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Mission écologie/Auftrag Ökologie

Tensions entre conservatisme et progressisme dans une perspective franco-allemande/Konservativ-progressive Ambivalenzen in deutsch-französischer Perspektive

de Olivier Hanse (Éditeur de volume) Annette Lensing (Éditeur de volume) Birgit Metzger (Éditeur de volume)
©2018 Collections 358 Pages
Série: Convergences, Volume 92

Résumé

Au XXe siècle, l’écologie est devenue, en France comme en Allemagne, un sujet social et politique de premier ordre. Quelle place occupent les divers acteurs, leurs idées et leurs modes d’engagement dans le paysage politique allemand et français ? Quels rapports entretenaient-ils ? Dans quelle mesure les débats sur le positionnement difficile de l’écologie politique sur l’axe traditionnel gauche-droite aboutissent-ils à des prises de position différentes en France et en Allemagne ? Ces questions sont au centre des contributions de cet ouvrage, qui s’inscrit dans une approche transnationale de l’histoire environnementale du XXe siècle et inclut dans sa réflexion, en plus des mouvements et partis politiques, des modes d’expression et d’engagement comme le syndicalisme, la culture du corps, la naturopathie et l’agriculture biologique.
 
Im 20. Jahrhundert wurde die Ökologie in Frankreich wie in Deutschland zu einem zentralen politischen und gesellschaftlichen Thema. Wie lassen sich die unterschiedlichen Akteure, ihre Ideen und Handlungsweisen in den politischen Landschaften in Deutschland und Frankreich verorten? Wie bezogen sie sich aufeinander? Inwiefern rufen die Debatten zur schwierigen Verortung der politischen Ökologie im Rechts-Links-Schema in beiden Ländern unterschiedliche Stellungnahmen hervor? Diese Fragen stehen im Zentrum dieses Bandes, der sich einer transnationalen Umweltgeschichte im 20. Jahrhundert verschreibt und über die politischen Bewegungen und Parteien hinaus vielfältige Ausdrucks- und Handlungsformen wie die Gewerkschaften, die Körperkultur, die Naturheilkunde und die biologische Landwirtschaft miteinbezieht.

Table des matières

  • Cover
  • Titre
  • Copyright
  • À propos des directeurs de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface (Annette Lensing / Birgit Metzger / Olivier Hanse)
  • I. Aux racines des ambivalences idéologiques des partis et mouvements écologistes
  • Lebensreformer et Verts en lutte pour un monde meilleur. Divergences et similitudes dans les moyens et dans les fins à un siècle d’écart (Marc Cluet)
  • La genèse de l’agriculture biologique en France et en Allemagne de l’entre-deux-guerres aux années 1970: circulations transnationales et cultures politiques (Anna Trespeuch-Berthelot)
  • La naturopathie entre réforme et alternative: sens de l’histoire et formes de l’action politique (Anahita Grisoni)
  • II. Les années 1950-1960 comme phase de transition: traditions, ruptures et modernisation
  • «Ein vordringlich europäisches Problem»? Industrielle Verschmutzung und die Entstehung saarländischer Umweltproteste im deutsch-französischen Grenzgebiet, 1957-1959 (Jonas Kaesler)
  • Frédo Krumnow et l’invention d’un environnementalisme ouvrier (Renaud Bécot)
  • L’agriculture paysanne: la nature est-elle de gauche? (Mathieu Gervais)
  • III. Dynamiques D’échange et D’institutionnalisation des partis verts français et ouest-allemand dans le contexte européen (1970–1980)
  • «Eine [grenzüberschreitende] Entscheidungsschlacht gegen Atomkraftwerke»? Die erste grüne Wahlkampagne für das europäische Parlament in Westdeutschland und Frankreich und ihre Folgen (Stephen Milder)
  • Die Grünen als Anti-Parteien-Partei? (Christoph Becker-Schaum)
  • L’influence des Grünen sur le positionnement politique des Verts dans les années 1980 (Sébastien Repaire)
  • IV. L’écologie en débat
  • Klimaschutz im Spannungsfeld politischer Ideologien (Anne Kroh)
  • L’écologie au-delà des clivages politiques (Stéphane François)
  • Brice Lalonde, l’écologie et le clivage gauche-droite (des années 1968 à nos jours) (Alexis Vrignon)
  • Les auteurs
  • Index
  • Titres de la collection

Préface

Annette LENSING*, Birgit METZGER**, Olivier HANSE*

Au-delà de l’opposition gauche-droite?

