La délocalisation du roman
Esthétiques néo-exotiques et redéfinition des espaces contemporains
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright Page
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction
- Néo-exotisme ? Contre-exotisme ? Post-exotisme ? Les délocalisations du roman contemporain
- La délocalisation du roman français : définition et perspectives théoriques
- I. Déjouer l’exotisme
- L’écriture de la délocalisation et du décentrement chez J.M.G. Le Clézio et Jean Rolin
- « Comme une scène de théâtre vide » ? – le Japon et la Chine dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint (Made in China, 2017, La Clé USB, 2019)
- Uniformisation du discours, standardisation du monde : banalités et clichés touristiques dans quelques romans contemporains (Houellebecq, Rolin, Fabcaro)
- Esthétiques néo-exotiques de la délocalisation littéraire
- Les enjeux de l’ « orientalisme (post-) migratoire » : (re-)constructions littéraires de l’Orient
- En terres (in)connues. Entretien avec Christian Garcin
- II. Nouvelles expériences de l’altérité
- Les déserts contemporains. Nostalgies de l’ailleurs et matrices néo-exotiques
- De l’Afrique dans Onitsha (1991) de J.M.G. Le Clézio : du mythe à la réalité
- Une nouvelle prose du Transsibérien. L’espace ferroviaire chez Maylis de Kerangal
- Délocalisation ou relocalisation : les écritures contemporaines de la province
- Un exotisme du proche ? Fabulation romanesque et explorations des espaces ruraux chez Christine Montalbetti et Mathieu Riboulet
- Les ailleurs de la fiction et de la non-fiction. Entretien avec Patrick Deville
- III. Délocalisations critiques
- Les ruines qui se font : témoigner de la catastrophe dans Carnets de Homs de Littell
- La représentation de la catastrophe naturelle chez Laurent Gaudé : une « délocalisation » engagée1 ?
- Les guerres des autres ? L’espace européen et méditerranéen délocalisé dans Zone de Mathias Énard
- La fuite vers l’ailleurs dans le roman français contemporain
- Espaces d’espèces : délocalisation du sujet et frontières de l’humain chez Tristan Garcia
- Écrire ailleurs : création littéraire in situ et poiesis. Par Karine Légeron
- IV. Décentrer l’écriture
- Décentration, pensée archipélique, littérature mondiale. L’île comme figure de pensée dans la littérature contemporaine de langue française
- « Le sens toujours dérobé, absolument insaisissable, de ma démarche littéraire ambulatoire1 »Jean Rolin, poétique du décentrement
- « La fuite est l’engendrement de l’espace sans refuge » : fuite panique et délocalisation romanesque dans Rue des voleurs, Zone et Boussole de Mathias Énard
- La littérature-monde ou l’esthétique du décentrement dans le texte littéraire maghrébin contemporain
- Les « tropismes exotiques » : à propos de la patrie littéraire dans l’œuvre d’Olivier Rolin
- Présentation des contributeurs scientifiques
Anne-Sophie Donnarieix et Jochen Mecke
Néo-exotisme ? Contre-exotisme ? Post-exotisme ? Les délocalisations du roman contemporain
Une certaine tendance de la littérature contemporaine
Au cours des dernières décennies, la littérature française a considérablement renouvelé son rapport au monde et aux espaces lointains. En témoigne la délocalisation très nette des lieux qui lui servent de décor : du Proche Orient au Far West, de Tokyo à Séoul, de Vladivostok à Buenos Aires, des jungles thaïlandaises aux déserts sahariens ou jusqu’à la taïga sibérienne, le roman parcourt le globe à grandes enjambées pour faire escale dans des territoires toujours plus reculés. Chez des écrivains aussi divers que Patrick Deville ou Christian Garcin, Jean Rolin, Laurent Mauvignier, Mathias Énard, J.M.G. Le Clézio, Céline Minard, Maylis de Kerangal, Jean-Philippe Toussaint, Laurent Gaudé ou Christine Montalbetti, on retrouve une même force centrifuge, symptomatique d’une tendance singulière de la littérature contemporaine. Cette évolution reste toutefois peu explorée par la critique universitaire, car elle ne constitue pas nécessairement l’une des « dominantes » de la littérature contemporaine ni de sa théorie. Elle ne s’exprime pas en effet au travers de manifestes (comme il en allait de Pour une littérature-monde1), et les auteurs en question ne se laissent pas rassembler sous une dénomination commune (éditoriale, par exemple) ou sous quelque catégorie proposée par la critique universitaire (de la « littérature de voyage » aux « docufictions » ou aux « littératures de terrain »). Plus oblique et discrète, cette tendance passe au travers des grands mouvements et des lignes de partage habituelles du champ littéraire. Ces délocalisations témoignent d’une tendance forte et significative réunissant comme par vases communicants des auteurs hétérogènes aux conceptions poétiques parfois certes fort différentes, mais qui ont en commun de mettre en scène une même évolution dans leur rapport aux espaces romanesques.
