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Repenser les stratégies nucléaires

Continuités et ruptures. Un hommage à Lucien Poirier

de Thomas Meszaros (Éditeur de volume)
©2019 Collections II, 488 Pages

Résumé

Cet ouvrage a pour objectif d’enrichir la connaissance dans un domaine particulier des relations internationales et stratégiques : les stratégies nucléaires. Pour contribuer à cette connaissance, il réunit les contributions de jeunes chercheurs et chercheurs confirmés, issus d'horizons différents, qui invitent à repenser les trajectoires historiques et intellectuelles des stratégies et des armes nucléaires dans les relations internationales. Ce volume interroge la période des origines, celle des premières pensées sur le sujet, en particulier celle de Lucien Poirier, à qui cet ouvrage rend hommage. Ce retour aux sources de la pensée stratégique nucléaire, à l’époque de la guerre froide, permet d’envisager les continuités et les ruptures à l’œuvre depuis, dans les relations internationales post-guerre froide, notamment sur les questions liées à la diffusion et à la virtualisation de l’arme nucléaire ainsi qu’au désarmement nucléaire.
Ce livre, en proposant une réflexion originale et fondamentale sur la place des armes nucléaires dans les théories des relations internationales, invite aussi à ouvrir un débat constructif sur leurs trajectoires passées, présentes et à venir dans les relations internationales proprement dites.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos du directeur de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Préface (Louis Gautier)
  • Avant-propos (Thomas Meszaros)
  • Partie Introductive
  • L’arme nucléaire dans les relations internationales : Continuités et ruptures (Thomas Meszaros)
  • Première Partie : La pensée française au miroir de la dissuasion américaine Quelle place pour la pensée de Lucien Poirier dans le débat stratégique des origines ?
  • Trois ou quatre choses que je sais de Lucien Poirier (François Géré)
  • Lucien Poirier et les crises internationales à l’âge nucléaire (Thomas Meszaros)
  • Les origines du concept français de dissuasion : mythes et réalités (Bruno Tertrais)
  • Raymond Aron, un stratégiste nucléaire entre deux mondes (Antony Dabila / Thomas Meszaros)
  • Bernard Brodie et la dissuasion : un parcours américain (Jean-Philippe Baulon)
  • Deuxième Partie : Le désarmement nucléaire dans le monde post-Guerre froide Nécessité stratégique ou impératif moral ?
  • La succession nucléaire de l’URSS (Hélène Hamant)
  • Le désarmement et la défense antimissile ou l’hypothèse d’une métastratégie américaine post nucléaire (Alexis Baconnet)
  • Les postures d’États européens face au processus de désarmement nucléaire dans le cadre de l’initiative humanitaire sur les armes nucléaires (Jean-Marie Collin)
  • La France « fait la course en tête pour les technologies de dissuasion » (Patrice Bouveret)
  • Troisième Partie : La diffusion, la (non-) prolifération et la virtualisation de l’arme nucléaire Nouveaux usages, nouveaux enjeux ?
  • L’arme nucléaire :diffusion technologique et chute politique (David Cumin)
  • La genèse doctrinale du nucléaire tactique (François David)
  • La politique de non-prolifération à la croisée des chemins. Les enseignements de l’accord américano-indien de coopération nucléaire de 2008 (Gerald Felix Warburg)
  • La dimension nucléaire du remplacement des F-16 belges (André Dumoulin)
  • La simulation des essais nucléaires, une rupture stratégique française ? (Océane Tranchez)
  • Quatrième Partie : L’arme nucléaire dans les théories des relations internationales Quelles approches pour quelles représentations ?
  • Oligopolarité et arme nucléaire (Jean Baechler)
  • Armageddon polytropos. La pensée réaliste et le fait nucléaire, regard sur un demi-siècle de débats intra-paradigmatiques (Olivier Zajec)
  • L’insoutenable légèreté de la chance : trois sources d’excès de confiance dans la possibilité de contrôler les crises nucléaires (Benoit Pelopidas)
  • Le nucléaire comme obstacle épistémologique du constructivisme (Antony Dabila)
  • La pertinence du constructivisme et des approches critiques pour penser l’arme nucléaire dans les relations internationales (Thomas Lindemann)
  • Le genre du nucléaire. Aux origines épistémologiques d’une divergence politique entre réalistes et féministes (Lydie Thollot)
  • Conclusion. Dépasser le panglossisme nucléaire (Benoît Pelopidas)
  • Postface (Thomas Meszaros)
  • Résumés/Abstracts
  • Les auteurs
  • Titres de la collection

Thomas Meszaros (dir.)