Erhard Eppler (*1926), membre de l’aile gauche du SPD, célèbre théoricien de la distinction entre «conservatisme structurel» et «conservatisme des valeurs»1 et source d’inspiration idéologique des Verts allemands (même s’il ne les a jamais rejoints), publie en 1983 dans le magazine Der Spiegel une critique du deuxième ouvrage de l’éco-conservateur Herbert Gruhl Das irdische Gleichgewicht (L’équilibre terrestre).2 Eppler y analyse la trajectoire de Gruhl, de la publication en 1975 de son bestseller Ein Planet wird geplündert (Le pillage de la planète)3 au score médiocre de 0,37 % de votes pour son nouveau parti ÖDP (Ökologisch-Demokratische Partei) aux élections du Landtag de Bavière en 1982 en passant par sa contribution majeure à la dynamique de fondation des Grünen, comme une «chute dans le néant politique» (ein «Fall ins politische Nichts»).4 Dans ce court article, Eppler rend d’une part hommage au courage de l’ancien député de la CDU, mais attire par ailleurs l’attention du lecteur sur les traits de pensée reliant incontestablement son discours à celui d’une droite élitiste et soucieuse par-dessus tout de maintenir les structures du pouvoir en place. Malgré la volonté affichée par l’auteur de Ende oder Wende (Le tournant ou la fin)5 de dépasser le clivage gauche-droite, il met le doigt sur certaines «dérives» de la pensée de Gruhl et dresse ainsi le ← 9 | 10 → portrait d’une écologie de droite, qui, prisonnière de son arrogance et de ses certitudes, se condamne elle-même à l’impuissance et au fatalisme.

Les principales «lignes de démarcation» relevées par Eppler entre le discours de Gruhl et celui de la gauche écologiste sont les suivantes:

           le mépris des masses et la tendance, proche de l’élitisme des protecteurs de la nature des années 1950,7 à considérer que seule une minorité de personnalités conscientes de la gravité des enjeux environnementaux sera à même de concevoir et de faire appliquer des mesures concrètes afin d’éviter le pire;

           l’incompréhension totale face à l’esprit de 68, que Gruhl interprétait comme un phénomène d’impatience de la jeunesse face à un progrès prétendument trop lent du confort matériel (Wohlstand), du progrès technologique et de la lutte contre les inégalités, esprit dans lequel Gruhl voyait par conséquent l’opposé absolu des motifs du mouvement en faveur de l’environnement;

           la reprise des «grands classiques» de la pensée (ultra)conservatrice: l’engagement en faveur du développement d’une «pensée organique» et de l’application aux sociétés humaines des «lois de la nature», l’accusation d’un assistanat entretenu par la protection sociale, l’indignation face à la disparition du patriotisme et au déracinement supposé de la jeunesse, le refus de tout égalitarisme et la contestation d’une compatibilité entre les revendications de liberté et de justice.

En somme, Eppler reproche à Gruhl la stérilité de ses choix politiques malgré la clairvoyance de son diagnostic initial. Si ce dernier reste à ses yeux un homme de la droite traditionnelle, malgré sa sortie de la CDU et sa volonté persistante de s’opposer à l’«idéologie de la croissance» (celle de la gauche productiviste comme celle de la droite néolibérale), c’est avant tout par son ← 10 | 11 → refus de tirer jusqu’au bout les conséquences du «conservatisme des valeurs» dont il s’est fait l’éminent porte-parole dans Ein Planet wird geplündert. De peur de se retrouver durablement mis dans le même sac que les gauchistes de la révolte étudiante et de ses héritiers, Gruhl se manœuvre dans une impasse: il ne consomme pas la rupture avec le «conservatisme structurel»8 de sa famille politique d’origine et se coupe ainsi durablement de l’élan réformateur qui aurait pu porter ses idées.

