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L'homosexualité dans la vie et l'œuvre de Marcel Proust, une « sale tante » au grand cœur

de Luc Legrand (Auteur)
©2017 Monographies 498 Pages

Résumé

Marcel Proust était écrivain et homosexuel à une époque où la réprobation officielle était plus forte qu’aujourd’hui. Il savait donc qu’en s’affichant, il pouvait compromettre sa réputation mondaine mais aussi l’espérance d’être publié, d’autant plus qu’il avait placé, au centre de son œuvre, le « vice honteux ».
Pour ne pas compromettre son statut social et son métier d’écrivain, il lui fallait donc une parade, en l’occurrence se déguiser en hétérosexuel, mais en un hétérosexuel spécialiste de l’inversion. Son œuvre serait alors une étude devant beaucoup à sa propre vie. Le héros Marcel est certes un hétérosexuel irréprochable mais il est confronté à l’homosexualité de son ami Charlus et de sa maîtresse bisexuelle Albertine.
La présente recherche nous conduit dans le labyrinthe des vérités et contrevérités des aléas de la condition homosexuelle dans la vie de Marcel Proust mais aussi dans son œuvre monumentale. La première partie est une biographie, fondée sur la recherche de l’homosexualité dans la vie de Proust. La deuxième est consacrée aux passages traitant d’homosexualité dans l’œuvre, principalement À la recherche du temps perdu. Cette « anthologie » met en évidence le fait qu’au centre de la grande œuvre court un véritable « roman » de l’homosexualité. La troisième partie est consacrée à la mise en parallèle des deux premières, elle nous propose analyses et conclusions.
Laissant une large place à la citation, ce travail se situe au confluent de l’histoire de la littérature et de l’histoire de l’homosexualité ; tout en répondant aux exigences scientifiques, il s’adresse aussi au grand public, tant proustien que « gay ».

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Principales références et abréviations
  • Avant-propos
  • Première partie. L’homosexualité dans la vie de Proust
  • Chapitre 1. De l’enfance aux voyages à Venise (1871-1900)
  • Chapitre 2. Des affections aristocratiques à l’apparition d’André Gide (1901-1912)
  • Chapitre 3. D’Alfred Agostinelli à l’hôtel Marigny (1913-1919)
  • Chapitre 4. Du prix Goncourt aux "Jeunes filles" à la mort de Proust (1919-1922)
  • Deuxième partie. L’homosexualité dans l’œuvre
  • Avant "À la recherche du temps perdu"
  • L’homosexualité dans "À la recherche du temps perdu"
  • "Du côté de chez Swann"
  • "À l’ombre des jeunes filles en fleurs"
  • "Le côté de Guermantes"
  • "Sodome et Gomorrhe"
  • "La Prisonnière"
  • "Albertine disparue"
  • "Le Temps retrouvé"
  • L’homosexualité dans les esquisses relatives à "À la recherche du temps perdu"
  • Esquisses, notes et variantes relatives à "Du côté de chez Swann (RTP I)"
  • Esquisses, notes et variantes relatives à "À l’ombre des jeunes filles en fleurs"
  • Esquisses, notes et variantes relatives à "La Prisonnière (RTP III)"
  • Esquisses, notes et variantes relatives à "Albertine disparue (RTP IV)"
  • Esquisses, notes et variantes relatives à "Le temps retrouvé (RTP IV)"
  • Troisième partie Confrontations de la vie et de l’œuvre
  • Réactions à la présence de l’homosexualité dans "À la recherche du temps perdu"
  • Réactions à l’œuvre posthume
  • Les transpositions de la réalité dans la fiction
  • L’insertion des thèmes homosexuels dans les œuvres, l’autodérision homosexuelle
  • Conclusions
  • Addendas à la deuxième partie
  • Bibliographie
  • Index

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Principales références et abréviations

La source principale de la première partie de ce travail est la Correspondance de Marcel Proust, publiée en 21 volumes par Philip Kolb aux éditions Plon (1970-1993). Les abréviations portent les numéros du volume en chiffres romains, suivis du numéro de la lettre en chiffres arabes en grasses, ex. : (XIII 139). Un astérisque à la suite de ces chiffres indique que la lettre en question a été reprise dans Marcel Proust, Lettres (1879-1922), sélection et annotation revue par Françoise Leriche, Plon, 2004. Ex. : (XX 97*).