Repenser les stratégies
nucléaires

Continuités et ruptures

Un hommage à Lucien Poirier

Enjeux internationaux

Vol. 46

À propos du directeur de la publication

Thomas Meszaros est maître de conférences en science politique à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Ses travaux portent principalement sur les théories des relations internationales et sur les études stratégiques, en particulier sur les crises.

À propos du livre

Cet ouvrage a pour objectif d’enrichir la connaissance dans un domaine particulier des relations internationales et stratégiques : les stratégies nucléaires. Pour contribuer à cette connaissance, il réunit les contributions de jeunes chercheurs et chercheurs confirmés, issus d'horizons différents, qui invitent à repenser les trajectoires historiques et intellectuelles des stratégies et des armes nucléaires dans les relations internationales. Ce volume interroge la période des origines, celle des premières pensées sur le sujet, en particulier celle de Lucien Poirier, à qui cet ouvrage rend hommage. Ce retour aux sources de la pensée stratégique nucléaire, à l’époque de la guerre froide, permet d’envisager les continuités et les ruptures à l’oeuvre depuis, dans les relations internationales post-guerre froide, notamment sur les questions liées à la diffusion et à la virtualisation de l’arme nucléaire ainsi qu’au désarmement nucléaire.

Ce livre, en proposant une réflexion originale et fondamentale sur la place des armes nucléaires dans les théories des relations internationales, invite aussi à ouvrir un débat constructif sur leurs trajectoires passées, présentes et à venir dans les relations internationales proprement dites.

Pour référencer cet eBook

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Préface

Louis Gautier

Le 14 juillet 2015, à l’issue de vingt et un mois de négociation, un accord historique signé entre les puissances du P 5 +1 et l’Iran offrait la perspective d’une sortie de crise sur le dossier du nucléaire iranien1. Six mois plus tard, le respect de ses engagements par Téhéran en concrétisait la portée et permettait la levée des sanctions économiques et financières adoptées par la communauté internationale. À peine la menace iranienne contenue, qu’un quatrième essai nucléaire nord-coréen, suivi du lancement d’un satellite (opération également en violation des résolutions de l’ONU qui interdisent à Pyongyang tout essai balistique) venait défier les règles de non-prolifération. L’un des États les plus pauvres de la planète, poursuivant dans la volonté de développer des capacités nucléaires militaires son action entêtée, soulignait l’impuissance des grandes puissances, Chine comprise, de l’en empêcher.

Concomitants, l’accord avec l’Iran et les provocations nord-coréennes témoignent des incertitudes qui caractérisent l’horizon stratégique nucléaire. Si d’indéniables succès ont été enregistrés en matière de lutte contre la prolifération, nul ne peut garantir avec certitude qu’il en sera de même dans les années à venir, d’autant que l’accord iranien, s’il constitue une avancée réelle, n’en présente pas moins des zones d’ombre. Dans ce paysage instable, une certitude s’impose néanmoins, celle de la persistance à moyen terme du fait nucléaire comme déterminant stratégique en dépit des pronostics avancés à la fin de la guerre froide. L’issue de cet affrontement indirect a en effet mis un terme à l’équilibre de la terreur nucléaire, mais pas au fait nucléaire lui-même. Toutes les grandes puissances procèdent actuellement au renouvellement, voire au renforcement, de leurs arsenaux nucléaires qui continueront donc à peser dans les relations internationales. Leur rôle pose cependant question. Dans un monde marqué par l’effondrement de l’Union soviétique et par l’essor de la multipolarité, nous assistons à l’avènement de « l’ère de la piraterie stratégique », pour←11 | 12→ reprendre la formule de Thérèse Delpech2. Définie par l’absence de règles en matière nucléaire, cette nouvelle période voit certains acteurs, parmi lesquels la Corée du Nord, enclins à se comporter comme des pirates sans foi ni loi. Dans le contexte géostratégique actuel, la place des armes nucléaires en est nécessairement modifiée, même si leurs principales caractéristiques – fort potentiel létal et forte portée symbolique – confèrent à leur rôle politique et militaire une certaine forme de continuité.

