L’artiste et son œuvre dans la fiction contemporaine
Summary
Fruit d’une recherche ciblée et circonscrite à deux univers spécifiques, francophone et hispanophone, cet ouvrage collectif se penche sur la question à travers les mutations de l’Ut pictura poesis, propres au nouveau paradigme littéraire et artistique. Ainsi, nous sommes-nous intéressés à des auteurs emblématiques, de Rafaël Chirbes à Dany Laferrière (Yves Bonnefoy, Jean Echenoz, Pierre Michon...), à des œuvres visuelles telles la bande dessinée, aux biopics de la chanson française et au cinéma d’auteur pour déterminer certaines motivations de ce retour thématique. Un regard élargi aux processus créatifs d’aujourd’hui et à la place réelle de l’anecdote dans l’histoire de l’art apporte le contrepoint du réel à la fiction littéraire et cinématographique.
Excerpt
Table Of Contents
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Remerciements et Comité d’expertise
- Avant-propos
- Introduction : L’artiste et son œuvre dans la fiction. Un « roman de l’artiste » du XXIe siècle ? : (ANNE-MARIE REBOUL)
- PREMIÈRE PARTIE ÉCRIVAINS MÉDUSÉS DEVANT L’ART ET L’ARTISTE
- Sur « Le peintre dont l’ombre est le voyageur » : (PATRICK NÉE)
- Quand la peinture s’invite dans la création. Paisaje con figuras d’Antonio Gala : (FRANÇOISE DUBOSQUET LAIRYS)
- Del arte-mercancía al poder del arte en la narrativa de Rafael Chirbes : (CATHERINE ORSINI-SAILLET)
- En el comienzo de la cultura de masas: el Ravel de Jean Echenoz : (PILAR ANDRADE BOUÉ)
- Comme un tableau primitif: del arte en la obra del escritor haitiano Dany Laferrière : (MARTHA ASUNCIÓN ALONSO MORENO)
- Les Onze de Pierre Michon: entre arte, historia y ficción : (MARÍA ESCLAVITUD REY PEREIRA)
- « Ressentir le temps » : consideraciones sobre la imagen fotográfica y la escritura a través de las realidades corporeizadas de Annie Ernaux y Marc Marie en L’usage de la photo. : (MANUEL RODRÍGUEZ AVÍS)
- DEUXIÈME PARTIE BANDE DESSINÉE ET CINÉMA AU SERVICE DE L’ART ET DE L’ARTISTE
- Retrato del artista como asesino : ecos de Le roman expérimental en El autor (2017) de Manuel Martín Cuenca : (MARÍA LUISA GUERRERO ALONSO)
- La figura del artista en los biopics musicales franceses: La Môme y Gainsbourg (vie héroïque) : (ISABELLE MARC)
- Camus como creador literario y Camus como personaje en la novela gráfica Camus, entre justice et mère : (SILVIANO CARRASCO)
- « Aquí la vida basta »: la colaboración de Miquel Barceló e Isaki Lacuesta en El cuaderno de barro y Los pasos dobles : (MANUEL PACHECO SÁNCHEZ)
- TROISIÈME PARTIE RÈEL ET FICTION DANS LES ARTS VISUELS ET L’HISTOIRE DE L’ART
- Consideraciones sobre los procesos creativos de los artistas visuales en la actualidad : (ISABEL LLARENA REINO)
- Mirar a (un) tiempo. La anécdota, entre la historia del arte y la novela del artista : (DANIEL LESMES)
- Notices bio-bibliographiques des auteurs
- Résumés des contributions
- Titres de la collection
Remerciements et Comité d’expertise
Les collègues universitaires espagnoles et françaises mentionnées ci-après ont bien voulu contribuer à l’expertise de ce volume par la lecture attentive des textes retenus. Qu’elles en soient très chaleureusement remerciées :
‒ Ariadna ÁLVAREZ GAVELA de l’Université Complutense de Madrid.
‒ Dominique BONNET de l’Université de Huelva.
‒ Nuria CABELLO ANDRÈS de l’Université de la Rioja.
‒ Aránzazu GIL CASADOMET de l’Université Autonome de Madrid.
‒ Ana LABRA CENITAGOYA de l’Université d’Alcalá de Henares.