Par-delà la mise en évidence de différences idéologiques fondamentales qui existaient entre deux des plus célèbres représentants du catastrophisme des années 1970, ayant tous deux notamment fait écho aux conclusions du Club de Rome, les développements précédents nous montrent deux choses. Premièrement, ils nous prouvent à quel point le questionnement du clivage traditionnel entre la gauche et la droite, entre progressistes et conservateurs, se trouve, plus ou moins dès le départ, intimement lié à l’émergence d’une nouvelle écologie politique dans les années 1970. Le mouvement de protection de la nature qui s’est formé au début du XXe siècle était conservateur et traditionaliste. Dans les années 1970, ce mouvement se transforme profondément en un mouvement contestataire qui se comprend plutôt à gauche.9 Depuis l’heure où, comme l’a souligné Jens Ivo Engels pour le mouvement écologique et Silke Mende pour les Verts, la constitution de coalitions inhabituelles a pu sembler nécessaire face à une nouvelle perception de défis planétaires (pollution de l’air, fin annoncée des énergies fossiles, croissance exponentielle de la population mondiale, etc.), l’échiquier traditionnel se trouve remis en question dans sa pertinence et dans son aptitude à faire émerger des synergies nouvelles.10 ← 11 | 12 → Deuxièmement, par-delà les multiples appels à remplacer une polarisation issue de la Révolution française11 par une autre forme de structuration de la vie politique, le clivage gauche-droite, régulièrement qualifié de caduque, se maintient pourtant tout en évoluant dans ses contenus et continue à diviser les représentants de l’écologie politique. Même un intellectuel comme Eppler, défenseur d’un nouveau paradigme distinctif qui serait à même de faire travailler ensemble des personnalités ayant jusque-là appartenu à des clans opposés, peine à ne pas retomber dans les catégories qu’il a pourtant cherché à dépasser.

Depuis les années 1980, le débat a-t-il progressé? Bien qu’en perpétuelle évolution et profondément contesté, le clivage gauche-droite demeure une clé de lecture fondamentale de la vie politique allemande et française comme de toute société politique occidentale. Malgré tout, les termes de «gauche» et de «droite» ne représentent toujours que des dénominations relatives.

La gauche n’est à gauche que dans la mesure où elle se rapporte à la droite qui, elle n’est de droite que dans la mesure où elle se distingue de la gauche. Pour concevoir et comprendre l’un des deux camps, il faut nécessairement l’opposer à l’autre. Autrement dit, gauche et droite ne renvoient pas à des idées politiques au contenu arrêté et immuable. Ce contenu évolue et change au fil des époques et des sociétés. Saisir la gauche et la droite n’est possible que si l’on accepte que ces concepts tiennent le rôle de référents ou de repères qui peuvent donc changer de société en société, d’une époque historique à une autre et au regard de l’autre camp idéologique auxquels ils se rapportent inévitablement.12

Dans les débats politiques récents au début du XXIe siècle, ces catégories semblent avoir regagné de l’importance, notamment dans le contexte de questions politiques actuelles comme l’immigration, la place de l’Etat-nation dans un contexte international, les questions sociales et aussi le changement climatique, comme le montre Anne Kroh dans ce volume. Concernant les écologistes français, la volonté de s’intégrer sans ambiguïté dans ce schéma et les tentatives régulières de le remplacer par une autre structuration bipolaire ou bien de le dépasser voire de s’affirmer en dehors de ce clivage continuent largement à opposer les acteurs de cette famille politique. Ainsi, le libérallibertaire et ancien député européen EELV Daniel Cohn-Bendit (*1945), ← 12 | 13 → autrefois surnommé Dany le Rouge, invité du 7-9 de France Inter, déclarait en novembre 2015:

Par cette position, qui a conduit en toute logique l’ancien leader de mai 68 à prendre parti pour la composition en France d’un gouvernement de coalition14 puis à soutenir la candidature d’Emmanuel Macron (*1977) aux élections présidentielles de 2017, Cohn-Bendit a clairement pris ses distances de projets comme celui de l’économiste vert et ancien membre du PSU Alain Lipietz (*1947), persuadé quant à lui que défense de l’environnement et mouvement ouvrier sont inévitablement destinés à fusionner s’ils veulent réussir ensemble à «domestiquer le progrès».15 Selon Lipietz, cette alliance à construire devra passer non seulement par un profond «ressourcement culturel du syndicalisme», mais aussi par la double reconnaissance, de la part d’un camp comme de l’autre, que «l’écologie ne peut être que sociale» et que «la question sociale ne peut se résoudre qu’en respectant les contraintes écologiques.»16

