L’Eclat du voyage
Blaise Cendrars, Victor Segalen, Albert Londres
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Remerciements
- Introduction
- Chapitre 1: L’éclat du voyage en théorie : tensions, ruptures, éclatements
- Chapitre 2: Blaise Cendrars : vers la profondeur
- Chapitre 3: Victor Segalen : vers l’impossible
- Chapitre 4: Albert Londres : l’échappée du voyage
- Conclusion
- Bibliographie
- Index
- Titres de la collection
Cet ouvrage est issu de ma thèse de doctorat en littérature française réalisée sous la direction conjointe de Peter Read, dont la bienveillance et la disponibilité m’ont toujours été précieuses, de Thomas Baldwin à qui va toute ma gratitude pour ses relectures minutieuses et son soutien indéfectible, et de Myriam Boucharenc, que je remercie infiniment pour sa patience et ses conseils avisés. Je suis également redevable aux institutions qui m’ont accueillies durant la réalisation de mes recherches : l’Université du Kent à Canterbury, et plus particulièrement la School of European Cultures and Languages et le département de Modern Languages qui m’ont permis de financer ce travail, l’Université Paris Ouest Nanterre, l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et l’association Victor Segalen. Que soient également remerciés Lucy O’Meara, Charles Forsdick et Claude Leroy pour leurs relectures critiques, leurs commentaires et leurs suggestions ; Marie, Jordane, Eléonore, Leticia, John, Anaïs, Julie, Dominique, Claire, Caoilte, qui ont participé, de près ou de loin, à ce travail.
Merci enfin à mes parents, mes grands-parents, à Coline et Théo, pour tout. ← vii | viii →
Accoler l’expérience du voyage à la notion d’éclat semble à première vue paradoxal. A l’heure des voyages low-cost, du smartphone et de Skype, la distance entre l’ici et l’ailleurs se réduit en effet à peu de choses : quelques heures de vol, une connexion internet et l’ailleurs se retrouve sous nos pas, l’autre face à soi. Cette compréhension du voyage reste d’ailleurs fidèle à son origine : étymologiquement, il s’agit bien dans le voyage d’ouvrir la voie puisque voyage vient du latin via, la voie, et de son dérivé viaticum, qui désigne les provisions emportées en voyage.1 Ainsi on voyage originellement pour enrichir et éduquer, pour raccorder la dentelle des territoires, faciliter la création d’un réseau de flux de marchandises, d’humains, d’idées.
Dans la première moitié du xxe siècle, les récits de voyage de Blaise Cendrars, de Victor Segalen et d’Albert Londres offrent pourtant au lecteur une compréhension du voyage à rebours de cette doxa et mettent en évidence la présence surprenante d’un motif de l’éclat, qui invite à la séparation plutôt qu’au contact, au fragment plutôt qu’à l’unité. Nous envisageons « l’éclat du voyage » dans cet ouvrage à travers la double acception que permet l’emploi du génitif de possession ou d’origine : le voyage se fait alors tantôt éclaté (résultat d’un éclatement), tantôt éclatant (à l’origine d’un éclatement). Par ailleurs, le motif même de l’éclat répond à une double acception : pris comme substantif du verbe « éclater », il renvoie au fragment, au débris, au morceau, tandis que le nom commun peut d’autre part évoquer la lueur, le coup d’éclat, la gloire, la finesse enfin de l’esprit ou du style. L’expérience du voyage ainsi que son écriture permet, chez ces trois auteurs, de réconcilier les deux acceptions de l’éclat, souvent entendues de manière antinomique. « Partir » pour Cendrars, pour Segalen et pour Londres doit ainsi se comprendre selon les deux usages du verbe. A chaque ← 1 | 2 → départ il s’agit bien sûr, selon l’usage moderne, de s’éloigner, de larguer les amarres. Il s’agit également chez eux, selon l’usage plus ancien et souvent négligé, de partir le monde comme on partait le pain, c’est-à-dire de diviser en différentes parts, de singulariser, de distinguer enfin les contours de continents résolument irréconciliables.2 Plus encore, l’éclat du voyage affecte son écriture sur un plan diégétique (qui se rapporte à la narration, à l’histoire racontée), mais aussi discursif (qui concerne la manière dont est racontée l’histoire) et métadiscursif (lorsque le discours obéit à son objet, c’est-à-dire lorsqu’on écrit comme on voyage). La présence du motif de l’éclat participe ainsi à déformer, reformer et redéfinir les critères de littérarité des œuvres pour les inscrire dans une modernité littéraire marquée par une représentation profondément fracturée du monde, et permet d’illuminer quelques chemins de traverse dans lesquels s’engagent œuvres et critiques contemporaines.