Pour interroger ce rapport dialectique entre ruptures et continuités dans le domaine des stratégies nucléaires trois entrées s’imposent plus particulièrement : la prolifération, la dissuasion et les défis posés par l’émergence de nouveaux acteurs et le développement de nouvelles armes.

À l’issue de la guerre froide, la prolifération s’est rapidement affirmée comme une problématique majeure. Un temps entretenu dans les années 1990, alors que les superpuissances désarmaient et que de nombreux pays renonçaient à leurs ambitions nucléaires, à l’instar de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Argentine, de l’Ukraine ou de la Biélorussie, l’espoir de voir un monde postnucléaire succéder au monde nucléaire fit en effet long feu. Dès 1998, les essais indiens et pakistanais démontraient l’inanité d’une telle promesse. Ils annonçaient un XXIe siècle qui ne rimait pas avec la fin de l’utilisation militaire de l’atome, mais avec sa redéfinition dans le cadre de ce qu’il fut bientôt convenu d’appeler un second âge nucléaire. Au cœur de ce second âge nucléaire se retrouve non seulement la démultiplication des États détenteurs de l’arme nucléaire – aujourd’hui au nombre de neuf3 –, mais également le risque de récupération de la technologie nucléaire par des acteurs non étatiques ou des proto-États. Si la crainte d’une dissémination des compétences et des moyens nucléaires fut vive au moment de l’effondrement de l’URSS, Moscou sut néanmoins conserver le contrôle de ses armes comme de ses technologies malgré d’indéniables difficultés. Depuis lors, un «  marché noir de la bombe  » n’en a pas moins vu le jour, alimenté par d’autres circuits d’approvisionnement, que la lutte contre la prolifération, menée activement par une partie de la communauté internationale, s’emploie inlassablement à tarir4. La découverte et le démantèlement en 2004 du réseau Abdul Qadeer Khan furent à cet égard un signal fort envoyé à la communauté internationale. Considéré comme le père de la bombe pakistanaise et comme le plus grand trafi←12 | 13→quant international de matière nucléaire, cet ingénieur en métallurgie formé en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique, disposa de suffisamment de liberté pour entrer en contact avec l’Iran, la Corée du Nord et la Libye, et contribuer à l’essor de leurs programmes nucléaires respectifs. S’il apparaît aujourd’hui peu vraisemblable que des organisations terroristes parviennent à mettre la main sur des armes nucléaires, et encore moins à développer leur propre programme, l’affaire A. Q. Khan montre néanmoins que dans un monde globalisé, la perméabilité des savoirs et les transferts technologiques, y compris dans un secteur aussi sensible que le nucléaire, sont des faits qu’il est impossible d’ignorer.

À cette fluidité des connaissances s’adjoint par ailleurs un autre type de prolifération qui contribue à renforcer le risque nucléaire, celle des missiles balistiques et de croisière, principaux vecteurs de la menace NRBC. Autrefois apanage des États-Unis, les seconds sont en développement dans une vingtaine de pays, tandis que les premiers se répandent jusque dans les rangs des organisations paraétatiques. L’Iran est aujourd’hui capable d’atteindre certains territoires de l’Union européenne et de l’OTAN. L’Inde est à même de frapper tout le territoire de la Chine. Le Pakistan dispose de toute une gamme d’armements balistiques et de croisière. La Russie n’a pas manqué d’utiliser la crise syrienne pour faire montre de ses capacités en tirant des missiles de croisière depuis la Caspienne, la mer Méditerranée et via des bombardiers. La Corée du Nord cherche à accroître l’allonge de ses missiles balistiques pour atteindre des portées intercontinentales, toujours sous couvert de lancement de satellites. La diffusion du pouvoir de l’atome se double ainsi d’une extension du périmètre des frappes qui renforce d’autant la crédibilité et la portée de la menace nucléaire.

