L'argent immoral et les profiteurs de guerre à l'époque contemporaine (1870-1945)
Summary
Excerpt
Table Of Contents
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Remerciements
- Table des matières
- Les auteurs
- Introduction: (Olivier Dard)
- I– S’enrichir en guerre, s’enrichir après-guerre : pratiques et acteurs
- 1– “Every sword is drawn against Krupp!” The centrality of Krupp in the British moral narrative before World War I: (Matthew Heathcote)
- 2– L’industrie textile durant la Première Guerre mondiale (laine et coton) : bénéfices de guerre et profiteurs (1914–1920): (Simon Vacheron)
- 3– Immoral money in Italy during World War I. The case of Ansaldo: (Erminio Fonzo)
- 4– « Le scandale des commissions d’achats à l’étranger » : bonnes et mauvaises fortunes parisiennes dans les achats d’armes illégaux destinés à la guerre civile espagnole (1936–1939): (Pierre Salmon)
- 5– La quête à l’argent durant la sortie de la Grande Guerre Le cas de la zone rouge du front nord-occidental entre Armentières et Lens: (Chantal Dhenin-Lallart)
- II– Les profiteurs, des traîtres ? Dénonciations, indignations, révoltes
- 6– « Il est le mouton des Prussiens » : le cas d’Alexandre Boutal-Samson, un fonctionnaire profiteur de la guerre de 1870: (Pierre Bréant)
- 7– The liberal treason. Money and Catholic Morality in the Spanish Carlist War, 1872–1876: (Lluís Ferran Toledano Gonzàlez)
- 8– The ‘Kupfer case’ of 1917. Scandals and Debates about immoral War Profits in Germany: (Matthias Lieb)
- 9– Dans l’ombre de l’effort de guerre alimentaire canadien (1914–1918) : les profiteurs de guerre ou « Boches du terroir »: (Mourad Djebabla-Brun)
- 10– Moral Money? Depictions of the Schieber and profiteering on post-WWI German Notgeld notes: (Johannes Hartmann)
- 11– De l’argent immoral à l’immoralité du système. Le discours anti-corruption et la genèse de la contre-révolution en Espagne (1917–1923): (Joan Pubill Brugués)
- III– Enquêter, confisquer, punir : les régulations
- 12– Les limites à l’enrichissement de guerre en France entre 1870 et 1945 : l’État arbitre ?: (Béatrice Touchelay)
- 13– L’enquête de la commission des marchés sur les dépenses de la préfecture des Bouches-du-Rhône durant le gouvernement de la Défense nationale: (Christophe Portalez)
- 14– “Keeping the wheels turning”. The Norwegian construction industry during World War II and its aftermath: (Torgeir E. Sæveraas)
- 15– A not always lawful enrichment: the Italian National Association of Disabled Ex Servicemen (ANMIG) and the war surpluses: (Ugo Pavan Dalla Torre)
- 16– République parlementaire et profits de guerre : La commission des marchés et des spéculations de guerre (1920–1928): (Julie BOUR)
- Des « tigres à face humaine » : l’argent immoral, antipatriotique et illégitime en temps de guerre: (Frédéric Monier et Gemma Rubi Casals)
- Titres parus dans la collection
Les auteurs
Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université. Il s’est attaché notamment à l’histoire des élites (réalités, scandales, mythologies conspiratives) et à celle des droites radicales en France et en Europe, en particulier l’Action française et l’OAS. Récemment, il a publié Charles Maurras, le nationaliste intégral (Paris, Ekho/Dunod, 2019), et avec Ana Isabel Sardinha-Desvignes, Célébrer Salazar en France (1930–1974). Du philosalazarisme au salazarisme français (Bruxelles, Peter Lang, 2018 ; ouvrage traduit et publié au Portugal en 2019 chez l’éditeur Edicoes 70 sous le titre Salazar em França. Admiradores e discípulos). Olivier Dard a également co-dirigé avec Didier Musiedlak et Éric Anceau, Être nationaliste à l’heure des masses en Europe (1900–1920) (Bruxelles, Peter Lang, 2017), et coordonné avec Christophe Boutin et Frédéric Rouvillois le Dictionnaire du conservatisme (Paris, Éd. du Cerf, 2017) et le Dictionnaire des populismes (Paris, Éd. du Cerf, 2019).