Dans le même ordre d’idée, interpellé par l’appel lancé par Cécile Duflot (*1975) dans un entretien au journal Libération le 8 mars 2015 à un «rassemblement des progressistes»,17 le Conseil fédéral EELV des 4 et 5 juillet 2015 s’est à son tour posé la question du rapport de l’écologie au progressisme et en a tiré une motion fort éclairante.18 Choisissant de rester fidèle aux préceptes fondateurs de l’écologie politique, il considérait «que l’utilisation des termes ← 13 | 14 → ‹progrès› et ‹progressisme› ne serait peut-être pas porteuse en soi d’une remise en cause du modèle de développement productiviste» voulue par les écologistes et souhaitait «que cette réflexion permette de donner au projet écologiste une meilleure lisibilité et que l’objectif de prospérité sans croissance puisse être porté plus lisiblement et plus concrètement en cette année de COP21.»19

Même lorsque les sujets et les acteurs des débats politiques changent, certaines conceptions continuent à faire référence à des idéaux qui définissent les catégories de «gauche» et de «droite» depuis le début de l’ère moderne. Ceux-ci se situent entre les deux pôles de l’égalité universelle des êtres humains et d’un ordre social permettant des inégalités et justifié par des autorités supérieures, qu’il s’agisse de Dieu ou bien de la nature.20 Cela explique la difficulté des écologistes contemporains de se situer dans cet axe gauchedroite: souvent, ces derniers tentent d’associer la nature à la notion d’égalité et naviguent ainsi (plus ou moins consciemment) entre différentes traditions politiques. Progrès et progressisme d’un côté, tradition et conservatisme de l’autre apparaissent également comme des mots-clés étroitement liés au clivage gauche-droite; ils se référent toujours à l’état actuel d’une société et indiquent la direction de son développement. Or le terme de «progrès», lié à l’idée de modernité et de modernisation, fait débat à l’intérieur même de la gauche. La notion classique du progrès, définie par Jean-Paul Sartre (1905-1980) comme «une ascension qui rapproche indéfiniment d’un terme idéal»,21 est décrite, dans les pages de justification de la motion EELV de juillet 2015, comme «une illusion qui conduit l’humanité à sa chute», si bien que l’objectif fondamental des écologistes doit rester la «désaliénation au mythe du progrès» et la critique de ce «dogme» au profit de nouveaux principes identitaires comme celui de la transition et de la résilience.22 Véritable réquisitoire contre la «rationalité industrielle et technologique»,23 ce texte vise à démasquer le progressisme comme une idéologie au service d’intérêts financiers: l’industrie des pesticides et des producteurs d’OGM asservit les agriculteurs en détruisant les savoir-faire et la diversité des semences; l’organisation du travail guidée par le productivisme entraîne partout «la dégradation du lien social» et l’isolement; l’obsolescence ← 14 | 15 → conditionnée par le progrès technologique dégrade le travail humain par la production permanente de déchets; à divers niveaux, le «découplage» entre l’utilisateur et la production conduit à une totale dépendance de l’usager qui, à l’image de l’énergie nucléaire et des nanotechnologies, renferme en elle-même un dangereux «potentiel antidémocratique».24

Attaquée de plein fouet, la médecine est de surcroît accusée dans ce texte de prospérer sur le «dénigrement orchestré (…) des remèdes traditionnels, de la médecine naturelle et des approches préventives», de déconnecter l’homme de son corps et de son environnement, dans le but essentiel de «panser les maux induits par la dégradation des conditions de vie induite elle-même par ce même progrès».25 Cette tirade contre l’«idéologie du progrès» culmine dans la dénonciation d’une temporalité mensongère brouillant notre conscience de la finitude et des crises à venir et minant les fondements de notre humanité.