Contrairement à ce que laisse parfois entendre une vision catastrophiste, dissémination et prolifération ne sont pourtant pas une fatalité, et il faut souligner à ce titre l’efficacité des instruments de contrôle hérités de la guerre froide. Respectivement fondée en 1957 et signé en 1968, l’Agence internationale de l’énergie atomique et le Traité de non-prolifération restent des outils essentiels en matière de désarmement et de non-prolifération nucléaire. La signature de l’accord de Vienne le 14 juillet 2015 et la ratification par Téhéran du protocole additionnel permettent ainsi à l’AIEA de jouer pleinement son rôle dans le cas du dossier iranien. La conciliation des sanctions et du dialogue a ici porté ses fruits pour amener l’Iran à renoncer à un programme nucléaire dont l’agence vient de confirmer qu’il était bien en cours de développement avant 2003. De même, les mesures de coopération et de responsabilisation adoptées depuis la chute du mur par les régimes multilatéraux de contrôle des exportations nucléaires, comme le Nuclear Suppliers Group (NSG5), ont-elles permis←13 | 14→ de lutter efficacement contre la prolifération d’armes nucléaires. Elles ont été doublées par d’autres mesures de concertation comme l’Initiative de sécurité contre la prolifération, lancée en 2003, qui a connu d’indéniables succès en permettant l’entrave de transports illicites d’armes de destruction massive.

Ces résultats ne doivent pas nous aveugler. En matière de prolifération nucléaire, nous continuons de marcher sur une crête. Un risque de dérapage est encore possible dans le cas de l’Iran. Les Accords de Vienne ont effectivement permis de figer «  l’horloge nucléaire  » iranienne, mais certains faits témoignent d’une volonté indéfectible de Téhéran de disposer d’armes nucléaires, et ce depuis 2003. La question de la Corée du Nord reste quant à elle toujours en suspens. Un échec sur ces deux dossiers serait particulièrement dramatique dans la mesure où il ouvrirait la voie à de nombreuses autres revendications et au risque de proliférations en cascade, de la Turquie, à l’Indonésie, en passant par l’Arabie Saoudite et l’Égypte voire le Japon. Dans ce contexte, la vigilance de la communauté internationale, mais aussi la solidité et la pérennité de la garantie nucléaire américaine, considérée comme vitale par de nombreux pays, sont appelées à jouer un rôle déterminant.

Force est néanmoins de constater que s’il y a bien eu évolution en matière de prolifération, ce processus reste pour l’instant bien mieux contrôlé qu’on a pu le craindre.

En matière de dissuasion aussi, la notion de rupture semble moins de mise que celle de changement.

Hier, la crainte d’une guerre atomique et l’équilibre de la terreur permirent d’éviter un affrontement majeur entre les blocs. La redoutable force de destruction des armes nucléaires, qui leur confère après Hiroshima une dimension apotropaïque inédite et à ce jour encore inégalée, plaçait la technologie nucléaire sous le double signe de l’interdit – celui du tabou qui pesait sur une arme dont le potentiel destructeur empêchait un usage autre qu’en dernier recours – et de l’interdiction – un affrontement direct et massif entre l’Est et l’Ouest étant devenu impossible en raison du risque d’escalade et de destruction mutuelle assurée. La dissuasion conjura ainsi la malédiction des guerres en chaîne théorisée par Raymond Aron6, même si elle ne signifia jamais la fin des conflits. Ces derniers, on le sait, subsistèrent à la périphérie des deux blocs dans des confrontations indirectes et cantonnées.