‒ Antonella LIPSCOMB de l’Université de Cologne.
‒ Christine PÉRÈS de l’Université de Toulouse.
Avant-propos
L’objet de ce travail est le fruit d’un projet de recherche national I+D, dans sa catégorie de « Projet d’Excellence », financé par le Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de la Compétitivité espagnol avec l’appui de fonds européens, sous la référence FFI2017–83972-P et autour d’un sujet fédérateur :
Images de l’art et de l’artiste dans la fiction littéraire et cinématographique
ultra contemporaine (en langue française et espagnole)
Ce projet a donné lieu à une intense activité de tous ses membres depuis 2018 : un séminaire permanent s’est tenu à la Faculté de Philologie de l’Université Complutense de Madrid, ainsi que deux rencontres internationales, sous le format de « Journée d’étude », les 21 septembre 2018 et 22 novembre 2019.
Les différentes études sélectionnées et rassemblées dans cet ouvrage ont été préalablement présentées et débattues à l’occasion de l’une des séances de recherche que le lecteur peut retrouver sur le site du projet ARLYC : https://www.ucm.es/arlyc/
Introduction : L’artiste et son œuvre dans la fiction. Un « roman de l’artiste » du XXIe siècle ?
Anne-Marie REBOUL
Université Complutense de Madrid
Département ERFITEI, Études Françaises
amreboul@ucm.es
Depuis un quart de siècle, écrivains et cinéastes ne cessent de convoquer dans leurs fictions la figure de l’artiste créateur. De Philippe Le Guillou (Les Sept noms du peintre, 1997) à Patrick Grainville (Falaise des fous, 2018), ou de Jacques Rivette (La belle Noiseuse, 1992) à Milos Forman (Les Fantômes de Goya, 2006), Gilles Bourdos (Renoir, 2013) ou Jacques Doillon (Rodin, 2017), pour ne donner que quelques exemples très connus, les œuvres littéraires ou cinématographiques qui pivotent autour d’un artiste, réel ou imaginaire, passé ou présent, se succèdent à un rythme qui interpelle. Cet ouvrage collectif s’est donné pour tâche d’étudier le phénomène sur des auteurs majeurs des cultures française et espagnole et de leur zone d’influence. Jean Echenoz, Pierre Michon, Dany Laferrière, Antonio Gala ou Rafael Chirbes, entre autres, sont revisités afin de mieux comprendre le pourquoi de ce retour d’une mise en scène de l’art et de l’artiste dans la fiction contemporaine ; sont également approchées l’écriture cinématographique et celle de la bande dessinée. Certes, le phénomène va bien au-delà des frontières tracées ; mais il devient nécessaire de le circonscrire et de baliser cette matrice fictionnelle liée à l’art pour mieux en pointer quelques-uns des aspects significatifs. Il ne s’agit pas de poser un regard comparatif sur les influences du visuel sur l’écrit, ni sur les emprunts, interactions ou transferts qui relient la littérature aux autres domaines d’expression artistique. La bibliographie à laquelle par ailleurs nous avons nous-mêmes contribué1 est vaste ←15 | 16→à ce sujet. Nous nous proposons d’explorer les ressorts de la fiction contemporaine sous l’angle du travail créateur qu’elle remet à l’honneur et d’en approcher ainsi le plus possible l’étonnante réalité.
Retour, disons-nous, de cette mise en scène, car la fascination des écrivains et des cinéastes pour un personnage qui hante l’esprit et place souvent au premier plan de l’existence son travail, ainsi que le savoir-faire qui en découle, n’est pas sans évoquer une tradition deux fois séculaire, d’origine allemande – le künstlerroman – dont la littérature a donné, tout au long du XIXe siècle un déploiement remarquable. À la suite d’Ardinghello ou les îles bienheureuses de Wilhelm Heinse (1787) et des Pérégrinations de Franz Sternbald de Louis Tieck (1798)2, des auteurs prestigieux tels que Goethe, Mörike, Wilde, James ou Joyce proposaient à leur tour un texte pouvant être qualifié de « roman de l’artiste ». Toutefois, sous cette première étiquette venaient se ranger des romans mieux considérés par la suite comme « roman de formation » ou « d’apprentissage », soit encore comme « roman du poète »3. Regroupements parfois hasardeux ou ingénieux, amenés par les comparatistes, comme le soulignait déjà Daniel-Henri Pageaux (1994 : 122), mais qui, lorsqu’ils sont traités par une « poétique de la différence » peuvent donner lieu à une réflexion clairvoyante des sous-genres romanesques et de certaines de leurs œuvres. Vus sous l’angle d’une « dominante », bien des textes signalés comme « roman de l’artiste », pourraient en être écartés ou relayés à la catégorie plus élargie ou plus vaste de « roman de l’art ».