L’homme moderne est à l’image du progrès qui l’instrumentalise: il est autodéterminé, auto-puissant, sans dettes, sans héritage, il ne doit rien au passé et rien à l’avenir. Le fil du temps est rompu au point que seul compte le présent très court, le présent obsolescent. Le temps social et le temps de la nature qui assuraient la temporalité fondamentale du lien de l’homme à la terre a été absorbé par le temps économique devenu le temps dominant.26

A la lecture de ce réquisitoire violent et profondément pessimiste, une question s’impose: l’écologie politique pourrait-elle être à la fois de gauche et antiprogressiste? Aurait-elle, de par ses antécédents historiques et sa critique des Lumières et en dépit de son positionnement traditionnel et de sa volonté de se poser en héritière de la Nouvelle Gauche soixante-huitarde, conservé un fond réactionnaire et profondément antimoderne, comme le soutiennent plusieurs de ses analystes et détracteurs?27 En effet, malgré leur positionnement majoritaire à la gauche de l’échiquier politique,28 les partis verts se retrouvent fréquemment accusés d’être les porteurs d’un pessimisme rétrograde, d’une hostilité réactionnaire à l’égard du progrès technologique voire d’une ← 15 | 16 → dangereuse proximité avec l’extrême-droite dès lors qu’ils exaltent les liens entre biodiversité et diversité culturelle au sein de la société humaine.29 Parallèlement à ces reproches, certains adversaires conservateurs de la récupération de la lutte environnementale par la gauche, comme le Heimatschützer30 Heinz-Siegfried Strelow, revendiquent résolument cette étiquette et persistent à concevoir l’écologie comme «une cause fondamentalement conservatrice»31 que la droite parlementaire gagnerait à réintégrer à son discours pour reconquérir ce terrain porteur et dont le délaissement par les conservateurs accuserait leur profond égarement. L’argumentaire de ce dernier s’appuie notamment sur la reconnaissance d’une continuité (fort contestée) avec le mouvement de «réforme de la vie»,32 parfois qualifié de pré-écologiste, ainsi qu’avec certaines références de la pensée conservatrice comme le nationaliste anti-libéral Heinrich Wilhelm Riehl (1823-1897) et le néovitaliste Ludwig Klages (1872-1956).33 Pour l’homme de droite qu’est Strelow, l’écologie ne peut être ni libérale, ni matérialiste, ni sociale, ni émancipatrice ni encore moins progressiste; elle doit être délibérément identitaire et réapprendre aux chrétiens-démocrates convertis à l’«idéologie du progrès» ce que signifie fondamentalement être conservateur: ← 16 | 17 → prêcher la frugalité, le dépassement des individualismes, le sens du devoir et du sacrifice, chercher à rétablir le lien profond qui unissait les peuples à leur terroir.34

Un tel questionnement sur le positionnement «naturel» de l’écologie à l’intérieur du clivage politique traditionnel n’est sans doute guère surprenant si l’on sait qu’à leurs débuts, en France comme en Allemagne, les partis verts se sont très clairement fondés dans un esprit de double opposition contre la droite néolibérale mais aussi contre la gauche productiviste, supposées unies dans leur concentration sur la prospérité matérielle, leur scientisme hérité du XIXe siècle et leur foi aveugle dans le progrès. Les initiatives citoyennes qui se sont fédérées en leur sein étaient d’ailleurs elles-mêmes largement accusées par une partie de la gauche traditionnelle de remettre en question le caractère central de la lutte des classes et de se concentrer sur des causes diverses et non directement liées aux problèmes de la production (protection de la nature, lutte anti-nucléaire, pacifisme, féminisme, tiers-mondisme, etc.) au détriment d’une vision cohérente et stratégique de l’histoire et de la société. Par la suite, tandis qu’outre-Rhin les écoconservateurs autour de Herbert Gruhl et Baldur Springmann (1912-2003) quittèrent les Grünen dès 1982 en accusant son «noyautage» par les groupes maoïstes, ce n’est en France que lors de la recomposition de la gauche faisant suite à l’effondrement du PCF, que les Verts abandonnèrent leur ligne stratégique du «ni ni»35et devinrent pour certains militants gauchistes «un substitut, voire un positionnement d’attente».36 Ils se lancèrent, sous l’impulsion de Dominique Voynet (*1958), dans une logique qui aboutira à conclure des alliances électorales exclusivement avec la gauche ← 17 | 18 → socialiste ou avec la «gauche de la gauche».37 Les violentes attaques lancées dans les années 2000 par Jutta Ditfurth (*1951) contre les Grünen en tant que «moteur d’un rollback néoconservateur»,38 les polémiques qui entourent l’embourgeoisement de l’électorat vert,39 la constitution de coalitions noiresvertes40 ou d’alliances entre écologistes et mouvements régionalistes, ainsi que les contrastes idéologiques qui existent entre les différentes fédérations régionales, montrent l’actualité persistante d’un débat qui pose une réelle question identitaire pour les écologistes, à l’heure où la prise de conscience des enjeux en matière de climat s’accélère, et où les questions environnementales se trouvent portées par la plupart des partis républicains. Si l’on se place dans la perspective des militants, la question pourrait-être formulée à la manière de Jean-Paul Besset (*1946) en 2005: «Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire?»41 Cette problématique trouve-t-elle des réponses différentes de part et d’autre du Rhin? Les réponses fournies par les Verts convainquent-elles davantage en Allemagne, pays où ceux-ci ont occupé (et occupent encore) des responsabilités de premier plan, et où certains commentateurs n’hésitent pas à leur accoler le qualificatif de Volkspartei,42 longtemps réservé à la CDU-CSU et au SPD?