En ouvrant sur une nouvelle donne géostratégique, le knock-out et la dislocation de l’URSS modifièrent brutalement ce statu quo. La fin de la guerre froide dégela un certain nombre de conflits jusqu’alors figés,←14 | 15→ d’autres éclatèrent ensuite au grand jour. Face à une situation internationale nouvelle et très évolutive depuis 1991, la dissuasion nucléaire, qui avait jusqu’alors encapsulé la manœuvre et l’usage des armes conventionnelles, perdit brusquement de son efficacité. Elle cessa d’être l’alpha et l’oméga de la stabilité internationale.

De la guerre du Golfe à celle du Kosovo, du génocide des Tutsis à la lutte contre Daech en passant par la crise en Ukraine, la gesticulation nucléaire s’est faite plus discrète comme moyen de résoudre les conflits et de gérer les crises, même si elle ne fut pas toujours absente. Il faut dire que la dissuasion, contournée par le bas, semble peu efficace pour régler des affrontements souvent caractérisés par l’asymétrie des forces en présence et qui diffèrent par bien des aspects des confrontations interétatiques passées, notamment lorsqu’ils sont liés à la lutte contre le terrorisme. Des organisations comme Daech ou Al Qaïda ne peuvent être combattues par des représailles nucléaires, auxquelles nul n’a d’ailleurs songé au lendemain d’événements aussi tragiques que le 11 septembre 2001. À cet égard, le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 est venu rappeler le lien établi par la France entre la dissuasion et une menace étatique exercée contre ses intérêts vitaux. À l’heure où les attentats constituent le premier mode d’attaque perpétrée sur notre sol, le rôle dissuasif de l’atome semble par contrecoup poser question.

Ce découronnement de l’arme nucléaire, renforcé par un relatif effacement dans les opinions publiques du sentiment de son utilité, voire de la crainte qu’elle inspirait, en a conduit d’aucuns à envisager son abandon, d’autant que certaines innovations technologiques, telle la défense antimissile balistique, semblaient annoncer son obsolescence. Ce renoncement n’apparaît pourtant ni possible (on ne désinvente pas la bombe, comme on ne désinvente pas le feu) ni souhaitable pour plusieurs raisons. D’abord parce que les solutions alternatives de sanctuarisation du territoire restent pour l’instant trop peu efficaces. Mais aussi parce que l’équilibre nucléaire, s’il ne correspond plus, comme autrefois, à un équilibre international, contribue néanmoins toujours à sa stabilité. Alors que les tensions se multiplient à l’échelle du globe, l’arme nucléaire garantit en particulier un continuum de sécurité entre les grandes puissances qui en sont dotées, et ce tant que leurs intérêts vitaux, qu’elle sanctuarise, ne sont pas menacés. Ainsi la stratégie de tension en mer de Chine méridionale reste-t-elle fortement régulée et jugulée par l’équation nucléaire bipartite entre la Chine et les États-Unis. De même la question nucléaire tend-elle à redevenir un élément structurant des relations entre la Russie et l’Occident. Soulignons à cet égard que l’intervention russe en Crimée s’est faite en violation du traité de Budapest de 1994 qui liait l’adhésion de l’Ukraine au TNP en tant qu’État non doté au respect par les Russes de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité des frontières de←15 | 16→ l’ancienne petite sœur ukrainienne, dont les États-Unis, l’Angleterre et la France s’étaient au demeurant portés garants. Il s’agit ici d’une remise en cause de l’un des fondements de l’ordre européen et international des années 1990 qui atteste de la place persistance du nucléaire dans l’équation stratégique européenne, au même titre que les déclarations de Poutine affirmant qu’il était prêt à mettre en alerte le dispositif nucléaire russe lors de la crise de 2014.