Il s’agit d’abord d’un phénomène quantitatif dont témoigne d’une manière remarquable la rentrée littéraire 2019, alors qu’un nombre considérable de romans campent leur action et leurs personnages à l’étranger. Parmi les ←11 | 12→quelques 524 romans parus entre août et octobre (336 en littérature française ou francophone, 188 en littérature étrangère), et dont on a dit qu’ils signaient la rentrée littéraire la plus compacte depuis des années2, nombreux sont ceux dont l’action et les personnages se situent dans des régions lointaines comme le Japon, la Chine, l’Amérique latine ou les pays africains3.
Ce trait particulier ne surprendrait pas nécessairement dans l’œuvre d’auteurs de bestsellers comme Guillaume Musso, Joël Dicker ou Marc Lévy, chez qui l’exploration de terres lointaines peut encore être attribuée à la fonction d’évasion si caractéristique de ce genre de littérature à grand tirage. Mais elle reste moins évidente chez des auteurs célébrés par un milieu universitaire français particulièrement sélectif. En témoignent les romans en lice pour le Prix Goncourt 2019 : Tous les hommes n’habitent pas le monde de Jean-Paul Dubois (lauréat du prix) se déroule au Canada et au Danemark, Rouge impératrice de Léonora Miano dans une Afrique unie du futur, La Terre invisible de Hubert Mingarelli et La Part du fils de Jean-Luc Coatalem en partie en Allemagne, Le Ghetto intérieur de Santiago Amigorena en Argentine, en Pologne et dans l’Allemagne nazie, tandis que Le Ciel par-dessus le toit de Nathacha Appanah évoque un pays lointain qui rappelle la Mayotte de Tropique de la violence, ou bien l’île Maurice.
Force est donc de constater qu’il ne s’agit ni d’un phénomène isolé, ni d’une mode commerciale, et qu’au cours des dernières décennies, la littérature ←12 | 13→française a considérablement renouvelé son rapport au monde et aux espaces lointains. Ce paradigme est en fait double : il ne s’agit pas seulement d’élargir le champ spatial du roman selon une dynamique déjà largement explorée par la littérature coloniale, mais d’en déplacer véritablement le centre hors d’un noyau que la métropole – et a fortiori Paris – a depuis longtemps cessé d’être. Cette évolution traduit donc une nouvelle conception de l’espace, tant à l’intérieur des romans que dans le champ littéraire, et implique, à différents niveaux, un geste de redéfinition esthétique.
Car s’il rappelle en effet à certains égards l’exotisme en vogue au xixe siècle ou plus récemment la littérature produite par des « écrivains voyageurs », ce phénomène marque aussi une rupture avec ces deux héritages dans la mesure où il met en scène une volonté de repenser intégralement le rapport de la littérature contemporaine à l’espace, et avec lui les conceptions traditionnelles de l’ailleurs, du dépaysement, de l’altérité. Les textes qui nous intéressent ici ne sont pas des livres de voyage à proprement parler : d’une part, il s’agit en général de fictions, d’autre part, le voyage n’y joue plus un rôle essentiel. Les romans mettent en scène des personnages qui ne sont pas nécessairement des voyageurs, et qui tendent parfois même à se sédentariser dans ces lieux éloignés mais fort peu exotisés que convoquent à l’envi leurs auteurs.