←16 | 17→Dans l’univers des romans de l’artiste, Le Chef-d’œuvre inconnu d’Honoré de Balzac, au sous-titre de « conte fantastique » abandonné par la suite, publié dans la revue L’Artiste en juillet et août 1831, doit être placé au premier plan et fait office de texte canonique. Augmenté et remanié dès 1837, puis repris en 1845 au tome XIV de La Comédie humaine4, il appartient dans l’esprit de son auteur, avec Gambara et Massimila Doni, à la célèbre trilogie de ses contes artistes chargés d’évoquer les problèmes de la création artistique. Mais de ces trois récits emblématiques de la philosophie et de la pratique de l’art romantique, la fortune a été dévolue à la nouvelle liminaire Le Chef-d’œuvre inconnu, pour son personnage principal Frenhofer, le plus célèbre de tous les peintres imaginés jusqu’à aujourd’hui par un auteur romanesque, « l’artiste génial et fou, dans lequel se consomme et se consume le destin occidental de l’Art ». Et Marc Fumaroli de poursuivre :
Avec Frenhofer, “démon” de la peinture imaginé de toutes pièces par Balzac, celui-ci se révèle mieux qu’un historien de l’art, un mythographe aussi puissant que Platon. (Fumaroli, 2008)
Le génie visionnaire de Balzac allait jusqu’à créer, par la médiation de son personnage et avec un siècle et demi d’avance, un tableau à la manière des peintures abstraites de Jackson Pollock (Fumaroli, 2008). Ou serait-ce l’inverse et Jackson Pollock aurait-il lui aussi subi l’impact, à son insu, de Frenhofer et de l’œuvre de Balzac ? L’historienne de l’art américaine, Dore Ashton, a étudié les influences de ce personnage de fiction sur les artistes du XIXe et du XXe siècles, sur Cézanne, qui le premier s’est reconnu dans l’esprit de Frenhofer ; sur Picasso, installé en 1937 dans l’hôtel de la rue des Grands-Augustins où Balzac situait, dès les premières lignes de son texte, l’atelier dans lequel Frenhofer retouche une « Marie l’Égyptienne » de maître Porbus, le portraitiste d’Henri IV, tout en donnant une magistrale leçon de peinture au jeune Nicolas, futur Nicolas Poussin, venu visiter le maître des lieux. Et nous ←17 | 18→savons par Brassaï, l’ami de Picasso, l’importance symbolique que ce lieu représentait pour lui et à quel point il y ressentait la présence de l’esprit de Balzac ; il évoquait parfois aussi, dans ses conversations, le personnage de Frenhofer qui le fascinait tant (Ashton, 1991 : 185). Dore Asthon évoque encore l’influence du personnage sur Rilke, Schoenberg ou Kandinsky. C’est dire le retentissement de ce peintre de fiction, non sans ressemblance avec son auteur.