Jens Ivo Engels est professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’Université de Darmstadt. Ses recherches portent sur l’histoire de la corruption et de la transparence ainsi que le patronage politique depuis le XVIIIe siècle (notamment Die Geschichte der Korruption, Francfort, 2014 et Alles nur gekauft?, Darmstadt, 2019). Avec Frédéric Monier et Olivier Dard il a dirigé plusieurs volumes co-édités sur la corruption depuis le 19e siècle. D’autres axes de recherche concernent les infrastructures critiques et le concept de la criticalité. Il a également publié sur l’histoire de la monarchie française et l’histoire de l’environnement en RFA. Il est directeur de la revue scientifique Neue politische Literatur et de l’école doctorale « Kritische Infrastrukturen ».
Frédéric Monier est professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Avignon. Ses recherches portent sur l’histoire du secret, du patronage politique et des scandales depuis le XIXe siècle. Il s’est également intéressé à l’histoire des gauches en France (Léon Blum, la morale et le pouvoir, Paris, Armand Colin, 2016). Il a édité, avec Jens Ivo Engels, Olivier Dard ←15 | 16→et d’autres collègues, plusieurs ouvrages collectifs sur des questions liées à la corruption et aux rapports entre argent et politique. Il a récemment codirigé, avec Gemma Rubi Casals, un numéro thématique de la revue espagnole Ayer. Revista de historia contemporanea, sur ce thème (« Modernización y corrupción política en la Europa contemporánea », 115, 2019). Il est le coordinateur, depuis 2016, d’un réseau de recherche international sur « politique et corruption : histoire et sociologie comparées », soutenu par le CNRS (GDRI 842).
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Julie Bour est chargée de mission Innovation, Enseignement supérieur et Recherche au Conseil Économique Social et Environnemental du Grand Est. Ses publications récentes sont : Clientélisme politique et recommandations. L’exemple de la Lorraine de la IIIe à la Ve République (Rennes, PUR, 2018) et, avec Isabelle Sommier, « Les revendications de la violence », dans : Violences et radicalités politiques en France depuis 1986, sous la direction d’Isabelle Sommier, Xavier Crettiez et François Audigier (Paris, PUPS, 2020).
Pierre Bréant est conseiller en formation continue au ministère de l’Éducation nationale et doctorant en histoire contemporaine à l’Université Panthéon Sorbonne. Ses recherches doctorales portent sur « les yeux du rail » : la police spéciale des chemins de fer aux XIXe et XXe siècles, de 1855 à 1934.
Chantal Dhennin-Lallart†, professeure agrégée d’histoire géographie dans le secondaire, chevalier dans l’ordre des palmes académiques, a longtemps animé de nombreux clubs d’histoire. Docteur en histoire contemporaine, elle avait soutenu en 2015 une thèse intitulée Vivre, survivre et revivre sur le front : Illies et les environs de la Bassée pendant la Grande Guerre. Ses travaux portaient sur la Première Guerre mondiale.
Mourad Djebabla-Brun est professeur au Collège militaire royal de Saint-Jean-sur-Richelieu (Québec). Parmi ses publications récentes, signalons : Combattre avec les vivres, l’effort de guerre alimentaire canadien en 1914–1918 (Québec, Septentrion, 2015) ; Joseph Alphonse Couture. Du Saint-Laurent au Rhin : carnets de guerre, 1914–1918 (2018).
←16 | 17→Erminio Fonzo is PhD on history and research fellow at the University of Salerno. He is mainly interested in social and political history, with special regard to the history of associations and labour movement, to the rise of Italian fascism, to nationalism, to history of sport and to the public use of history and memory. Among his recent publications, Sport e migrazioni. Storia dell’Afro-Napoli United (2019); Il mondo antico negli scritti di Antonio Gramsci (2019), Storia dell’Associazione nazionalista italiana 1910–1923 (2017). He also published numerous articles in books and journals and participated in several national and international conferences. He is editorial manager of the International Centre for Studies and Research “Mediterranean Knowledge”.