De plus, cette délocalisation donne aussi lieu – dans le double sens du mot – à de nouvelles postures face aux espaces choisis. Tandis que dans le cadre épistémologique de l’exotisme traditionnel, l’ « ailleurs » était représenté comme un objet marginal et épigonal, fascinant car éminemment « autre » (et envisagé depuis une position ethnocentriste et hiérarchisante), les romans contemporains se détournent résolument de ce modèle de représentation – un modèle dont Sartre déjà avait bien rappelé qu’il n’était que trop lié au colonialisme4. Les romans renoncent le plus souvent aux effets de curiosité fondés sur une altérité sentimentalisée et fantasmée, et tendent à jeter sur les confins du monde un regard plus prosaïque, neutre, voire parfois impassible. Une nouvelle posture du roman semble se dessiner là, que l’on pourrait qualifier de néo-exotique en tant qu’elle signe l’avènement d’un discours postérieur à celui de l’exotisme traditionnel, mais continue à problématiser le rapport intime de ce dernier à l’altérité.
←13 | 14→Ce nouveau paradigme représente donc aussi un enjeu majeur du point de vue de la théorie littéraire et culturelle. Car dans un contexte où les frontières se métamorphosent à l’aune d’une mondialisation effrénée, et où le concept d’espace apparaît comme un outil théorique et méthodologique toujours plus propice à la saisie du monde (du spatial turn à la géopoétique, la géocritique, l’écocritique ou l’écopoétique5), l’analyse de la délocalisation du roman contemporain promet de mettre à jour de nouvelles structures, caractéristiques d’une époque qui cherche à se dire par le mouvement, le décentrement, l’itinérance.
Décentrer l’exotisme : quelques pistes cartographiques
« Enfin, le baobab6 ! » s’écriait ébahi l’écrivain-baroudeur de Chevillard qui, faute d’avoir trouvé l’hippopotame et avec lui le secret bien gardé de l’Afrique, se consolait du moins avec quelques images clichéiques rencontrées au hasard de son périple. La posture du narrateur moquant ironiquement les attentes de son personnage (et bien sûr celles du lecteur) n’est pas une simple facétie chevillardienne : elle se révèle symptomatique d’un certain rapport critique à l’ailleurs fantasmé et aux clichés touristiques, et témoigne d’une prise de distance de la littérature face à un exotisme aujourd’hui suranné. L’heure n’est plus aux contemplations romantiques des espaces lointains : le contemporain décentre l’exotisme, le pousse dans ses retranchements, l’expose pour mieux l’empêcher, et travaille à sa mise à distance, sans pour autant renoncer à chercher l’altérité à travers de nouvelles voies et de nouveaux supports esthétiques.
Si l’on reprend la notion d’ « exotisme » telle que la définissait Jean-Marc Moura dans son étude Lire l’Exotisme, on voit qu’elle s’articule autour de trois grands piliers : 1) l’exotisme comme rêverie ; 2) l’exotisme comme représentation de l’espace lointain ; 3) l’exotisme comme écriture. Selon Moura, l’exotisme constituerait ainsi une manière de représenter l’espace lointain en mettant en avant « ses aspects curieux, étranges, piquants […] pour créer ainsi un monde ←14 | 15→extraordinaire7 ». La mondialisation, on le sait, a entraîné dans son sillage une redéfinition des frontières qui a en partie bouleversé les notions de « mêmeté », d’ « altérité », « d’espace lointain » et de « centre culturel », invitant à repenser ainsi l’idée du « dépaysement » qui préside à toute écriture exotique8. C’est donc sur plusieurs types de décentrements qu’il nous faudra revenir.
D’abord, un décentrement d’ordre à la fois topographique et topologique : le concept d’ « espace lointain » est-il encore pertinent aujourd’hui ? Quelles en sont les conditions de possibilités ? À quels procédés de sémantisation les espaces sont-ils liés dans les textes ? À cette délicate distinction entre « confins » et « espace familier » s’ajoutent aussi d’autres réseaux spatiaux qu’il convient d’examiner : centres et périphéries, espaces urbains et ruraux, régions désertiques et régions surpeuplées, lieux d’utopie et de dystopie, pays pacifiés et pays en guerre, lieux marginaux de la mondialisation (zones ou terrains vagues) et structures archipéliques, ou encore espaces physiques et espaces mythiques, mémoriels ou imaginaires. À travers le choix de telle ou telle focale spatiale, il faudra donc aussi observer les enjeux éthiques des espaces choisis, ainsi que la porosité de leurs frontières, pour comprendre ces nouvelles cartographies du roman.