L’objectif de cet ouvrage est d’abord de mettre en évidence un processus de déconstruction de mythes associés avec le voyage jusqu’au xxe siècle, qui perdurent parfois aujourd’hui. Par ailleurs, nous nous attacherons à situer la présence de multiples éclatements à l’œuvre dans l’écriture de ces trois auteurs, éclatements qui travaillent le texte de l’intérieur en faisant jouer les frontières linguistiques, narratives, génériques, stylistiques et participent à la création d’une poétique de l’éclat, qui se décline de manière différente chez ces trois écrivains. Enfin, cette étude permettra de montrer que ces micro et macro-éclatements sont symptomatiques d’une menace d’éclatement plus profonde qui gronde dans ces textes, et qui sera évoquée plus tard par des sémiologues et critiques comme Barthes, ou Deleuze et Guattari, en invoquant une menace qui sous-tend tout texte littéraire et ← 2 | 3 → fait naître sa force littéraire. C’est ici que se joue l’éclat du voyage chez ces auteurs : en déstabilisant visiblement le texte dans lequel il intervient, il en affirme la force littéraire.
Notre étude se concentre sur trois auteurs, qui ne sont généralement pas envisagés ensemble par la critique. En effet, les trois hommes ont voyagé dans des directions souvent éloignées, pour des raisons souvent différentes, et ont produit des œuvres radicalement différentes semble-t-il, par leur forme, leur genre et par leur style. Par ailleurs, ils évoluent, au moins au début de leur carrière, dans des cercles littéraires et culturels différents. On rapproche facilement Cendrars d’Apollinaire, de Soupault, des artistes de l’école de Paris (Chagall, Leger, Modigliani, Archipenko, Delaunay) tandis que Segalen trouve sa place dans la lignée, plus ou moins contestée, d’un St John Perse, d’un Farrère, d’un Loti, ou d’un Gauguin. Londres, quant à lui, se rapproche plutôt de Joseph Kessel, d’Henri Béraud, de Roland Dorgelès ou de Charles Petit, et des milieux du grand reportage. Plutôt que des critères d’affinités historiques, c’est la présence conjointe du motif du voyage et de l’éclat dans les œuvres de ces auteurs qui tisse, entre ces œuvres, des affinités textuelles et nous autorise à les interroger ensemble.
Pour se faire, nous avons structuré cet ouvrage en quatre parties. La première situe les textes dans un contexte sociologique et littéraire d’éclatement de la figure d’écrivain-voyageur à l’aube du xxe siècle, et formule les hypothèses principales qui jalonnent la réflexion à suivre. La seconde partie se concentre sur les écrits de jeunesse de Blaise Cendrars (1912–1938) et met en exergue la présence textuelle de trajectoires chaotiques au sein d’un monde ontologiquement fracturé, qui permettent l’édification d’une « anarchitecture » poétique et moderne. La troisième partie de cet essai examine les écrits de la période polynésienne de Victor Segalen et met en évidence la formation d’une poétique de la diffraction, qui pousse les textes aux limites d’un hors-littérature. La quatrième partie de cet essai montre comment la littérature de voyage, partie à la dérive, peut trouver un regain de force par le détour du reportage, à travers l’examen des textes d’Albert Londres. La dernière partie, enfin, tire les conclusions de notre étude. ← 3 | 4 →
1 Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, 4 vols (Paris : Hachette, 1873–1874), t. 4, 2448.
2 Claude Leroy nous fait part de l’importance de la double acception du verbe « partir » dans l’œuvre de Cendrars : « Cendrars réconcilie le verbe partir avec son histoire complexe. L’usage actuel a fait oublier que la langue a connu successivement deux verbes partir, dont l’un s’est effacé au profit de l’autre […]. D’un côté, le partage et la partition ; et de l’autre, le départ et la partance. Or, c’est bien cette dissociation des emplois que Cendrars s’attache à effacer lorsqu’il ‘part’. », in Blaise Cendrars, Partir, Poèmes, romans, nouvelles, mémoires, édition établie et présentée par Claude Leroy (Paris : Gallimard, « Quarto », 2011), 16. La justesse de cette remarque s’applique également à l’œuvre de Segalen et de Londres.