Dans ce contexte, la tentation de la réappropriation nationale d’armes nucléaires autrefois mises au service de la bipolarité n’ôte rien à leur caractère dissuasif. Avec l’explosion de l’URSS et du pacte de Varsovie, la dissuasion soviétique est devenue russe, entièrement russe. Les Américains ont pour leur part cherché à troquer auprès de leurs alliés le parapluie nucléaire contre le bouclier antimissile et à se réapproprier leur force de dissuasion, même si le sommet de Varsovie a reconduit le maintien des deux dispositifs sur le sol européen. La dissuasion chinoise est chinoise, l’indienne est indienne… Quant à la France, elle a fait son deuil de l’idée d’une dissuasion concertée avec les Européens. Les discussions ouvertes par François Mitterrand au lendemain de la chute du mur sont effectivement restées sans suite et la question nucléaire demeure largement taboue en Europe, au point de se traduire par une forme de torpeur de l’Union vis-à-vis de l’évolution de la doctrine américaine. Ce repli national n’équivaut cependant pas à la disparition de la dissuasion, mais à son recentrage sur la sanctuarisation des seuls intérêts des grandes puissances nucléaires. On le voit, d’ailleurs, dans les débats soulevés au sein de l’Alliance atlantique par la crise ukrainienne.

Par bien des aspects, l’arme nucléaire reste également la garante de la liberté d’action7. Liberté d’action, car elle dispense de se placer sous la coupe d’un quelconque protecteur, mais aussi liberté d’action face aux chantages d’un adversaire potentiel. Lors de la guerre Golfe, la menace de recourir aux armes chimiques agitée par Saddam Hussein se heurta ainsi aux capacités de dissuasion des coalisés. Mais l’atome demeure surtout, de manière un peu paradoxale, l’instrument ultime de la discipline internationale en confortant l’autorité des États qui se veulent les garants du statu quo nucléaire et de la non-prolifération. Ainsi les négociations avec l’Iran auraient-elles pris une tournure différente si elles n’avaient pas été effectuées, à côté de l’AIEA, par les cinq puissances nucléaires, par ailleurs membres permanents du Conseil de sécurité. En matière de lutte contre la prolifération, l’arme nucléaire reste donc structurante, car elle est gage de crédibilité, la stratégie de dissuasion n’apparaissant dès lors pas contradictoire avec la volonté de progresser vers un désarmement général et complet.←16 | 17→

Évolution de la dissuasion donc, plus que ruptures. La baisse du «  rendement dissuasif  » du nucléaire ne s’en accompagne pas moins de nouveaux défis. Le premier tient aux tensions liées à la lutte contre la prolifération qui s’accompagne parfois d’actions armées. Ce fut le cas en 1981 et en 1991 lors du bombardement par les Israéliens, puis par les Américains, du réacteur irakien Osirak. Ce fut également le cas en 2007 lors de la destruction du site syrien Al-Kibar par l’aviation israélienne. De même, des frappes préventives déclenchées pour tuer dans l’œuf la menace de développement de nouveaux programmes nucléaires, furent-elles vraisemblablement envisagées par Israël contre l’Iran entre 2006 et 2012.

Un deuxième défi découle de la multiplication des détenteurs de l’arme nucléaire qui s’accompagne non seulement d’une hétérogénéité croissante des arsenaux, mais surtout d’une polysémie accrue des objectifs assignés à ces armes. Quoi de commun en effet entre la fonction que leur attribuent actuellement la France et l’Inde, les États-Unis et le Pakistan  ? Cette polysémie est d’autant plus problématique qu’elle s’accompagne d’une régionalisation et d’un cloisonnement des problématiques. Certaines zones, le Moyen et l’Extrême-Orient en particulier, sont ainsi marquées par l’accumulation des tensions, des risques de prolifération et des problèmes de sécurité qui laissent redouter que l’arme nucléaire n’apparaisse comme un moyen de faire évoluer le statu quo ou d’éradiquer une menace. Garant autrefois de l’immuabilité de l’ordre mondial, le nucléaire pourrait aujourd’hui servir à le contester, et ce d’autant plus que les nouveaux détenteurs de la bombe ne partagent pas nécessairement la culture de dissuasion des anciennes puissances, ou ne disposent tout simplement pas des capacités de frappe en second. Il y a ainsi un débrayage entre le maintien d’un équilibre nucléaire mondial, notamment entre les grandes puissances, et des équilibres régionaux disparates associés à des doctrines d’emploi parfois opaques et divergentes qui empêchent l’affirmation d’une approche globale.