Le décentrement est également d’ordre culturel. Todorov le soulignait déjà à la fin des années 1980 : l’exotisme se fonde sur une différenciation culturelle entre deux entités – « nous » et « les autres » – et ne vaut que par elle9. Or il n’est plus possible aujourd’hui de réduire l’étranger à la figure du Persan chez Montesquieu (utilisé avant tout pour représenter les travers de la société française), ni même de recréer une figure radicalement fantasmée de l’étranger, comme celle du Japonais d’Henri Michaux. Cela est dû, sans doute, aux allers-retours de la mondialisation qui déplacent en partie ces délimitations culturelles, mais aussi au caractère problématique d’une notion d’altérité qui a longtemps supposé une hiérarchie culturelle eurocentrée, et largement critiquée depuis les débuts de la littérature post-coloniale. À l’heure où les notions de francophonie et de littérature-monde avivent un débat polémique, il s’agit aussi de penser de nouvelles structures pour dire une pluralité décentrée et polyphonique.
←15 | 16→Enfin, la délocalisation est à envisager d’un point de vue esthétique, car elle ne concerne pas seulement l’objet du récit mais aussi les modalités de son discours. Comment renégocier aujourd’hui, par l’écriture, le rapport entre le familier et l’étrange ? Entre le roman comme espace d’accueil à des pratiques esthétiques importées d’ailleurs, et les effets de défamiliarisation structurels ou stylistiques ? Comment reconfigurer aujourd’hui une « esthétique du divers10 » (Segalen) qui ne serait plus seulement spatiale, mais aussi romanesque ? Et au contraire, en quoi l’homogénéisation des territoires va parfois de pair avec une tentative d’uniformisation (voire d’appauvrissement) esthétique ? Ou bien les romans empruntent-ils encore les voies d’une littérature déterritorialisée, au sens deleuzien du terme11, qui arpenterait des voies « mineures » et chercherait dans le décentrement de ses formes une manière subversive de mieux expérimenter les frontières de ses possibilités ?
Point de départ des contributions réunies dans cet ouvrage, les rencontres du colloque organisé à l’Université de Regensburg en octobre 2019 se sont articulées autour de ces questions et ont exploré de nombreuses pistes relatives à la manière dont le roman contemporain renouvelle son appréhension des espaces et invite à repenser, en se délocalisant, ses propres formes romanesques. Aussi les réflexions réunies ici permettent-elles de dessiner quelques sentiers, quelques pistes cartographiques à l’œuvre dans les textes étudiés.
1. La première se réfère à ce que l’on nomme aujourd’hui « l’alter-exotisme ». De Pierre Bergounioux à Marie-Hélène Lafon, Nicolas Mathieu, Mathieu Riboulet ou Sylvain Tesson, ce ne sont plus les confins que l’on explore, mais la province, cette France dite « profonde », de l’Auvergne à la Creuse ou à la Normandie, pour une délocalisation par le familier, à rebours des espaces mondialisés ou des lieux citadins12. Cette voie correspond parfois aussi à une forme de spatialisation littéraire de ce que Perec appelait, dans L’Infra-ordinaire, une dimension « endotique13 » : se détourner d’un ailleurs spectaculaire pour interroger l’ordinaire, le quotidien, pour retrouver quelque chose de l’étonnement familier qui nous lie au monde, à travers la redécouverte d’espaces laissés parfois pour compte.
←16 | 17→2. Deuxième piste : celle d’un contre-exotisme décidé, qui prendrait le parti d’explorer des territoires lointains en renonçant à tout effet de curiosité. L’Orient, le grand Est asiatique, le Far West américain, ne seraient plus les catalyseurs spatiaux d’un fantasme sentimentalisé de l’altérité, mais de simples chronotopes envisagés depuis un regard neutre ou prosaïque, parfois impassible, entraînant une esthétique de l’anti-dépaysement ou du contre-exotisme qui représente des territoires éloignés sous la coupe résolue du banal et du familier.
3. Certains romans participent aussi d’un « post-exotisme » plus radical, qui suppose une impossibilité fondamentale de différenciation des espaces dans un monde uniformisé où la notion de singulier n’a plus cours, selon un axe résolument temporel marqué par un régime de l’après. Le concept, introduit par Antoine Volodine14 pour définir son univers fictionnel bien particulier, résonne aussi chez d’autres écrivains contemporains dès lors que leurs romans instaurent un régime fondé sur la disparition de tout ailleurs, et donc de toute possibilité exotique. Il n’en va plus là d’un refus, mais d’une impossibilité fondamentale de l’ « exô » à l’heure d’une homogénéisation globale des territoires.