Johannes Hartmann est étudiant doctorant à l’University College de Londres (UCL) et chercheur attaché au British Museum. Ses recherches portent sur la « monnaie pour l’inflation » : le Notgeld, soit la monnaie de complément émise en Allemagne entre 1914 et 1923, le plus souvent par des collectivités locales.
Matthew Heathcote est étudiant doctorant à l’Université de Manchester. Ses recherches en cours portent sur l’histoire de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, et en particulier sur la musique militaire allemande pendant le Kaiserreich.
Matthias Lieb, after finishing his PhD thesis on “Civic Commitment to the Environmental Protection in Cities” in March 2018, worked as research assistant and academic lecturer at the TU Darmstadt and the Goethe-Universität in Frankfurt. Since February 2020 he is active in his current position as research trainee at the Museum for Communication in Frankfurt. His latest publication is the article “Natur- und Umweltschutz in der Stadt. Bürgerschaftliches Engagement, Initiativen und politischer Verhaltensstil in Mainz und Wiesbaden” that was published in the Journal Moderne Stadtgeschichte (01/2020).
Ugo Pavan dalla Torre is teacher of Italian and History, IIS Leonardo da Vinci, Padova. His research interests focus on the history of the Great War, the history of medicine, the history of the associations of veterans in Italy and abroad. He also works on the history of historiography, in particular on Max Weber and the European sociologists between 19th and 20th centuries. He collaborates with the Central Committee of the Italian National Association of Disabled Ex Servicemen.
←17 | 18→Christophe Portalez est enseignant agrégé d’histoire-géographie en lycée. Docteur en histoire contemporaine, sa thèse est parue sous le titre Alfred Naquet et ses amis politiques. Patronage, corruption et scandale en République 1870–1898, (2018). Il a publié récemment « La mise en place des fonds de secours et de la caisse des pensions des députés au début du XXe siècle, des révélateurs d’une prise de conscience face au changement de sociologie des députés ? », et, avec Frédéric Monier, « Une norme disputée : l’indemnité parlementaire en France, 1789–1914 » (Cahiers Jaurès, 2020).
Joan Pubill Brugués est doctorant en histoire contemporaine à l’Université autonome de Barcelone. Sa thèse porte sur les origines de la contrerévolution à partir du parcours intellectuel de Georges Valois. Il travaille sur la crise de la modernité, sur la conformation des cultures politiques nationalistes et antilibérales et sur les synergies idéologiques de l’extrême-droite dans une perspective transnationale qui comprend la France, l’Espagne et l’Italie. Il a publié différents articles et chapitres de livre. Parmi ses publications, « Georges Valois o la in-coherencia de un in-conformista. Un viraje hacia el fascismo (1880–1925) » (Historia y Política, 2017), « Calma abans de la tempesta? El procés de desliberalització a Espanya al primer terç del segle XX. Aproximació a les arrels d’un fenomen européo » (Segle XX. Revista catalana d’història, 2018), « Denunciar, agitar, captar i mobilitzar. Discurs anticorrupció i proposta populista en Action Française a principi del segle XX (1908–1935) » (Afers: fulls de recerca i pensament, 2019).
Gemma Rubi Casals est professeure d’histoire contemporaine à l’Université autonome de Barcelone, directrice scientifique du groupe de recherche « Politique, institutions et corruption à l’époque contemporaine », et coordinatrice d’un projet sur l’histoire de la corruption politique en Espagne. Elle anime l’équipe espagnole du réseau international « Politique et corruption : histoire et sociologie comparée » (IRN CNRS 842). Ses recherches portent essentiellement sur l’étude du pouvoir, des discours et des pratiques politiques. Elle travaille sur le parlementarisme, la représentation politique, les actions politiques et contestations de la Catalogne et de l’Espagne contemporaines. Elle est auteur, avec Josep Armengol, de Vots, electors i corrupció. Una anàlisi de l’apatia política a Catalunya, 1869–1923 (2012), et co-éditrice de La corrupción política en la España contemporánea. Un enfoque interdisciplinar ←18 | 19→(2018). Elle a récemment codirigé, avec Frédéric Monier, un numéro thématique de la revue espagnole Ayer. Revista de historia contemporanea, sur ce thème (« Modernización y corrupción política en la Europa contemporánea », 115, 2019).