La référence à la pagination de la plupart des autres sources figure dans le texte, à la suite du nom d’auteur ou du titre. Ex. : « Painter écrit (135) : »

Revues (pour l’ensemble du travail)

Bulletin d’informations proustiennes : BIP

Bulletin de la Société des amis de Marcel Proust : BMP

Cahiers André Gide : CAG

Nouvelle Revue française : NRF ← 9 | 10 →

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Avant-propos

Genèse et structure de cette étude

J’ai lu À la recherche du temps perdu à vingt ans, à mesure de la publication du roman dans la collection Le livre de poche autour de 1965. Je me savais homosexuel, mais mon expérience tant pratique que théorique en la matière était alors si réduite que la présence de l’inversion sexuelle dans l’œuvre m’avait largement échappé. Je ne pensai plus à Proust pendant des décennies, jusqu’à la parution en 1999, pour la première fois en un seul volume, du grand roman dans la collection « quarto » des éditions Gallimard. Ceci m’a donné l’idée d’y rechercher les passages ayant trait à ce sujet, pour les publier et les commenter à l’usage des lecteurs de Tels Quels, mensuel des gays et lesbiennes de Belgique, dont j’étais un des rédacteurs depuis 1981. Dix-huit articles ont ainsi paru d’avril 2000 à février 2002. Ils constituaient l’ébauche de la deuxième partie de la présente étude. Parler de l’œuvre sans en dire plus à propos de l’auteur était cependant frustrant et j’ai donc entamé, dans la foulée, ce que je prévoyais être un bref complément biographique ayant pour thème Marcel Proust et l’homosexualité. J’ignorais alors que la rédaction de ce « bref complément » allait s’étendre de février 2002 à mars 2007, toujours dans Tels Quels, pour arriver, compte tenu des dix-huit articles précédents, à un total de soixante-sept livraisons.

S’agissant d’une revue destinée à un large public « gay » et d’un travail d’amateur à prétentions plus journalistiques que scientifiques, je m’étais, pour la partie biographique, référé essentiellement aux principaux ouvrages facilement disponibles, ceux de George D. Painter, de Ghislain de Diesbach, de Jean-Yves Tadié, et de Roger Duchêne ainsi que de quelques sources annexes. En 2004 cependant, paraissait aux éditions Plon Marcel Proust, Lettres, sélection, par Françoise Leriche, de plus de six cents lettres précédemment publiées chez le même éditeur par Philip Kolb dans les 21 tomes de Marcel Proust, Correspondance. La découverte de cette sélection a marqué un tournant considérable dans l’évolution de ce travail. D’une part, il était rassurant de constater que la grande majorité des lettres en rapport avec l’homosexualité mentionnées ou citées ← 11 | 12 → par les biographes étaient reprises dans Marcel Proust, Lettres. D’autre part, il apparaissait que ces citations dans les biographies « généralistes », forcément réduites à quelques phrases, parfois même tronquées pour des raisons de convenance, étaient souvent insuffisantes pour rendre compte d’une situation ou de la pensée précise de Proust et de ses correspondants. Un recours à des citations plus larges s’imposait. Dans le même temps, j’ai eu recours également à l’édition de la grande œuvre dans la collection de la bibliothèque de la Pléiade publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié ; sa richissime annotation constitue un apport capital au travail biographique, en particulier les notices et notes d’Antoine Compagnon à Sodome et Gomorrhe. Les esquisses contiennent de nombreux passages en relation avec notre sujet, non repris dans la version « canonique » mais qui sont souvent plus audacieux.