4. Dernière voie enfin, qui s’écrit aussi à mi-chemin entre les deux premières : celle d’un néo-exotisme qui jouerait avec les conventions du genre pour recréer de nouvelles formes d’altérité face à l’espace représenté. Le terme de néo-exotisme s’avère ici fécond en tant qu’il permet d’envisager deux rapports antagonistes (mais nullement exclusifs ou incompatibles) du roman à l’exotisme, oscillant entre les pôles de la reprise et de la transformation, de la continuité et de la subversion. Il ne s’agit pas bien sûr de raviver un exotisme colonial, mais d’instaurer de nouvelles formes d’altérité en jouant avec les héritages littéraires ou avec les clichés du voyage, en convoquant encore ici et là l’imaginaire ou le mythe pour recréer des zones d’insolite en dehors de l’espace physique.
Afin de faire résonner dans toute leur hétérogénéité ces voix délocalisées du roman contemporain, les contributions sont réunies en quatre parties distinctes. Après une brève incursion dans les enjeux théoriques, politiques et esthétiques que recouvre le terme polysémique de « délocalisation », la première partie s’intéresse aux crises contemporaines de l’exotisme et à ses manifestations dans le roman. Bruno Thibault confronte ainsi deux poétiques de la délocalisation, celles de J.M.G. Le Clézio et de Jean Rolin : malgré leurs différences, la pratique ←17 | 18→du décentrement apparaît chez les deux romanciers dans une tension singulièrement mélancolique qui témoigne de « l’effondrement des horizons fabuleux et des métarécits de la modernité », et privilégie aux lieux pittoresques des espaces marginaux, lieux de transit, terrains vagues et zones industrielles. Andreas Gelz revient quant à lui sur le motif asiatique à l’œuvre dans la production de Jean-Philippe Toussaint et en particulier dans Made in China et La Clé USB, où la tension spatiale vers le Japon ou la Chine fonctionne aussi comme moteur romanesque ambivalent et dynamique, entre reprise stéréotypée d’une altérité culturelle et dépassement ou déconstruction du cliché. C’est en effet la question de la distance critique qui se révèle ici centrale : revenant sur la standardisation du discours qui accompagne l’uniformisation des espaces, Frédéric Martin-Achard expose les éléments d’une posture « contre-exotique » fondée sur la surexposition du cliché touristique et étudie les pratiques de l’ironie, de la parodie et de la dérision chez Michel Houellebecq, Olivier Rolin et Fabcaro. À partir d’une définition précise de l’exotisme, Jochen Mecke met ensuite en regard plusieurs stratégies du roman contemporain pour se soustraire à une écriture magnifiée de l’ailleurs : révocation des topiques du genre, caractère déceptif des paysages, mais aussi établissement de nouveaux codes qui déplacent la notion d’altérité vers les lieux de la littérature et de l’Histoire, notamment chez Patrick Deville. Enfin, Marina Ortrud M. Hertrampf se tourne vers la déconstruction, dans la littérature post-migratoire, d’un orientalisme envisagé comme fantasme occidental ethnocentrique, et pose les jalons d’une représentation délocalisée de l’Orient, bâtie sur une esthétique polycentrique et transculturelle.