Torgeir E. Sæveraas is a doctor in history at the Norwegian university of science and technology (2017), and an independent scholar and writer. Among his recent works, « Krigens skjebnesone ». Wehrmacht i Norge [« The War’s Destiny Zone ». The Wehrmacht in Norway] (forthcoming 2021), I skyggen mellom trærne. Om krig og ansvar [In the shadow between the trees. On war and responsibility] (2018), and « OT, Wehrmacht og byggingen av Festung Norwegen » [« OT, Wehrmacht and the building of Festung Norwegen »], in Historisk tidsskrift, (2018).
Pierre Salmon est doctorant en histoire contemporaine, membre d’HisTeMé (EA 7455) et membre scientifique de la Casa de Velázquez. ATER à l’Université Gustave Eiffel (2020–2021) Parmi ses publications récentes, « Une impuissante “non-intervention” : les limites de la prohibition du trafic d’armes, en France, à destination de la guerre d’Espagne (1936–1939) », Histoire@Politique (2019), et « Un trafic à la frontière du légal : le transit d’armes polonaises destinées aux républicains espagnols par le port de Honfleur (1937–1938) », Annales de Normandie (2018/1).
Lluís Ferran Toledano Gonzàlez is associate professor at the Universitat Autònoma de Barcelona since 2004. Author of scientific works on the history of counter-revolution, the construction of national memories, parliamentary history and discourses on corruption. He has given seminars in various Spanish and European universities, such as those of Lisbon, Naples, Aix-en-Provence, Perpignan and the École des Hautes Études en Sciences Sociales in Paris. His most recent publications have dealt with the comparative insurrectionary culture of Carlism and Brigantaggio, the desacralization of monarchies, the penal framework and the concepts of corruption in Spain. He is one of the editors of the book La corrupción política en la España contemporánea (2018).
Béatrice Touchelay est professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Lille. Auteur de très nombreux travaux, signalons, parmi ses récentes publications le livre collectif Fraude, Frontières et Territoires, (2020) qu’elle a co-dirigé, et une étude sur « S’enrichir dans ←19 | 20→le Nord pendant l’occupation allemande : business as usual ? », in Robert Vandenbusshe (dir.), Vivre sous l’Occupation : collaboration, illégalité, Résistance en Zone interdite et en Belgique (1940–1944), 2020.
Simon Vacheron est fonctionnaire de la ville de Paris et docteur en histoire contemporaine. Sa thèse, soutenue en 2017 à l’Université Paris Sorbonne, est intitulée : Mobiliser l’industrie textile (laine et coton). L’État, les entrepreneurs et les ouvriers dans l’effort de guerre, France, 1914–1920. Ses travaux et publications portent sur la question de l’économie de guerre et la reconstruction.
Introduction
Olivier Dard
Sorbonne Université
L’ouvrage proposé sur l’argent immoral et les profiteurs de guerre dans des périodes de conflits et de sorties de guerre, en Europe, de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle est issu d’un colloque international tenu à la Maison de la Recherche de Sorbonne Université les 28 et 29 mai 2018. Cette manifestation particulière, soutenue par le laboratoire d’excellence « Écrire l’histoire nouvelle de l’Europe » doit être entendue comme le prolongement d’une série de rencontres scientifiques organisées par un groupe international de recherche sur la corruption politique constitué depuis plusieurs années autour d’un projet franco-allemand, en partenariat entre Sorbonne Université, les Universités d’Avignon, de Darmstadt et de Francfort (projet POCK2, ANR-DFG). Ces premières équipes ont travaillé ensemble sur la corruption, les patronages et les scandales et ont publié une série d’ouvrages collectifs ayant permis de développer et de renouveler l’histoire de la corruption1 en même temps qu’ils ont encouragé et financé des travaux doctoraux sur le sujet qui ont débouché sur des thèses soutenues et publiées en France et en Allemagne2. À ce ←21 | 22→noyau franco-allemand se sont agrégés non seulement des chercheuses et des chercheurs européens et nord-américains qui ont participé aux différents collectifs produits mais, plus encore ces dernières années, des équipes de l’Université autonome de Barcelone, du New Europe college (Bucarest) et de l’Université libre d’Amsterdam, dans le cadre du réseau international « politique et corruption » (IRN 842 CNRS), ce qui a permis notamment d’approfondir une histoire bilatérale franco-roumaine sur la question de la moralité du pouvoir et de la corruption en France et en Roumanie3.