Avant même d’avoir terminé la publication en épisodes, j’avais pensé que la somme d’informations récoltées méritait d’être réunie en un ouvrage, mais j’ai dû constater que la juxtaposition des épisodes publiés constituait un ensemble disparate à tous points de vue, très peu lisible et impubliable sans remaniements fondamentaux. En outre, pour obtenir un résultat vraiment complet et consistant, se référer à la sélection Marcel Proust, Lettres ne suffisait plus ; collationner tous les passages ayant trait à l’homosexualité dans les 21 tomes de la Correspondance éditée par Philip Kolb s’imposait. Cette recherche complémentaire s’est étendue sur quelques années, mais a permis une récolte substantielle d’informations non reprises par les biographes et commentateurs, révélant ainsi un portrait beaucoup plus précis de Proust comme homosexuel. Autant la première version de ce travail faisait la part belle aux biographies, autant, dans l’état final, la correspondance elle-même a pris la place prépondérante. N’ont été conservés, des biographies précitées, que des passages donnant un éclairage supplémentaire, ou parfois, des passages à citer pour pouvoir les contester. Entre-temps aussi, pour valider la scientificité de ce qui était au départ un travail d’amateur, je me suis tourné vers la Faculté de philosophie et lettres de l’Université libre de Bruxelles, où j’avais obtenu en 1973 un doctorat en Histoire de l’Art. Les professeurs Manuel Couvreur et Albert Mingelgrün ont accepté de prendre connaissance de mon tapuscrit, et d’y apporter de nombreuses corrections et remarques, ceci au cours de nombreux entretiens. C’est en outre muni d’un mandat de collaborateur scientifique de ladite université que j’en ai entamé la finalisation. ← 12 | 13 →

La première partie est une biographie, fondée sur la recherche de l’homosexualité dans la vie de Proust. La deuxième est consacrée aux passages traitant d’homosexualité dans l’œuvre, principalement À la recherche du temps perdu, cette « anthologie » met en évidence le fait qu’au centre de la grande œuvre court un véritable « roman » de l’homosexualité. La troisième partie est surtout consacrée à la mise en parallèle des deux premières, d’analyses et des conclusions.

Laissant une large place à la citation, ce travail se situe au confluent de l’histoire de la littérature et de l’histoire de l’homosexualité ; tout en répondant aux exigences scientifiques, il s’adresse aussi au grand public, tant proustien que « gay ».

La principale difficulté, pour établir la vérité biographique à propos de l’homosexualité de Marcel Proust, est que lui-même ment à ce sujet à la très grande majorité de ses contemporains. En outre, par bienséance, certains témoins contemporains, et principalement sa gouvernante Céleste Albaret, dans ses souvenirs intitulés Monsieur Proust, dissimulent à leur tour pour donner de l’écrivain une image décente. Même sa nièce, Suzy Mante-Proust, a exercé sur Philip Kolb, éditeur de la correspondance, des pressions pour que certains passages compromettants à cet égard n’y apparaissent pas. Si l’homosexualité de Proust n’est pas contestée par les biographes précités, ceux-ci la considèrent parfois comme une particularité accessoire, un peu dérangeante, et limitent son activité sexuelle à la portion congrue, invoquant en particulier sa mauvaise santé.

Dans ces conditions, il est difficile de dégager la vérité et il faut souvent se retrancher derrière les suppositions et les hypothèses ; les mots peut-être ou il est probable que apparaîtront donc très souvent dans ce travail. L’historiographie « gay » développe souvent une propension à attribuer l’inversion sexuelle à des personnages ou des situations où elle n’est pas établie formellement. On a veillé à échapper à ce travers mais, dans certains cas, l’hypothèse homosexuelle mérite d’être signalée, ne serait-ce que provisoirement, pour être le cas échéant confirmée ou infirmée par la découverte ultérieure de nouveaux éléments. À cet égard, cette étude s’apparente parfois à une enquête de police inachevée.