Après Balzac, toute une pléiade d’écrivains français du XIXe siècle donnaient naissance à de nouveaux Frenhofer, des Coriolis, le peintre de Manette Salomon des Frères Goncourt, des Claude Lantier, de L’Œuvre d’Émile Zola, des Lucien5, l’artiste peintre de Dans le ciel d’Octave Mirbeau… D’une manière plus générale et significative, les auteurs s’emparaient d’un héros en vogue dans les rues de Paris, l’artiste flâneur, bohème ou maudit, pour en faire un personnage romanesque privilégié, à la recherche d’une revendication pour son art en perpétuel renouvellement ; ainsi la littérature française s’appropriait-elle cette tradition d’origine allemande, au point d’en créer un foyer propre de source latine lato sensu6. La quête romantique du dialogue des arts trouvait l’une de ses voies les plus abouties dans l’exploration de ce sous-genre narratif dont il n’existe par ailleurs que très peu d’études d’ensemble7. Mais nous avons établi certains traits génériques susceptibles d’être considérés comme invariants thématiques : 1) la mise en scène, au cœur du roman, d’un artiste voué à son travail – l’artiste à l’œuvre (Reboul, 1998 : 92) – dont la nature aux ambitions prométhéenne et pygmalienne est emportée d’une passion dévorante, dans sa volonté d’incarner l’idéal ; 2) l’univers ←18 | 19→de l’atelier de l’artiste8 dans lequel celui-ci semble volontairement cloîtré pour mener à bien sa quête ; et 3) la tension psychologique et émotionnelle aux relents de drame qui le partage entre son modèle et l’œuvre d’art sur laquelle il travaille et qui vit pour lui de la même vie que la femme réelle9. En somme, un personnage fortement caractérisé du point de vue mythologique, un conflit romanesque sui generis et un espace assez limité et non moins spécifique (Reboul, 1997a & 1998). À ce schéma proprement narratif10, vient se joindre une forte composante métadiscursive, les écrivains n’ayant de cesse de réfléchir à leur propre œuvre par le biais de ce nouveau prophète – l’artiste peintre – et de sa lutte infinie. Une réflexion sur la création qui mène droit aux rapports entre l’art et la vie et, par transfert métaphorique, à ceux de l’auteur de la fiction à son écriture. Même si cela se présente autrement que dans le « roman du poète ». Daniel-Henri Pageaux en a bien circonscrit les différences : « le roman du poète est le roman de l’écriture » (Pageaux, 1995 : 9) :
On peut écrire un roman sur l’homme qui peint, qui compose de la musique : il est d’emblée frappé d’altérité par le romancier. Ce qui ne saurait être le cas du poète. Le « roman du poète » serait le roman impossible de l’homme qui écrit plus ou ←19 | 20→moins sa vie, de façon allusive ou métaphorique. […] Le roman du poète serait le roman de l’homme qui écrit qu’il écrit. (Pageaux, 1995 : 10)
Ces distinctions sont d’autant plus importantes que les sous-genres narratifs de « roman de l’artiste », « roman d’apprentissage », « roman du poète », sont assez souvent évoqués sans respect de leurs invariants thématiques. Or, l’abondance d’une « littérature artistique », pour reprendre le titre de Julius von Schlosser publié en 1924 à Vienne, est telle et son champ si hétérogène, qu’il nous faut saisir au plus près les enjeux de cet objet littéraire avant de prétendre en retrouver des échos dans les productions du XXIe siècle. Bernard Vouilloux a signalé certaines difficultés à parler du roman de l’artiste au-delà du XIXe, relatives à l’art visé dans les textes :
Si le roman de l’artiste porte, comme tel, la date de l’époque qui l’a vu naître et se développer, son profil générique ne va pas sans soulever un certain nombre de difficultés dès l’instant où l’on cherche à en retrouver les traits dans les périodes qui ont suivi. Articulée à ces « arts du dessin » que sont la peinture et la sculpture, la définition donnée pour commencer ne vaut en effet que pour le régime des arts qui prévaut encore au XIXe siècle, en dépit de la concurrence créée au cours du siècle par l’apparition de nouvelles techniques de production (photographie, cinéma) et de diffusion (lithographie, photogravure) des images […] (Vouilloux, 2016 : 167)