Le volume est centré sur les accusations de corruption lancées contre les entreprises qui, dans l’aire européenne, ont réalisé des profits élevés en temps de guerres ou de sorties de guerre entre le dernier tiers du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, ce qui, outre la guerre franco-prussienne de 1870 et la guerre civile espagnole met l’accent sur les deux conflits mondiaux. La question des profits de guerre est un enjeu important de l’histoire des conflits dont l’historiographie s’est saisie depuis quelques décennies. Elle en croise une autre à laquelle cette rencontre a été adossée, celle de l’argent, un chantier également en développement. L’histoire de l’argent, notamment en France, dépasse très largement les sphères de l’histoire économique, sociale et financière. André Gueslin, un de ses pionniers, a justement souligné comment son intérêt pour l’histoire bancaire l’a « introduit à la question des rapports des Français avec l’argent4. » Un intérêt articulé aux mythologies et aux représentations de l’argent dont l’appréhension sur un temps long montre qu’elles ont pu être négatives, en particulier dans un héritage catholique qui a très longtemps condamné l’argent et ses métiers. Suivons donc André Gueslin lorsqu’il souligne que « La conception du métier d’argent en tant que “profession-vocation” au sens wébérien a heurté le ←22 | 23→sentiment moral d’époques entières5 ». Nous ne reviendrons pas ici sur les célèbres analyses du sociologue allemand sur l’éthique protestante et le capitalisme mais il faut les avoir à l’esprit pour bien saisir à quel point l’argent peut, de longue date, susciter des réserves quand ce ne sont des condamnations radicales ; et ce, au nom d’impératifs variés débouchant sur une pluralité de discours allant de la dénonciation du « roi Rothschild » ou de la « France juive », chez les antisémites français que l’on trouve aussi bien chez les nationalistes que chez des socialistes d’avant 1900, à la dénonciation de la « bourgeoisie d’argent » par Charles Péguy (1873–1914) dans L’argent (1913). Pour l’écrivain, l’argent est une source de perversion à laquelle il oppose un éloge bien connu de la pauvreté, distinguée de la misère. Les points de vue sur l’argent sont multiples et un ouvrage collectif consacré aux « Français et l’argent » donne à voir une grande variété de références tirées de la littérature (de Balzac à Céline en passant par Zola) du cinéma et bien sûr de la vie politique si on songe à la célèbre tirade de François Mitterrand au congrès d’Épinay le 13 juin 1971 contre « l’argent qui corrompt, qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes6 ». Mais ce volume, comme d’ailleurs le livre précité de Gueslin, entend proposer une vision équilibrée d’un objet à forte tonalité émotionnelle et symbolique. Si ses détracteurs n’hésitent pas à instrumentaliser sur un mode démagogique et polémique un argent réputé immoral par définition, ce dernier compte aussi ses thuriféraires. En effet, le développement du capitalisme s’est accompagné de la justification d’un argent réputé bien gagné par le travail… un argent « propre » qui pourrait être distingué d’un argent « sale ». On ne saurait négliger face à l’argent « immoral » l’accent mis sur « une vision morale du rôle de l’argent7 », jugé positivement par les libéraux ou des figures comme Adolphe Thiers qui fustige « l’agiotage » mais célèbre en revanche l’enrichissement par le travail8.