L’éclat du voyage en théorie : tensions, ruptures, éclatements
Approcher les récits de voyage de ces trois auteurs pose, d’emblée, quelques questions fondamentales : comment se représente-t-on le voyageur et ses errances au début du vingtième siècle ? Vers où se dirige, à cette époque, le genre du récit de voyage ? Comment approcher ces récits de voyage plus d’un siècle après leur rédaction ? Chacune de ses questions nous pousse à adopter une posture critique singulière pour y répondre. La première question, qui porte sur les représentations du voyageur, nous invite à étudier les textes sous un angle philologique (à examiner les œuvres en interrogeant leurs contextes), et à les penser sur le plan de l’histoire littéraire. La seconde question, portant sur le genre du récit de voyage, nous dirige cette fois vers une étude générique et structuraliste (ou post-structuraliste) des œuvres : il s’agirait alors d’établir, dans le tissu même des textes, un réseau structurant de signes nous permettant, si possible, de définir un genre du récit de voyage et d’examiner son évolution dans l’espace et dans le temps. La troisième question, d’ordre métacritique, autorise enfin ces œuvres à redéfinir les structures de notre pensée critique : l’étude des récits de voyage peut-elle se penser dans le cadre des paradigmes dichotomiques qui sous-tendent habituellement les analyses s’intéressant aux textes de cette époque (philologie/poétique, diachronie/synchronie, fiction/diction, par exemple) ?
A première vue, ces trois interrogations semblent si éloignées les unes des autres qu’il paraît difficile de les penser conjointement. Nous estimons cependant qu’elles se rassemblent autour d’une notion qui leur est, étrangement, à toutes familière : celle de l’éclatement. Nous proposons dans ce chapitre de situer et d’analyser la place de l’éclatement au cœur de chacune de ces questions afin de les réconcilier, de mieux situer les textes de Blaise ← 5 | 6 → Cendrars, de Victor Segalen et d’Albert Londres et d’en proposer une nouvelle lecture.
Le voyageur : éclatement d’une figure
Une brève mise au point contextuelle sur les représentations des voyageurs en littérature nous permettra d’abord de pouvoir situer nos trois auteurs en partance dans la vaste constellation d’écrivains-voyageurs qui les entoure, qu’ils rejettent ou dont ils héritent. Elle nous permettra également de mettre en lumière un certain éclatement de la figure de l’écrivain-voyageur observable dès la fin du xixe siècle, qui pourra à son tour faire écho à d’autres éclatements textuels en présence dans les œuvres de ces trois auteurs.
En dépit de quelques écarts dus à l’évolution des contextes politiques, historiques ou artistiques, la représentation littéraire des voyageurs ne subit pas en France de changement radical jusqu’au xixe siècle. En effet, de l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle, le voyageur est très largement perçu dans la littérature comme une figure solitaire, en quête d’étrangeté ou de nouveauté, parti pour sa patrie ou pour enrichir son expérience personnelle. Hérodote, communément considéré par la critique comme le père du récit de voyage,1 rapporte par exemple les récits de ses aventures solitaires autour du littoral méditerranéen afin d’édifier la civilisation grecque, d’étendre sa carte des connaissances, et de s’ériger en figure tutélaire des explorations de la terra incognita.2 A l’époque des Grandes Découvertes, les traces ← 6 | 7 → écrites laissées à propos des explorations laissent deviner des motivations au voyage similaires. Qu’il s’agisse de renseigner sur le contour des continents, la faune, la flore, de rencontrer ou de convertir l’autre, ou encore de mieux se connaître,3 le voyageur est ici encore perçu comme une figure à mi-chemin entre un exilé et un édificateur, partagé entre ouverture d’esprit et loyauté à la mère patrie.4 Progressivement, les motifs aux voyages se multiplient. Aux côtés des explorateurs et missionnaires s’ajoutent au xviie siècle la figure émergente de l’écrivain-commerçant.5 A partir du xviiie jusqu’au début du xixe siècle, le Grand Tour britannique ainsi que le Kavaliertour germanique envoient sur les routes de la Grèce ou de Venise de jeunes aristocrates partis un temps pour parfaire leur éducation politique ou sexuelle.6 Au xixe siècle, nombreux sont les écrivains à partir sur