrick Chamoiseau et Michel Le Bris23, indique comment se construit une « poéthique » active de la migration.

AMarie Petitjean croise deux ouvrages, l’un pour adultes : le roman de Léonora Miano, La Saison de l’ombre24, l’autre pour enfants, l’album Nous, notre histoire d’Yvan Pommaux25, autour de l’usage du « nous » dans le récit contemporain. Cet usage chez Pommaux relève d’une identité ←23 | 24→narrative collective, il s’avère programmatique dans l’album et il se transforme en « il », s’individualise grâce au « je ». Puis les cartes de géographie réincorporent le « nous » comme une morale conclusive pour revendiquer la notion de mélange. En parallèle, l’analyse du discours de la romancière retrace le « nous » comme affirmation de groupes sociaux culturels, sociaux et sexuels, développant une polyphonie.

Selon Ana Isabel Labra Cenitagoya, la littérature de la migration peut recourir à des formes génériques comme la science-fiction et s’incarner dans l’utopie. Elle émet l’hypothèse de la filiation de la littérature francophone migrante avec cette forme de littérature plus récente et prône sa nécessaire théorisation.

La question politique dans l’écriture semble incontournable. Comment le roman, la pièce de théâtre ou le film se font-ils le lieu de la dénonciation, par quelles descriptions, par quelles analogies, indignations et discours sur les valeurs ? Quels sont les adjuvants des migrants et quels discours ceux-ci portent-ils sur la société ? La question des frontières reste toujours un sujet romanesque et cinématographique, et les descriptions des camps de réfugiés aux univers carcéraux, des marches des migrants, des bidonvilles, de l’insalubrité, de la faim, les réactions de soutien et de solidarité, mais aussi les réactions de haine et de rejet rappellent d’autres époques où l’exploitation humaine et la stigmatisation de certaines populations ont conduit à des folies meurtrières.

Cependant, les migrations fonctionnent aussi comme dynamique d’élaboration de mondes identitaires communs, comme l’évoquent la littérature française et francophone.

Analysant les romans de Laurent Gaudé Le Soleil des Scorta26, prix Goncourt en 2004, Eldorado paru en 200627, et Salina : les trois exils en 201828, Christine Frotin-Bouilly démontre qu’ils organisent une onde de choc dans l’espace et dans le temps. Le migrant est un individu qui lutte, un être humain volontaire qui n’a pas peur du risque. Cette description méliorative se place du côté du « faire-savoir ».

Dans un tout autre contexte, Kathleen Gyssels explore la richesse d’un microcosme littéraire méconnu réuni au Moulin D’Andé, à trente ←24 | 25→kilomètres de Rouen, plaque tournante et refuge de toutes les diasporas d’après-guerre, ainsi devenu lieu fécond d’échanges et d’influences littéraires de la transmigrance entre de nombreux intellectuels en migration.

Dans le champ de la littérature francophone, Sylvie Dardaillon analyse l’univers d’Ahmed Kalouaz, auteur issu de l’immigration algérienne, qui revisite la mémoire intime dans une trilogie familiale centrée autour de son père, de sa mère et de sa sœur, en l’articulant à la mémoire collective de l’immigration. Cette maturation par l’écriture constitue une genèse intime qui lui permet de se construire comme écrivain.

Idriss Daher God et Isman Oumar Houssein, deux universitaires Djiboutiens, évoquent les romans de leur compatriote Abdourahman Waberi29 qui casse les codes du récit, faisant se rencontrer l’utopie et l’absurde. L’exil est lu par l’auteur comme une exaltation de la fièvre migratoire tout en constituant conjointement une satire vengeresse de la société djiboutienne. Réussite et gloire riment avec migration, l’exil n’est pas tant une aventure à risque qu’un facteur d’ascension sociale.

Pour conclure cette partie, l’écrivain, poète et slameur Marc Alexandre Oho Bambe auteur des Lumières d’Oudja ne s’éteindront jamais30 et du Chant des possibles31 nous offre, dans une langue poétique et rythmée, un texte inédit appelant à la liberté d’avoir « la terre comme village pour faire société, faire peuple32. »

La deuxième partie de cet ouvrage est consacrée à la question de l’esthétique de l’écriture littéraire, filmique et théâtrale : réalisme, poésie ou tragique ? Quels arcanes stylistiques, quels courants littéraires et cinématographiques sont perceptibles dans l’écriture contemporaine qui évite tout lyrisme pour se concentrer sur la réalité crue ? Quels choix esthétiques ? Dans quelle mesure les romans, les pièces de théâtre ←25 | 26→et les films sur la migration renouvellent-t-ils le genre romanesque et cinématographique, oscillant parfois entre nouvelle et écriture théâtralisée ?

Delphine Robic-Diaz propose, dans une analyse des programmes de courts-métrages animés, une réflexion sur la manière dont la crise migratoire se trouve représentée par des récits d’enfants et pour des enfants de neuf à douze ans. En suivant un petit héros qui va subir toutes les étapes de l’exil, il faut trouver les moyens de comprendre les profondeurs de l’inimaginable tout en restant à hauteur d’enfant.

Details

Pages
612
Publication Year
2023
ISBN (PDF)
9782875745163
ISBN (ePUB)
9782875745170
ISBN (Softcover)
9782875745156
DOI
10.3726/b19673
Language
French
Publication date
2023 (April)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2023. 612 p., 35 ill. en couleurs, 1 tabl.

Biographical notes

Anne Schneider (Volume editor) Magali Jeannin (Volume editor) Yann Calvet (Volume editor) Marie Cleren (Volume editor)

Anne Schneider est maître de conférences HDR en langue et littérature françaises à l’université de Caen Normandie. Ses recherches portent sur la littérature francophone et migrante, pour la jeunesse et pour adultes. Elle est présidente de l’Institut International Charles Perrault. Magali Jeannin est maître de conférences en langue et littérature françaises à l’université de Caen Normandie. Ses recherches portent sur l’interculturalité et les contextes plurilingues et pluriculturels. Yann Calvet est maître de conférences en études cinématographiques à l’Université de Caen Normandie et directeur de l’UFR Humanités et Sciences Sociales. Marie Cléren est docteure en Littérature Comparée, chargée du théâtre au Lycée Malherbe de Caen, formatrice académique en théâtre.

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Title: Écritures contemporaines de la migration