On le voit aux quelques exemples évoqués ici, la relation de l’argent à la morale est consubstantielle des deux sans être pour autant univoque. À ←23 | 24→cette diversité des représentations il y a cependant une exception, l’argent gagné indument au cours d’une guerre mettant en jeu la nation de celui qui le gagne. Il s’agit de l’« argent impur », selon la formule de Philippe Verheyde, celui qui questionne la légitimité du profit rapporté à un tel contexte. De fait, les profits de guerre, « posent de manière saillante la question morale »9 tant ils s’articulent à la morale publique et ce qu’il est « éthique » et même légitime pour une société et un État d’accepter à l’heure où de larges secteurs de la population, mobilisés à l’ère des masses par la conscription, ont fait le sacrifice de leur vie pour une patrie qu’ils avaient à défendre. Le poids des guerres mondiales dans la prise de conscience des profits de guerre et du degré de leur acceptabilité est ici fondamental et contribue à expliquer pourquoi c’est la Seconde Guerre mondiale qui a généré, en particulier en France, les premières recherches historiques majeures sur cet objet. Six années durant (2003–2009), elles se sont particulièrement développées sous l’égide du groupement de recherche (GDR) 2539 du CNRS « Les entreprises sous l’occupation » dont Hervé Joly fut la cheville ouvrière majeure10.
La question de « l’argent immoral » ou ce que ce que les sources désignent d’abord sous le nom de « bénéfices de guerre » puis en 1944–1945 de « profits illicites »11 irrigue nombre de contributions de ces travaux, en particulier dès qu’il est question de sortie de guerre et d’épuration. Les problèmes rencontrés pour saisir ces « profits illicites » sont nombreux. Il s’agit d’abord de les quantifier pour établir, au prix de calculs souvent délicats, le montant d’une taxation envisagée comme une forme de réparation ; ce qui pose, selon la formule de Florent Le Bot, la question du but comme de la nature de l’opération suivie : « épuration économique ou simple mesure fiscale ? » La question n’a rien de rhétorique pour les contemporains qui entendent « punir la ←24 | 25→“collaboration économique” tout en alimentant les caisses du Trésor »12. Cela ne signifie pas que, malgré leur montant parfois important comme dans le cas d’une entreprise comme SACER, l’avenir de l’entreprise ait été menacé après la guerre13. Comprendre cette opération impose en effet de prendre en compte trois séries de paramètres. D’abord, le secteur concerné : dans le cas de SACER, la construction d’infrastructures de transport. Ensuite, les besoins économiques d’un pays détruit et nécessitant une reconstruction la plus rapide et efficace possible et dont l’urgence varie à l’évidence selon les territoires considérés : les destructions n’ont pas touché tout le pays de la même façon. Enfin, le lieu où se déroule l’opération contre l’entreprise, la Libération comme le rétablissement de la légalité républicaine et l’épuration ne s’étant pas déroulés de la même façon sur l’ensemble du pays. C’est dire l’importance d’éviter une approche exclusivement surplombante, prenant en compte uniquement l’échelon du gouvernement et des administrations centrales et négligeant l’échelon départemental pourtant central si on songe que les comités de confiscations des profits illicites créés par l’ordonnance du 18 octobre 1944 ont travaillé à cette échelle et en liaison avec le Conseil supérieur de confiscation des profits illicites installé au ministère des Finances14. Le bilan de cette activité montre qu’elle a été conséquente puisqu’au total 123 000 citations ont été lancées et que le montant des sanctions financières prononcées s’élève à plus de 140 milliards (68,3 de confiscations et 78,6 d’amendes)15. Comme l’écrivent Fabrice Grenard, Florent Le Bot et Cédric Perrin,
←25 | 26→[…] sans atteindre pleinement l’objectif fixé à la Libération (opérer la confiscation générale des profits réalisés par le biais de la collaboration économique ou du marché noir), les comités de confiscation ont bien réalisé une œuvre considérable d’épuration fiscale s’intéressant à des centaines de milliers d’affaires et obligeant toutes les entreprises compromises dans la collaboration économique, y compris la plus anodine, à s’expliquer sur leur activité sous l’occupation et le montant des bénéfices réalisés. Pourtant cette épuration financière a souffert d’une trop grande discrétion. Les décisions ont été rendues majoritairement à une période où elles ne suscitent plus le même intérêt auprès de l’opinion16.
Details
- Pages
- 368
- Publication Year
- 2020
- ISBN (PDF)
- 9782807616653
- ISBN (ePUB)
- 9782807616660
- ISBN (MOBI)
- 9782807616677
- ISBN (Softcover)
- 9782807616646
- DOI
- 10.3726/b17585
- Language
- French
- Publication date
- 2021 (June)
- Published
- Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 368 p., 12 ill. n/b, 16 tabl.