Pour une histoire de l’environnement transnationale

Issu d’une école d’hiver interdisciplinaire pour jeunes chercheurs organisée par le Centre d’Etudes Germaniques Interculturelles de Lorraine (CEGIL) de l’Université de Lorraine et le Lehrstuhl für europäische Zeitgeschichte de l’Université de la Sarre et qui s’est tenue du mercredi 18 novembre au samedi ← 18 | 19 → 21 novembre 2015 à Metz et à Sarrebruck, le présent volume apporte des éléments de réflexion et de réponse à ces interrogations concernant la situation de l’écologie dans le spectre politique. Le deuxième objectif concerne l’échange franco-allemand: l’école d’hiver a réuni une quinzaine de jeunes chercheurs et chercheuses français et allemands s’ancrant dans diverses disciplines (histoire, sciences politiques, études germaniques, etc.) et dont les travaux de recherche se rattachent à la problématique de l’écologie politique. Il s’agissait de porter un regard à la fois interculturel et interdisciplinaire sur ce sujet de recherche commun: les contributions se sont focalisées sur les espaces géographiques français et allemand ainsi que sur leurs zones frontalières et sur les dynamiques transnationales et européennes réunissant ces deux sphères. L’écologie y fut comprise au sens large, puisque malgré une focalisation claire sur les partis politiques verts, les syndicats et les mouvements sociaux écologistes, des parallèles furent envisagés avec l’histoire des pratiques et modes d’expression écologiques (naturopathie, agriculture paysanne et biologique, etc.) et en particulier avec ce qu’il convient d’appeler avec Dominique Bourg (*1953) la «pensée écologique»43. Au lieu de limiter le champ d’étude aux années 1970 et suivantes, une perspective plus large a été adoptée, comprenant l’ensemble du XXe jusqu’au début du XXIe siècle, ce qui permet de situer l’écologie dans un contexte historique et de prendre en compte certains développements à long terme.

D’un point de vue méthodologique, ce travail collectif s’inscrit en premier lieu dans une approche transnationale de l’histoire environnementale du XXe siècle, préconisée par de nombreux historiens depuis plus de dix ans. En effet, ces dernières années, la recherche s’est particulièrement intéressée au rôle des experts scientifiques, hommes politiques et diplomates qui ont constitué des réseaux d’envergure internationale et permis que la protection de la nature soit placée sur les agendas politiques nationaux et internationaux. Les organisations internationales que sont la Société des Nations ou plus tard les Nations Unies, l’OCDE et même l’OTAN ont constitué des plates-formes favorables à de tels échanges.44 Bien que les premières dynamiques de mise en place de tels réseaux ← 19 | 20 → remontent au début du XXe siècle,45 ce n’est que dans les années 1960 et 1970 que l’intensification des contacts internationaux et de l’échange des savoirs a considérablement contribué à l’émergence d’une conscience environnementale mondiale, une des caractéristiques fondamentales de la «révolution écologique»46 qui se met en place autour de 1970. En particulier, l’année européenne de la protection de la nature, proclamée en 1970, et plus encore la conférence des Nations Unies sur l’environnement de Stockholm en 1972, à laquelle participèrent de nombreux dirigeants mondiaux, ont eu pour effet de mettre la thématique écologique sur les devants de la scène internationale. Parallèlement, la réception d’une série d’ouvrages d’alerte environnementale, dont la plupart sont d’abord parus aux Etats-Unis avant d’être rapidement traduits en allemand et en français, ont contribué, depuis la fin des années 1950, à populariser des connaissances scientifiques sur l’état de la planète et la raréfaction de certaines ressources naturelles.47 L’émergence d’un consensus au niveau international permit une européanisation de la politique environnementale, poussant des experts gouvernementaux à définir, sous l’égide du Conseil de l’Europe, des normes et des recommandations communes.48