les routes ; le « récit factuel »7 des voyages cède alors souvent le pas aux constructions d’un ailleurs fantasmagorique.8 Du voyageur embarqué dans un Grand Tour à celui dont les déplacements sont motivés par un imaginaire orientaliste, ← 7 | 8 → tous deux se rassemblent autour de la construction ou de la confirmation d’un patrimoine culturel occidental commun. En ce sens, la fin du xixe siècle marque une rupture brutale dans la représentation du voyageur, puisque l’essor de la pratique du voyage encourage d’abord le déclin de sa posture surplombante. Nous pouvons en distinguer deux facteurs majeurs. D’une part, le voyageur se voit contraint de s’extirper de sa solitude pour se mêler aux troupes de la haute bourgeoisie et doit s’habituer à la proximité d’autres compagnons de route.9 La révolution industrielle joue un rôle important dans cette mutation puisqu’elle favorise l’accès vers les stations de ski10 ou les grandes stations balnéaires européennes : en Angleterre d’abord, de nouveaux emménagements urbains comprenant casino, jetée, complexes hôteliers et plages aménagées voient le jour le long de la côte sud (Whitstable, Broadstairs, ou Southern-on-Sea, des années 1820 aux années 1840), le long de la mer d’Irlande (Blackpool, dans les années 1840), ou le long de la côte galloise (Llandudno, dans les années 1860), et viennent compléter le paysage balnéaire dont le développement avait été déjà entamé dans la seconde moitié du xviiie siècle (à Margate ou à Brighton, par exemple). En France, la création d’une ligne de chemin de fer reliant Paris au Havre (1847) et à Dieppe (1848) et faisant circuler des trains au confort de luxe pendant la saison d’été montraient déjà un engouement croissant de la haute bourgeoisie pour le littoral français dans la première partie du xixe siècle. C’est cependant pendant la seconde moitié du siècle que ces stations (ainsi que d’autres, citons notamment Deauville ou Honfleur) se développent, et s’accompagnent de la création de nouvelles stations (Arcachon, ou Ault, par exemple). Plus largement, l’intensification des déplacements européens liés aux loisirs permet l’émergence des premières agences de voyage : Thomas Cook & Son, fondée en Angleterre en 1871, organise ainsi le premier tour du monde touristique, d’une durée de 222 jours, en 1872. Le vocabulaire viatique s’enrichit par ailleurs du terme « touriste », comme en témoigne ← 8 | 9 → la première occurrence du terme dans le Littré en 1874 : « Touriste : se dit des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes ».11 La définition est encore un peu vague12 ; elle est également quelque peu étonnante, peut-être un peu méfiante : considéré alors comme un voyageur incertain, le touriste serait donc celui qui tourne en rond, loin de chez lui, pour le plaisir.
La méfiance à l’égard du touriste que laisse entendre cette définition reflète sans doute un sentiment général d’inquiétude vis-à-vis de la pratique du voyage, qui va grandissant à l’approche du nouveau siècle. La mutation de l’expérience du voyage fascine alors autant qu’elle inquiète : alors que les déplacements se multiplient, le goût du voyage apparaît comme suspect, voire pathologique à certains. Tandis qu’en 1851 les fuites d’esclaves étaient déjà jugées symptomatiques d’une « drapétomanie », c’est-à-dire d’une maladie « poussant les nègres à prendre la fuite [causing negroes to run away] »,13 on se prend Outre-Atlantique à examiner les risques d’accidents de chemin de fer sur la colonne vertébrale.14 Quelques années plus tard, les travaux de Foville amorcent une recherche sémiologique du voyage en psychiatrie, permettant de mettre en évidence le tableau clinique du ← 9 | 10 → « dromomane »15 (soumis à des impulsions de fuite) en 1893. La pathologisation de la pratique du voyage peut ainsi être comprise comme participant à une inquiétude fin de siècle, comme l’analyse Charles Forsdick :
Résumé des informations
- Pages
- VIII, 244
- ISBN (PDF)
- 9781787073685
- ISBN (ePUB)
- 9781787073692
- ISBN (MOBI)
- 9781787073708
- ISBN (Broché)
- 9781787072961
- DOI
- 10.3726/b10894
- Langue
- français
- Date de parution
- 2017 (Septembre)
- Mots clés
- Modernité littéraire Littérature de voyage Eclatement, théorie du chaos
- Publié
- Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Wien, 2017. VIII, 244 p.
- Sécurité des produits
- Peter Lang Group AG