La deuxième partie s’ouvre justement sur la question de ces nouvelles constructions de l’altérité qui rendent visible un déplacement – plus qu’une véritable disparition – de ces « ailleurs » qui persistent à l’état de trace dans le texte, mais quittent leur ancrage géographique ou culturel pour innerver d’autres modalités du rapport à l’autre. Anne-Sophie Donnarieix étudie ainsi les fonctions dévolues aux espaces désertiques dans le roman contemporain : rompant avec une écriture romantisée du désert comme espace fantasmé, les textes étudiés mettent à jour un déplacement de l’altérité vers les lieux de l’intertexte et de l’imaginaire, oscillant entre un post-exotisme qui signe l’impossibilité d’un retour à des formes scripturales antérieures et un néo-exotisme qui décentre, en les ravivant, les modalités de l’ « exô ». Dans une même perspective, Célestine Dibor Sarr entreprend une lecture détaillée d’Onitsha de J.M.G. Le Clézio : la représentation mythique, quoique prégnante, s’estompe finalement pour mettre en valeur une altérité fondée davantage sur le rapport humaniste à l’autre et sur une représentation réaliste du continent africain. Ce faisant, c’est non seulement la perception de l’espace, mais aussi la manière de le parcourir qui est ←18 | 19→soumise à de nouveaux traitements narratifs. Wolfram Nitsch s’intéresse plus particulièrement aux modalités du voyage en Transsibérien dans Tangente vers l’est de Maylis de Kerangal : l’espace y devient un support mobile qui imprime sa trace dans la représentation spatio-temporelle du texte, en même temps qu’il constitue un lieu mythique et littéraire qui guide la construction romanesque. Sylviane Coyault et Morgane Kieffer interrogent ensuite, respectivement, le statut des espaces ruraux dans les écritures contemporaines et le réinvestissement narratif de la province française. Entre délocalisation et relocalisation, Sylviane Coyault souligne le motif du « dépaysement » à l’œuvre dans les romans de Marie-Hélène Lafon, Pierre Bergounioux et Richard Millet : car il ne s’agit pas seulement de dépayser un lecteur citadin en le plongeant dans un milieu éloigné tant dans l’espace que dans le temps, mais aussi de mettre en scène des personnages dépaysés, déracinés, dont l’exil fréquent signe aussi un arrachement au pays originaire. À travers l’exploration des espaces ruraux chez Christine Montalbetti et Mathieu Riboulet, Morgane Kieffer met quant à elle à jour un « hyper-exotisme » propre à ces deux écritures de la province normande et creusoise : le double refus du paradigme exotique et du retour à la terre s’accompagne toutefois d’une persistance de motifs familiers liés à l’altérité et l’étrangeté, pour un « exotisme du proche » tourné davantage vers l’expérience intime, et toujours doublé d’une dimension critique et autoréflexive.
La troisième partie revient précisément sur la portée critique de ces délocalisations. En choisissant de déplacer les lieux du roman, il s’agit aussi de poser un regard acéré sur le monde et sur les enjeux éthiques des écritures romanesques dès lors qu’elles témoignent d’un rapport problématique de l’humain à son environnement et empêchent toute tension exotique par une saisie critique de paysages endeuillés ou hostiles. Vincent Gélinas-Lemaire fait des ruines un motif paradigmatique qui traverse les Carnets de Homs de Jonathan Littell et contrecarre, par les images violentes de la guerre syrienne, une représentation encore romantique des ruines comme lieu de méditation. De l’enquête au témoignage, le texte littéraire dérive vers le portrait d’une réalité inassimilable qui ne peut que creuser le fossé culturel, idéologique et linguistique qui sépare l’auteur des militants syriens. C’est encore une « délocalisation engagée » qui se donne à lire dans Ouragan et Danser les ombres de Laurent Gaudé : Alessia Vignoli relie la représentation des espaces ravagés par les catastrophes naturelles (tremblement de terre à Port-au-Prince, ouragan Katrina en Nouvelle-Orléans) au regard critique posé par l’auteur sur la gestion humaine, sociale, politique et médiatique de ces deux drames. Prenant pour point de départ la question de la mémoire collective européenne telle que l’envisage Aleida Assmann, Dagmar Schmelzer étudie la description de l’espace méditerranéen dans Zone de Mathias Énard ←19 | 20→depuis la perspective d’une identité mémorielle en deuil, tandis que l’espace transnational porte en lui les stigmates de guerres séculaires et décentre, par son versant oriental, l’image par trop conquérante d’une Europe coupable. Elisa Bricco s’intéresse quant à elle aux délocalisations que constituent les disparitions volontaires. Expressions d’un malaise social, elles donnent lieu à des scènes récurrentes de fuite vers des lieux hostiles et solitaires, hors d’un monde éreintant dans lesquels les individus ne se reconnaissent plus, mais offrent aussi au lecteur, par le truchement romanesque, une « expérience de pensée littéraire » comprise comme véritable outil d’expérimentation du monde. Enfin, Riccardo Barontini se tourne vers une forme de délocalisation ontologique et discursive, celle du sujet humain et de son langage dans l’œuvre de Tristan Garcia. Ses textes se singularisent par leurs diverses tentatives de saisir un autre Umwelt que celui de l’humain et explorent de nouvelles voies narratives anti-anthropomorphiques qui décentrent autant le regard posé sur l’animal que les modalités du discours romanesque.