Le XIXe siècle fut une période faste pour le dialogue créatif entre les arts. Les observations du siècle précédent, de Du Bos dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) et de Lessing dans son Laokoon (1766) sur les différences entre les arts, n’entamaient en rien la fraternité propre au XIXe, basée sur l’idée d’une unité profonde, d’un lien et de ressemblances entre la littérature et les arts plastiques. Celle-ci devenait même plus exigeante au moment de la crise de la représentation et du passage d’une esthétique classique, fondée sur le concept d’imitation, à celle de la créativité et de la relativité du Beau. Toute l’aventure de l’art depuis le néo-classicisme de David jusqu’à Cézanne, Picasso et Kandisky, pressait les écrivains vers une cause commune avec les artistes. Les ateliers et les cafés les réunissaient pour en débattre ; les Salons de peinture, les écrits divers sur l’art des hommes de lettres depuis Denis Diderot11, la célèbre bataille avec l’Académie des Beaux-Arts et les ←20 | 21→institutions, la connaissance profonde du monde de l’art qu’en avaient écrivains, connaisseurs, collectionneurs et autres, et surtout le « soleil de l’Art », ainsi que cette « lumière-liberté » qui ne brillait alors qu’à Paris, selon le peintre Marc Chagall12, faisait de la ville au XIXe siècle la capitale occidentale de l’Art. Autant de traits trop connus pour être développés, mais qui apportent des fondements à cette expansion des romans de l’artiste de tradition latine de l’époque.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Les conflits du XXe siècle et les profonds bouleversements qui en découlent semblent mettre le sous-genre narratif en veille, malgré la volonté ici et là de considérer des descendants du genre13. La littérature de la première moitié du siècle s’est vite montrée essoufflée dans ses formes traditionnelles, plus attentive à l’engagement idéologique ou à l’écriture poétique, soit encore aux expériences formelles dans une sorte de « déconstruction » de son passé récent si l’on pense à l’esprit du surréalisme, à celui du Nouveau Roman et à leur volonté de remise à plat de tous les codes romanesques. L’expérience de l’art a continué d’être présente dans la production romanesque, mais les titres susceptibles d’être rangés dans la catégorie qui fait l’objet de notre recherche tel Jonas ou l’artiste au travail d’Albert ←21 | 22→Camus en 1957 ou Le Monument d’Elsa Triolet, écrit la même année, ne sont pas légion. Cependant, avec André Malraux l’art et la culture redevenaient une affaire d’État et retrouvaient leur place cardinale dans la société contemporaine, si tant est qu’ils ne l’eussent jamais perdue. Mais il faudra attendre la deuxième moitié du siècle dernier pour une timide réapparition de la thématique, et le tout début du XXIe pour assister à un retour triomphal de la figure de l’artiste dans le roman et au cinéma. C’est là une observation objective qui motive notre recherche. Bernard Vouilloux en a également l’intuition :
Il n’en demeure pas moins qu’il existe une postérité directe du roman de l’artiste comme l’attesteraient de nombreux exemples pris dans ces deux dernières décennies […] (Vouilloux, 2016 :167)
Et Vouilloux de citer Quignard, Michon, Houellebecq… Dans cet esprit, nous avons choisi d’ouvrir cet ouvrage sur une étude consacrée à un auteur de la deuxième moitié du XXe siècle, fasciné par la peinture et ayant souvent mis en scène des artistes, comme dans « L’artiste du dernier jour », « Le peintre d’icônes » ou « L’artiste dont l’ombre est le voyageur ». La question de l’image est au cœur de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, tout entière fondée sur la dialectique du paraître et de la vie, entre « présence » et « représentation ». Poète et penseur, comme l’a été Baudelaire avant lui – et nous connaissons bien les enseignements que ce dernier a tirés de ce regard médusé sur l’art – Bonnefoy semble aussi visionnaire. N’a-t-il pas eu l’intuition de la vague déferlante de l’image au sein de l’humanité, telle que nous la connaissons en ce début du XXIe siècle ? (Bonnefoy, 1985 : 11). Sa réflexion très resserrée sur l’art, intimement liée à la poésie, l’a conduit à la création d’un genre nouveau, le « récit en rêve » qui appartient de plein droit à la fiction, selon Patrick Née, spécialiste du poète et co-éditeur de son œuvre à la Bibliothèque de la Pléiade. Ce chercheur qui a été personnellement lié à l’homme, sait nous en parler en connaisseur et s’attache ici à nous proposer une lecture savante de ce que représente l’ombre dans la peinture occidentale pour Yves Bonnefoy.