Mes remerciements vont à mes lecteurs et amis Alain Bossuyt, Jean-Marie Lequesne, David Paternotte, Ronald de Pourcq, Jean-Michel Ronse. ← 13 | 14 →

Aperçu biographique de Proust « hors homosexualité »

Adrien Proust, père de Marcel, naît en 1834 dans une famille de commerçants et notables d’Illiers, à 25 kilomètres de Chartres. Cette bourgade porte aujourd’hui officiellement le nom d’Illiers-Combray, Combray étant le nom que notre auteur lui donne dans La Recherche. La famille est catholique, mais Adrien s’insurgera, en 1882, comme juré à un procès, contre la présence d’un crucifix dans le prétoire. Les études de médecine d’Adrien l’ont mené à la direction d’institutions hospitalières, à la chaire d’hygiène de la faculté de médecine de Paris et à d’importantes missions à l’étranger, il y acquiert une réputation mondiale en matière d’hygiénisme ; il contribuera notamment à l’établissement au Proche Orient du cordon sanitaire protégeant l’Europe du choléra.

Née en 1849, Jeanne, la mère de notre auteur, est fille de Nathé Weil, israélite alsacien installé à Paris comme agent de change, et d’Adèle Berncastel. Non pratiquants, les Weil-Berncastel sont alliés à d’importantes familles dont celle d’Adolphe Crémieux, plusieurs fois ministre, président de l’Alliance israélite internationale et grand-maître du Conseil suprême du rite maçonnique écossais de France.

C’est probablement par des relations communes que Jeanne et Adrien se rencontrent. Le prestige du médecin déjà renommé impressionne les Weil et leur fortune lui permettra de tenir un rôle social digne de ses ambitions professionnelles. Leur mariage a lieu le 3 septembre 1870, Jeanne ne se convertit pas au catholicisme mais s’engage à faire baptiser leurs futurs enfants. Le ménage s’installe à Paris, rue Roy ; il y endure les effets du siège de Paris par les Prussiens, puis les troubles de la Commune de Paris. En juin 1871, aux approches de la fin de la grossesse de Jeanne, les Proust s’installent à Auteuil, dans la résidence de campagne de Louis Weil, oncle maternel de Jeanne, bon vivant et franc-maçon. Marcel Proust y naîtra le 10 juillet ; lui-même attribuera sa santé fragile aux privations subies par sa mère pendant sa grossesse.

Le 24 mai 1873 naît Robert, frère cadet de Marcel. Robert deviendra médecin comme son père, duquel il sera plus proche que son aîné ; en revanche, la connivence de Marcel avec leur mère sera bien plus profonde. Le 1er août 1873, la famille s’installe au 9 boulevard Malesherbes à Paris mais, par beau temps, elle dispose encore de la maison d’Auteuil et de son jardin. À Pâques, les Proust séjournent régulièrement à Illiers chez Élisabeth, sœur d’Adrien et son époux Jules Amiot. Marcel gardera de ces séjours des souvenirs qui alimenteront substantiellement son œuvre. ← 14 | 15 → Il passera également les vacances d’été sur la côte normande, ou dans les Pyrénées. Avec un père scientifique de haut niveau et une mère très cultivée, il disposera d’atouts importants pour sa future carrière littéraire.

En 1881, Proust connaît une première crise d’asthme, maladie dont il souffrira toute sa vie. En octobre 1882, il entame des études secondaires au lycée Condorcet, réputé pour sa souplesse en matière de discipline et pour l’ouverture d’esprit des enseignants ; à la fin du cycle, son principal maître à penser est Alphonse Darlu, philosophe qu’il retrouvera plus tard au cours de ses études supérieures. À Condorcet, qu’il fréquente jusqu’en 1889, Proust prend goût aux lettres et collabore à des revues littéraires internes avec des condisciples parmi lesquels figurent notamment Jacques Bizet, Daniel Halévy et Robert Dreyfus.