Ces dernières années, l’orientation transnationale de l’histoire environnementale s’est considérablement renforcée, notamment grâce à la mise en ← 20 | 21 → place de processus d’institutionnalisation: les différents réseaux régionaux et continentaux, comme par exemple, la American Society for Environmental History fondée en 1977, la European Society for Environmental History fondée en 1999 sont réunis depuis 2009 à l’intérieur du International Consortium of Environmental History Organizations et œuvrent ensemble en faveur d’une mise en réseau mondiale des recherches en histoire environnementale. Depuis 2009, le Rachel Carson Center de Munich, centre international et interdisciplinaire qui initie et soutient des projets et conférences avec une perspective d’étude inter- et transnationale, est également devenu un acteur incontournable de cette branche de l’histoire environnementale.

La dimension européenne de ce champ d’étude très prometteur suscite un intérêt croissant. Au niveau institutionnel, il s’agit par exemple d’étudier le rôle de la Communauté européenne et de l’OCDE dans la mise en place de nouvelles normes environnementales.49 Au niveau de la base, les protestations locales apparaissent fréquemment comme des lieux de coopération transfrontalière, comme le montrent notamment les travaux récents de Jan-Henrik Meyer,50 Stephen Milder,51 Andrew Tompkins,52 Sandra Tauer,53 Nathalie Pohl54 et Laurent Schmit.55 Certaines contributions du présent ouvrage, en particulier celles de Jonas Kaesler et Stephen Milder, s’inscrivent dans la même perspective: toutes deux traitent d’acteurs dont le combat politique a eu, à différents niveaux, une composante transfrontalière et partiellement européenne. Tandis que l’engagement d’une initiative dans le bassin houiller sarrois pouvait ← 21 | 22 → sembler avoir une dimension nationaliste marquée, quelques années plus tard, les accords franco-allemands et européens sur la protection de la Moselle ont constitué de grands progrès dans la protection de l’environnement. De son côté, Stephen Milder traite des premières élections directes du parlement européen, élections qui eurent pour effet de renforcer la fondation de partis verts en Europe. Bien qu’au départ, les écologistes aient principalement poursuivi des idéaux européens, certains d’entre eux espérant même à terme le dépassement des politiques nationales, les résultats très contrastés obtenus dans les différents pays eurent tendance à ramener les groupes constitués dans leur cadre national. De cette manière, les élections européennes eurent des conséquences limitées en matière de dynamique politique transnationale et n’encouragèrent que la fondation de pays verts nationaux. De telles recherches permettent de faire ressortir des corrélations à différents niveaux: entre les différents Etats, entre les Etats et les organisations supranationales ou bien entre les médias et les acteurs issus de la société civile. Les résultats de tels travaux aboutissent bien souvent à une remise en question de certitudes installées et de stéréotypes nationaux, ce qui apparaît comme particulièrement instructif dans le contexte francoallemand, pour lequel nous avons opté.

L’un des pionniers de l’histoire environnementale, l’historien américain Michael Bess (*1955), a formulé il y a près de 15 ans la thèse d’une «spécificité française» en matière d’écologie, selon laquelle la France aurait, sur les questions environnementales, emprunté une voie non seulement différente de celle des autres nations, mais surtout une voie moins écologique qui ferait d’elle une «société vert claire».56 De l’autre côté, le spécialiste d’histoire environnementale Frank Uekötter (*1970) a posé le diagnostic d’un Sonderweg allemand, selon lequel dans les années 1980, la République fédérale aurait joué un rôle de précurseur en matière de politique environnementale au niveau international.57 Une des causes lointaines de cette préoccupation nationale des Allemands pour l’écologie est parfois vue dans le protestantisme. Ainsi, l’historien Joachim Radkau (*1943) considère qu’il existe au niveau mondial un étroit lien entre écologisme et protestantisme, lien qui serait bien plus facile à vérifier que la ← 22 | 23 → célèbre affinité postulée par Max Weber (1864-1920) entre éthique protestante et capitalisme.58