Le dernier défi, enfin, est celui d’une banalisation possible du nucléaire à travers le développement d’armes faiblement chargées qui permettraient par exemple des frappes ciblées contre des sites de construction illégaux ou contre des forces armées. En contribuant à l’émergence d’un continuum entre la sphère conventionnelle et nucléaire, un tel abaissement du seuil nucléaire changerait bien évidemment le sens et la portée de cette technologie militaire et conduirait à terme à l’émanciper du seul impératif de la dissuasion.

L’idée n’est pas nouvelle, elle fut notamment défendue par l’OTAN durant la guerre froide dans le cadre de la stratégie de riposte graduée envisagée face à la perspective d’une invasion russe. Elle connaît aujourd’hui un regain d’intérêt de la part de pays comme le Pakistan, pour qui les armes nucléaires tactiques constituent un moyen de neutraliser une éventuelle offensive aéroterrestre des forces conventionnelles indiennes sur le territoire pakistanais. C’est notamment le rôle conféré au missile balistique tac←17 | 18→tique Nasr, d’une portée de 60 km. Ces nouveaux équipements viennent s’ajouter aux arsenaux russes et américains dont les armes nucléaires tactiques n’ont pas été supprimées depuis la fin de la guerre froide, celles-ci gardant aux yeux de leurs détenteurs toute leur valeur opérationnelle8.

Dans ce contexte, la France conserve une position résolue caractérisée par le rôle exclusivement défensif accordé aux armes nucléaires. La dissuasion française couvre les menaces très graves, à partir d’un seuil apprécié par les seules autorités politiques. Elle s’inscrit dans le cadre d’une stratégie préventive qui correspond très précisément aux critères de légitime défense établis par la charte des Nations Unies. À cet égard, la France s’interdit le recours à des frappes préemptives, tout comme la possibilité d’abaisser le seuil nucléaire auquel pourrait conduire la miniaturisation des armes atomiques. Le risque d’une banalisation n’en demeure pas moins et il exige par conséquent d’être pris en compte au cœur des réflexions stratégiques sur le nucléaire.

Plus largement, l’ensemble de ces différents défis appellent des réponses appropriées qui passent en particulier par un meilleur contrôle de la prolifération, par le respect des disciplines internationales et par un effort de convergence des doctrines d’emploi du nucléaire chez les anciennes puissances, où l’on constate d’ores et déjà un certain recentrage, mais également chez les nouvelles, où ce dernier reste à opérer. Ces objectifs s’avèrent d’autant plus difficiles à atteindre qu’ils reposent sur la nécessaire coopération d’acteurs dont les intérêts sont souvent contradictoires et dont l’exemplarité est parfois discutable, comme l’a récemment montré l’intervention russe en Crimée.

La sortie de la guerre froide entraîna la transfiguration de la dissuasion nucléaire. La fin du «  tout nucléaire  » qui l’accompagna ne déboucha donc pas sur celle de l’usage militaire de l’atome. Il faudrait d’ailleurs le redouter, car vu la donne actuelle et l’effervescence de la situation internationale, la disparition de la dissuasion nucléaire contribuerait bien plus à la déstabilisation de notre monde qu’à sa sécurisation. La perspective qui s’offre à nous est donc d’insérer la dissuasion dans une réflexion stratégique plus vaste qui doit prendre en compte les nouveaux acteurs, en particulier asiatiques, les nouveaux usages et les innovations technologiques, aussi bien sur le terrain, que dans l’espace et le cyberespace, qui constituent deux champs également en pleine effervescence. Dans ce contexte, l’atome doit continuer à servir la prévention des conflits majeurs et l’encadrement des conflits régionaux, en des temps où des adversaires potentiels risquent de développer des doctrines d’un genre totalement différent. Cet objectif est clair, les moyens d’y parvenir sont autrement plus complexes.←18 | 19→


1 L’expression P5 +1 renvoie aux cinq puissances nucléaires membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (P5) auxquelles s’ajoute l’Allemagne. Soulignons que cette appellation courante ne doit pas masquer le fait qu’historiquement, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni furent les premières puissances à s’engager dans le dialogue avec l’Iran, d’où l’expression concurrente d’E3 +3.