Profitant de la faculté de n’effectuer qu’un an de service militaire par volontariat avant la mise en vigueur de la loi abolissant celui-ci, le jeune homme est incorporé en novembre 1889 à Orléans et s’y plaît au point de demander à son colonel une prolongation de service de quelques mois. Peine perdue, il est libéré en novembre 1890. Durant ses permissions, il fréquente déjà le salon de Mme Arman de Caillavet, amie du célèbre écrivain Anatole France qui influencera ses premiers écrits. Sur l’insistance de ses parents, il s’engage dans des études de droit et sciences politiques.

En 1892, Proust fonde, toujours avec Bizet, Halévy, Robert Dreyfus mais aussi Fernand Gregh et Louis de La Salle, la revue Le Banquet. Il termine ses études de droit en octobre 1893, mais, résistant aux pressions de ses parents soucieux de le voir entreprendre une carrière « sérieuse », obtient d’entamer l’année suivante une licence ès lettres ; il y retrouve son ancien maître Darlu. Il commence à figurer comme écrivain avec des textes publiés dans Le Banquet, mais aussi dans La Revue Blanche, publication de pointe dans laquelle il côtoie des auteurs prometteurs ou même déjà chevronnés. Il entreprend en 1893 de rassembler certains de ses articles et d’autres textes dans une publication autonome : Les plaisirs et les jours, mélange composite de brèves nouvelles non dépourvues de naïveté et de maladresses. Ce recueil paraîtra en 1896 en édition de luxe, sans grand retentissement malgré le parrainage d’Anatole France, les illustrations de Madeleine Lemaire, peintre et dessinatrice de renom, et quelques partitions du musicien Reynaldo Hahn.

Sa liberté conquise de haute lutte permet à Proust de se frayer un chemin dans la vie mondaine, par goût et par snobisme mais aussi pour y récolter la matière de ses futurs écrits. Parmi les salons qui l’accueillent figure celui de Geneviève Straus, mère de Jacques Bizet et tante de Daniel ← 15 | 16 → Halévy, ses anciens condisciples de Condorcet. C’est donc dans un milieu mi-français mi-israélite, mi-financier mi-musicien, assez semblable à sa propre famille, que notre futur auteur évolue ici. Il fréquente aussi les salons de deux couples Baignères, et se lie avec leurs enfants. On le voit aussi dans celui de Mme Aubernon. Chez Madeleine Lemaire, il rencontrera en avril 1893 le comte Robert de Montesquiou, poète et dandy le plus excentrique du Paris de la Belle Époque. Avec ce personnage, il touche au milieu très fermé de la haute noblesse, le Faubourg Saint-Germain. Chez Mme Lemaire, il fait aussi la connaissance du jeune musicien Reynaldo Hahn, avec lequel il connaîtra sa première liaison avérée et qui restera son ami fidèle jusqu’à la fin de ses jours.

En juin 1895, notre auteur obtient, pour endosser une raison sociale chère à ses parents, un poste d’assistant non rémunéré à la bibliothèque Mazarine ; il l’occupera de façon fantomatique jusqu’en 1900. Il travaille à cette époque à une sorte de roman, Jean Santeuil, déjà partiellement autobiographique et préfigurant à bien des égards, plus que le recueil des Plaisirs, le grand roman À la recherche du temps perdu. Jean Santeuil est le héros central d’épisodes disparates où Proust raconte ses aventures à la troisième personne. Parallèlement à ce projet qu’il abandonnera, il entreprend avec la collaboration de Marie Nordlinger, parente de Reynaldo rencontrée en 1896, l’étude de l’œuvre de son compatriote John Ruskin, critique, historien d’art et moraliste aux accents quelque peu messianiques qui exercera sur lui une influence culturelle considérable. Proust s’attache principalement à la traduction en français de son ouvrage La Bible d’Amiens.