Ces thèses se retrouvent non seulement dans une partie de la littérature scientifique, mais elles reflètent également des images de soi et de l’autre profondément ancrées dans les imaginaires collectifs. Ainsi, les Allemands tendent à considérer la France comme un pays fondamentalement cartésien et peu écologique, tandis que la France marque un intérêt mêlé de fascination et d’incompréhension face aux images de la nature romantisantes et/ou alternatives que l’on peut rencontrer en Allemagne. Un exemple de cette tendance peut être vu par exemple dans la réception actuelle du bestseller de Peter Wohlleben (*1964), dans lequel ce garde forestier dépeint la vie communautaire des arbres dans une langue fortement imagée et avec de nombreux anthropomorphismes.59 Le fait qu’il décrive les arbres comme profondément «solidaires» et aille jusqu’à prétendre (évidemment avec le clin d’œil qui s’impose) que les arbres ne pourraient jamais voter à droite,60 a rencontré, en France comme en Allemagne, un écho tout particulier, comme le prouvent les très bonnes ventes de son livre.

En ce qui concerne les années 1980, il est manifeste que la crise du dépérissement forestier ait donné lieu en Allemagne à un débat enflammé au sein duquel de nombreux acteurs de positionnement politique très varié ont repris et actualisé des idées issues du romantisme et du nationalisme allemand du XIXe siècle. Le dénominateur commun était constitué par le mythe germanique selon lequel «les Allemands» auraient en tant que peuple un lien particulier avec la forêt (waldverbunden), alors que «les Français» lui ← 23 | 24 → seraient particulièrement étrangers (waldfern).61 Or le fait qu’à cette période, la thématique du dépérissement forestier suscita beaucoup moins d’intérêt en France qu’en République fédérale semblait corroborer cette proximité des Allemands avec la forêt et cette indifférence française. Le renvoi courant à l’expression «le Waldsterben», par laquelle les Français étaient supposés s’amuser de l’émoi provoqué par ce phénomène en Allemagne, finit par devenir un véritable symbole associé à ce modèle d’interprétation.62 En République fédérale, la relation particulière des Allemands à l’égard de leur forêt devint un argument en faveur de revendications de politique environnementale,63 si bien qu’il est possible de formuler la thèse selon laquelle c’est à partir de ce débat que la conscience environnementale fit partie intégrante de l’image que les Allemands eurent d’eux-mêmes en tant que Nation.64 Sur le fond, la crise du dépérissement forestier semble étayer l’argumentation que Stéphane François développe dans sa contribution au présent ouvrage, à savoir que l’écologie politique renferme un certain nombre de positions conservatrices voire réactionnaires qui ne disparaissent pas dès lors qu’elles sont reprises et représentées par des acteurs qui se situent «à gauche». Lors du débat sur les pluies acides, on a bel et bien vu des gauchistes et des alternatifs avoir recours au mythe allemand de la forêt, fondamentalement porteur de lieux communs et d’idéaux nationalistes et conservateurs.

Résumé des informations

Pages
358
Année de publication
2018
ISBN (PDF)
9782807603479
ISBN (ePUB)
9782807603486
ISBN (MOBI)
9782807603493
ISBN (Broché)
9782807602786
DOI
10.3726/b13261
Langue
français
Date de parution
2018 (Janvier)
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2018. 347 p., 11 ill. n/b, 1 tabl.

Notes biographiques

Olivier Hanse (Éditeur de volume) Annette Lensing (Éditeur de volume) Birgit Metzger (Éditeur de volume)

Olivier Hanse est maître de conférences en langue et civilisation allemandes et membre du Centre d’études germaniques interculturelles de Lorraine. Annette Lensing est ATER en Études germaniques à l’Université de Caen Normandie et doctorante en Études germaniques et en Histoire contemporaine à l’Université de Lorraine et à la Freie Universität Berlin. Birgit Metzger est historienne et post-doctorante dans le cadre d’un « joint-fellowship » des Institutes for Advanced Studies des Universités de Freiburg et Strasbourg.

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Titre: Mission écologie/Auftrag Ökologie