En effet, la délocalisation du roman ne se limite nullement à un objet thématique : il n’en va pas que des modalités de traitement de l’espace lointain, mais aussi d’un certain décentrement du texte littéraire ou romanesque qui s’effectue à la faveur de nouvelles formes. La quatrième est dernière partie est ainsi consacrée à ces « écritures décentrées » qui déplacent, détournent ou dispersent le texte, renégociant sa linéarité, sa stabilité, sa cohérence, son ancrage générique ou culturel. Gesine Müller revient sur la pensée archipélique comme système spatial et littéraire, et analyse la mise en scène de mondes insulaires chez Anandi Devi et Édouard Glissant : par sa discontinuité et sa pluridimensionalité, le modèle archipélique permet de repenser les modalités d’une littérature mondiale pour dépasser les dynamiques d’inclusion ou d’exclusion et s’ouvrir sur une pensée de la pluralité. Dominique Viart pose quant à lui les jalons d’une « poétique du décentrement » telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Jean Rolin. Fondée sur un vaste jeu de déplacements formels, sa production littéraire brouille autant les ancrages référentiels (fiction / non-fiction) que les catégories génériques (romans, récits de voyage, récits autobiographiques, documentaires), et l’écriture viatique de Rolin informe un double principe de décentrement, à la fois géographique et générique, qui prend le contre-pied de tout exotisme et préside à la description des lieux marginaux que les textes figurent. Selon Jean-Pierre Dubost, c’est encore dans l’ossature romanesque que se manifestent les délocalisations spatiales chez Mathias Énard, alors que les errances du narrateur deviennent le parangon d’une esthétique de la fuite déclinée jusque dans la mouvance digressive des textes, selon un mouvement de fugue obsessionnelle qui tend à la désorientation. L’article de Hind Lahmami ←20 | 21→étend le principe de décentrement esthétique à la notion même de « littérature maghrébine », jugée problématique dans la mesure où elle reprend un système de classification hiérarchisant et se révèle de fait inapte à rendre compte des développements récents d’une pratique romanesque qui ne se circonscrit plus à des thématiques spécifiquement post-coloniales mais embrasse au contraire une perspective résolument mondiale, notamment chez Malika Mokeddem, Mohamed Leftah et Najib Rédouane. Enfin, Laude Ngadi Maissa ouvre la réflexion à l’idée de « patrie littéraire » chez Olivier Rolin. À l’exploration romanesque de territoires reculés se superpose la mise en scène d’une posture résolument « transidentitaire », l’écrivain refusant volontiers toute assignation culturelle, notamment française, pour se positionner plutôt dans un champ cosmopolite au moyen de diverses stratégies d’étrangéisation et d’affiliation.
En contrepoint de ces articles, nous avons laissé la parole à trois écrivains. Des ailleurs familiers de Christian Garcin aux écritures non-fictionnelles du monde chez Patrick Deville, ou encore aux pratiques de l’écriture in situ selon Karine Légeron, ces témoignages, issus d’entretiens et de communications donnés lors des rencontres de Regensburg, informent autant de manières d’envisager les espaces en réarpentant la relation au texte littéraire. Cartographies plurielles d’un espace romanesque en mutation, ces trois textes nous rappellent aussi que la lecture, autant que l’écriture, est un acte de décentrement, une confrontation incessante avec les marges du monde et la pensée de l’Autre.
Résumé des informations
- Pages
- 356
- Année de publication
- 2020
- ISBN (PDF)
- 9783631846278
- ISBN (ePUB)
- 9783631846285
- ISBN (MOBI)
- 9783631846292
- ISBN (Relié)
- 9783631822104
- DOI
- 10.3726/b17991
- Langue
- français
- Date de parution
- 2021 (Janvier)
- Mots clés
- Gegenwartsliteratur Fiktion Frankophone Literatur Exotismus Littérature-monde Dezentrierung Raum Ailleurs Verlagerung Französische Literatur
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 356 p.