L’Affaire Dreyfus, du nom d’un capitaine de l’armée française d’origine israélite accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne, a secoué la France de 1894 à 1906. Les Français se divisent : la droite nationaliste et militariste, la noblesse, la catholicité sont anti-dreyfusardes. De l’autre côté se rangent l’influent milieu israélite, la gauche républicaine, la libre pensée… Il y aura cependant des exceptions dans les milieux composant les deux camps. Notre jeune écrivain précieux et mondain a été dreyfusard depuis la première heure. Authentique militant des droits de l’homme, il suscite et rassemble des pétitions et obtient l’adhésion de personnalités comme Anatole France. Il fait preuve de ce courage au risque d’une courte brouille avec son père, et au péril de ses espérances mondaines, le Faubourg étant essentiellement anti-dreyfusard. Au plus fort de l’Affaire, Proust organise chez ses parents quelques grands dîners où se retrouvent sommités littéraires et mondaines appartenant aux deux camps. ← 16 | 17 →

En 1896, Proust fréquente également la famille du grand écrivain provençal Alphonse Daudet, dont le fils cadet Lucien succédera dans son cœur à Reynaldo Hahn. Le 6 juillet, il se bat en duel au pistolet avec le littérateur inverti Jean Lorrain, qui dans un article avait fait allusion à sa relation avec le jeune Lucien.

En avril 1900, Proust part à Venise avec sa mère pour y retrouver Hahn et sa parente Marie Nordlinger. En octobre, il y retourne seul pendant que ses parents quittent le boulevard Malesherbes pour emménager rue de Courcelles.

Au printemps 1902, il fréquente Antoine et Emmanuel Bibesco, jeunes nobles d’origine roumaine, ainsi que leur ami Bertrand de Fénelon ; ils partent ensemble à la découverte des églises gothiques du nord de la France. Quelques mois plus tard, il entreprend avec Fénelon un voyage en Flandre et en Hollande.

Le 3 février 1903, Robert Proust épouse Marthe Dubois-Amiot, fille d’une amie d’Adrien, sans lien familial avec les Amiot d’Illiers. Le 23 novembre de la même année, Adrien Proust est frappé d’une hémorragie dont il décédera le 26 sans avoir connu la fille unique de Robert, Suzanne, future Suzy Mante-Proust, née le 25. Marcel est affecté par le décès de son père, sans excès cependant.

En mars 1904, la traduction par Proust de La Bible d’Amiens de Ruskin est publiée, ne suscitant que peu d’échos. En août, notre auteur prend parti dans un article du Figaro – dont il est devenu collaborateur régulier – pour la défense de l’Église menacée de la séparation d’avec l’État. Il pense surtout aux cathédrales qui lui sont si chères et ne pourraient survivre sans subsides au culte.

En septembre 1905, Proust est à Évian avec sa mère ; atteinte d’une crise d’urémie, rentrée à Paris, elle y décédera le 26. Cette fois-ci, le désespoir de Proust est total. De décembre 1905 à janvier 1906, il séjourne dans une maison de santé de Boulogne-Billancourt, pour y subir un traitement médical et psychothérapeutique. D’août à décembre 1906, il se retire à Versailles, à l’hôtel des Réservoirs pendant qu’on prépare l’appartement de feu son oncle Louis Weil, au 102, boulevard Haussmann. Il y emménage à la fin de décembre.