2 Thérèse Delpech, La dissuasion nucléaire au xxie siècle, Paris, Odile Jacob, 2013.

3 Dont cinq États officiellement dotés de l’arme nucléaire au sens du Traité de non-prolifération (TNP) – États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine –, trois qui s’en sont ouvertement dotés – l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord – et un dernier, Israël, qui est réputé la posséder.

4 Bruno Tertrais, Le marché noir de la bombe, enquête sur la prolifération nucléaire, Paris, Buchet-Chastel, 2009.

5 Ou groupe des fournisseurs nucléaires en français.

6 Raymond Aron, Les guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1951.

7 Comme l’a rappelé le président de la République dans son discours d’Istres du 19 février 2015.

8 Il faut néanmoins noter un déséquilibre numérique fort entre les deux puissances, l’arsenal tactique russe avoisinant les 2500 armes, là où celui des Américains se cantonne à 200.

Avant-propos

Le présent ouvrage s’inscrit dans le champ des Relations internationales, plus particulièrement celui des études sur la guerre (war studies) et la stratégie (strategic studies). Conformément à ces conceptions, cet ouvrage réunit différentes approches disciplinaires qui cherchent à éclairer, chacune de leur point de vue et sans jamais l’épuiser, un phénomène qui, depuis son apparition, est central dans l’histoire des relations internationales, de la guerre et de la stratégie : le feu nucléaire.

Au premier abord, le titre de cet ouvrage, Repenser les stratégies nucléaires : continuités et ruptures, peut sembler un peu convenu. Il résume cependant avec efficacité le double objectif de cet ouvrage. D’une part, interroger la manière dont les stratégies nucléaires ont été repensées à l’aune des transformations de la société internationale, de ses normes juridiques et morales, des configurations de puissance, des progrès technologiques. D’autre part, repérer les prolongements et les bifurcations dans les postures, les usages politiques et stratégiques ainsi que les représentations de l’arme nucléaire en fonction de différentes périodes historiques. À un moment où la question nucléaire revient de manière aiguë sur la scène politique internationale avec les essais réalisés par la Corée du Nord, les crises successives qu’ils ont produites, la remise en question, par Donald Trump, de l’accord sur le nucléaire iranien, la modernisation des arsenaux nucléaires des États détenteurs et la signature du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) en 2017, cet ouvrage aborde les tensions provoquées par l’arme nucléaire dans les relations internationales, entre prolifération et désarmement, stratégie de dissuasion et stratégie d’emploi. Il dresse un état des lieux des continuités et des ruptures à l’œuvre dans les relations internationales et propose des pistes de réflexion sur l’avenir des stratégies nucléaires.

Résumé des informations

Pages
II, 488
Année de publication
2019
ISBN (PDF)
9782807610422
ISBN (ePUB)
9782807610439
ISBN (MOBI)
9782807610446
ISBN (Broché)
9782807610415
DOI
10.3726/b15655
Langue
français
Date de parution
2019 (Mai)
Mots clés
relations internationales les stratégies nucléaires les trajectoires historiques débat constructif
Publié
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warsawa, 2019, II, 488 p., 2 tab. n/b.
Sécurité des produits
Peter Lang Group AG

Notes biographiques

Thomas Meszaros (Éditeur de volume)

Thomas Meszaros est maître de conférences en science politique à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Ses travaux portent principalement sur les théories des relations internationales et sur les études stratégiques, en particulier sur les crises.

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Titre: Repenser les stratégies nucléaires