Sous ce même angle de l’impact que représente l’image sur une écriture, nous abordons l’œuvre de l’écrivain haïtien Dany Laferrière qui se donne aussi dans un rapport étroit et créatif avec les arts visuels. ←22 | 23→Martha Asunción Alonso Moreno reconstitue pour nous ce dialogue intime de l’auteur avec l’image, quelle que soit sa nature, sans distinction de genre, graffitis et affiches publicitaires autant que les œuvres de Matisse ou les tableaux des primitifs haïtiens, même si ces derniers occupent une place bien à part dans une volonté affichée de les révéler au grand public, surtout après le tremblement de terre de Haïti en 2010. Mais les œuvres sont évoquées, décrites, métabolisées, « cannibalisées » – nous dit l’auteure – par cette écriture, qui tend à un métissage universel, afin de mieux instaurer sa propre réalité, son univers unique et original.
L’œuvre de Pierre Michon, comme représentant majeur d’une écriture romanesque liée à l’art, se devait également de figurer dans cette approche du roman de l’artiste au XXIe siècle. Et c’est à travers Les Onze, Grand Prix du roman de l’Académie française en 2009, où peinture et histoire se mêlent à la fiction pour produire une fabuleuse mystification, que notre problématique est investie. María Esclavitud Rey Pereira en démonte pour le plaisir de son lecteur le dispositif complexe jusqu’à remettre à plat tant la tension propre à l’œuvre de Michon entre le fictionnel et le référentiel-historique – par la médiation de l’étude des divers plans et instances narratives – que le jeu tout aussi personnel de destruction du mécanisme de l’ekphrasis. Au final, il plaît à Michon de mettre en relief la place que vont occuper l’art et l’activité créatrice, à partir de cette période de déchéance et de liquidation des présupposés théologiques, idéologiques et ontologiques que drainent la Révolution française et l’exécution du Roi, et qui nous est figurée par la médiation du peintre fictif François-Élie Corentin.
Du côté hispanophone, nous avons abordé deux œuvres représentatives de la littérature de cette période, celles d’Antonio Gala et de Rafael Chirbes. La présence de l’Art dans l’œuvre de Gala, l’un des auteurs espagnols les plus populaires pour ses contributions périodiques dans la presse et les scenarii écrits pour la RTVE, est à la hauteur de l’importance qu’il lui a donnée dans l’existence. Pour cet homme « L’Art, – écrit Françoise Dubosquet Lairys – c’est la vie ». Et l’auteure de nous faire revisiter trois épisodes de la série Paisaje con figuras, conçue pour la télévision espagnole, consacrés à Goya, Murillo et Le Greco. Mais au-delà de la compréhension intime de ces figures emblématiques de l’art espagnol et universel, il est intéressant de voir ←23 | 24→se dessiner en filigrane aussi bien les traces d’une forme d’autofiction que celles d’une médiation pour recouvrer la mémoire et reconstruire un pays blessé par la guerre et des années de dictature. L’art devient une voie royale de connaissance et d’émancipation.
L’œuvre de Rafael Chirbes est également empreinte de la mémoire de ce passé récent espagnol, mais aussi d’un regard profond et désabusé qui s’est attaché aux séquelles de ce passé sur la société contemporaine. Ces aspects donnent lieu à une écriture assombrie, ou perçue comme telle en Espagne. Toutefois, et si bien la poétique de Chirbes semble être le contrepoint de celle de Gala, les références à l’art n’en sont ici pas moins nombreuses et significatives. Le mérite de les avoir identifiées et explicitées revient à Catherine Orsini-Saillet qui dégage de son analyse trois niveaux narratifs référentiels et les accompagne de leurs respectives interprétations. Ainsi, l’art peut être mis à profit d’un discours idéologique et critique ; il peut, à l’inverse, promouvoir un espace de dialogue et de complicité avec le lecteur, ou encore fonctionner comme mise en abyme de la poétique du romancier. Du baroque espagnol à Francis Bacon ou à Soutine, c’est toute une pinacothèque que Chirbes offre à son lecteur.
Details
- Pages
- 388
- Publication Year
- 2021
- ISBN (PDF)
- 9782807615946
- ISBN (ePUB)
- 9782807615953
- ISBN (MOBI)
- 9782807615960
- ISBN (Softcover)
- 9782807615939
- DOI
- 10.3726/b17199
- Language
- French
- Publication date
- 2021 (January)
- Published
- Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 388 p., 20 ill. en couleurs, 2 ill. n/b.