En été 1907, Proust passe l’été en villégiature à Cabourg, qui deviendra Balbec dans La Recherche ; il s’y rendra tous les étés jusqu’en 1914. À la fin de 1907 éclate à Berlin l’Affaire Eulenburg, du nom d’un noble accusé d’homosexualité, proche de l’empereur Guillaume II, lui-même concerné ← 17 | 18 → mais qui en l’occurrence laissa tomber ses amis. C’est à cette époque que Proust met en œuvre un double projet auquel il donne le titre Contre Sainte-Beuve. Un volet est consacré à la critique littéraire et l’autre à une fiction romanesque reprenant des idées à Jean Santeuil, mais où le héros parle désormais à la première personne. L’Affaire Eulenburg l’engage à y introduire certains passages évoquant l’homosexualité et préfigurant notamment Sodome et Gomorrhe I. En juillet 1909, le nouveau projet de roman se précise ; la future Recherche fait son chemin et en 1912, Proust est prêt à publier des versions courtes de ce qui deviendra Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Le projet de roman s’étend déjà de Swann au futur Temps retrouvé. Le manuscrit de Swann est refusé par les éditions de la Nouvelle Revue Française (NRF). André Gide prétendra plus tard qu’abusé par la réputation de mondanité de Proust, il n’en avait pas pris connaissance avec suffisamment d’attention. Le manuscrit est alors accepté par le jeune éditeur Bernard Grasset, qui publie Du côté de chez Swann en novembre 1913. Après les quelques tentatives littéraires restées confidentielles ou abandonnées, la parution de Swann est un premier succès relatif pour notre auteur.

En 1913, Proust engage le chauffeur Alfred Agostinelli comme secrétaire ; celui-ci s’échappe de son amitié envahissante en décembre et trouve la mort le 30 mai 1914 lors d’un entraînement d’aviation durant lequel il s’est montré trop téméraire. Cette relation tragiquement interrompue sera pour beaucoup dans la conception de La Prisonnière et d’Albertine disparue. En mars 1913, Odilon Albaret, chauffeur habituel de Proust, épouse Céleste Gineste. Lors de la parution de Swann, Proust chargera Céleste Albaret de la distribution des exemplaires dédicacés du livre. À la déclaration de guerre, Odilon Albaret et le valet de chambre Nicolas Cottin étant mobilisés, il demande à Céleste de s’installer chez lui. Elle restera à son service jusqu’à sa mort. Dans le même temps, il engage comme valet le Suédois Ernest Forssgren, dont il se sépare en septembre après un dernier séjour à Cabourg.

En août 1914 éclate la Première Guerre mondiale. Après quelques semaines d’hostilités, les Allemands se rapprochent dangereusement de Paris. La fin de 1914 voit la stabilisation du front et le début de la guerre de tranchées qui, quatre années durant, engloutit des millions de vies humaines. En 1915-1916, Proust s’inquiète de ses relations engagées ; son frère Robert qui opère sous tente, et Reynaldo qui demande à rejoindre le front. Son ami Bertrand de Fénelon sera tué, comme Robert d’Humières, dont le sort inspirera celui de Saint-Loup dans La Recherche. À la même ← 18 | 19 → époque, Proust se plaint d’être ruiné, et, en plus de son asthme, de souffrir des yeux.

Proust a craint à plusieurs reprises d’être mobilisé mais ne le sera pas ; son état de santé ne laissait probablement pas d’illusion quant à sa capacité de servir. En revanche, il travaille activement à La Recherche qui, eu égard au projet court de 1909-1912, prend des proportions considérables. Extensions, remaniements, insertions de textes antérieurs, transpositions de pans entiers d’écrits d’un « roman » ou d’une section vers l’autre construisent la future grande œuvre avec des variations de composition dans le temps.

En 1916, Proust décide, après quelques péripéties, de confier la suite de l’édition à Gaston Gallimard et la NRF plutôt qu’à Grasset. La guerre et le travail ne le privent cependant pas de tout divertissement. Il est au centre de soirées nombreuses et brillantes à l’hôtel Ritz. Mais il fréquente aussi, de nuit, des endroits moins avouables. De l’été 1917 à celui de 1918, Paris reste sous le feu des bombardements aériens des « gothas » ou de celui des batteries terrestres des « Grosses Bertha ». En novembre 1918, la boucherie prend fin.

En juillet 1918, le jeune Suisse Henri Rochat entre au service de Proust. Leur cohabitation durera presque trois ans.

À la fin mai 1919, la tante de Proust vend l’immeuble du boulevard Haussmann, dont elle est propriétaire, à une banque. Il trouve un refuge provisoire dans un appartement que lui propose en location Jacques Porel, fils de la célèbre actrice Réjane, dans leur immeuble du 42 rue Laurent Pichat. Au début d’octobre, il le quitte pour s’installer dans un appartement au 44, rue Hamelin, toujours avec Céleste et Rochat. C’est là qu’il résidera jusqu’à sa mort.

En juin 1919, cinq ans et demi après Swann, paraît aux éditions de la NRF À l’ombre des jeunes filles en fleurs, en même temps que la deuxième édition de Swann précité et d’un recueil intitulé Pastiches et Mélanges. Proust a toujours été féru de pastiches (Saint-Simon, Balzac, les Goncourt, etc.) et en réunit quelques-uns dans ce recueil en y joignant des textes divers parus précédemment dans de nombreux journaux et revues.

Proust obtient avec Les jeunes filles un succès modéré, mais se porte en septembre candidat au prix Goncourt avec cet ouvrage. L’Académie Goncourt se réunit le 10 décembre 1919 et notre auteur emporte le prix ← 19 | 20 → par six voix contre quatre aux Croix de Bois, roman consacré à la guerre par Roland Dorgelès. Léon Daudet est le principal artisan de cette victoire.

Si, avec Swann et Les jeunes filles, Proust avait obtenu un succès d’estime auprès de la profession et des milieux littéraires, le prix Goncourt le propulse comme écrivain majeur auprès du grand public. C’est la vraie gloire, confirmée par les publications successives de Guermantes I en octobre 1920, Guermantes II et Sodome I dans le même volume en mai 1921. La parution de Sodome I provoque, par son sujet, un véritable séisme moral, en sens divers. Sodome II paraît en mai 1922. Entre-temps était décédé le 1er décembre 1921 Robert de Montesquiou, aigri et jaloux du succès de son ancien ami.

Après la guerre, l’état de santé de notre auteur continue de connaître une succession de crises et de rémissions qui lui permettent de reprendre du travail et un peu de vie sociale. Son état empire cependant en octobre 1922 et il est emporté par une pneumonie le 18 novembre. D’après certains, la maladie était aisément guérissable mais Proust a refusé obstinément les traitements ; d’après d’autres c’est en se pensant condamné qu’il a refusé lucidement tout acharnement thérapeutique. Il n’aura pas connu la publication de La Prisonnière en novembre 1923, d’Albertine disparue en 1925 et du Temps retrouvé en 1927.

Robert Proust confia à la NRF la publication de l’œuvre posthume ; il entreprit également avec Paul Brach la publication de la Correspondance générale de notre auteur. Sa fille Suzy Mante-Proust confia ensuite à Philip Kolb la publication de la monumentale Correspondance en vingt et un tomes.

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Résumé des informations

Pages
498
Année de publication
2017
ISBN (PDF)
9782807604339
ISBN (ePUB)
9782807604346
ISBN (MOBI)
9782807604353
ISBN (Broché)
9782807604322
DOI
10.3726/b11421
Langue
français
Date de parution
2017 (Juillet)
Publié
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2017. 498 p.
Sécurité des produits
Peter Lang Group AG

Notes biographiques

Luc Legrand (Auteur)

Luc Legrand est né le 13 mars 1945. Après défense d’une thèse portant sur la statuaire privée en pierre du moyen empire égyptien, il est Docteur en Philosophie et Lettres de l’Université Libre de Bruxelles depuis 1973. Épris de liberté, il n’a jamais fait la moindre concession quant à son droit de vivre librement et ouvertement son homosexualité. Il s’est dès lors rapidement engagé dans le mouvement gay et dans l’association « Tels Quels ». C’est pour la revue du même nom qu’il a entamé la publication d’une série d’articles sur l’homosexualité dans la vie et l’œuvre de Marcel Proust qui sont à l’origine du présent ouvrage.

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Titre: L'homosexualité dans la vie et l'œuvre de Marcel Proust, une « sale tante » au grand cœur