Les conséquences économiques de Mai 68
Du désordre social français à l’ordre monétaire franco-allemand
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Remerciements
- Table des matières
- Introduction
- Chapitre I. La compétition économique franco-allemande dans les années 1960
- Introduction : rattraper l’Allemagne par la concurrence européenne
- 1. Les économies française et ouest-allemande face à l’entrée dans le Marché commun
- 2. Le déséquilibre des échanges franco-allemands : une compétition sans précédent entre partenaires
- 3. L’Allemagne fédérale : un modèle pour l’économie française ?
- 4. Relever le défi allemand : le choix européen de la France
- 5. La coopération franco-allemande : vers une politique économique européenne ?
- 6. Les causes économiques de Mai 68 : la compétition commerciale au sein de la CEE
- Conclusion
- Chapitre II. Mai 68 et ses conséquences économiques immédiates
- Introduction
- 1. Les effets des grèves de mai-juin sur la production et l’emploi
- 2. Les négociations de Grenelle et les augmentations de salaires
- 3. La dégradation des positions françaises dans le commerce international
- 4. La relance gouvernementale de juin
- 5. L’impact sur la monnaie : l’affaiblissement du franc
- 6. Mai 68 vu d’Allemagne : le décrochage français
- Conclusion
- Chapitre III. Novembre 1968 : crise du franc et crise franco-allemande
- Introduction
- 1. Le débat sur la réévaluation du Deutsche Mark
- 2. La crise franco-allemande de l’automne 1968
- 3. La conférence de Bonn (20-22 novembre 1968)
- 4. « Le général de Gaulle ne dévalue pas »
- 5. Un retour de la puissance allemande ?
- Conclusion : la solidarité ouest-allemande en question
- Chapitre IV. Le rééquilibrage de l’année 1969
- Introduction
- 1. La poursuite du déséquilibre franco-allemand
- 2. La division de la Grande Coalition sur la réévaluation du Deutsche Mark
- 3. La dévaluation du franc en août 1969
- 4. Les grèves sauvages de septembre 1969 : pendant ouest-allemand de Mai 68 ?
- 5. La réévaluation du Deutsche Mark en octobre 1969
- Conclusion : les conséquences des changements de parité franc/mark
- Chapitre V. Vers l’union économique et monétaire
- Introduction
- 1. L’impact économique des « années 1968 » en France et en Allemagne fédérale
- 2. De la conférence de La Haye au plan Werner : le choix de l’UEM
- 3. Le couple franco-allemand face à la déstabilisation de l’ordre monétaire international
- Conclusion
- Conclusion générale
- Annexes
- Table des documents
- Sources et bibliographie
- Titres de la collection
« Jetzt sind die Deutschen Nummer 1 in Europa ! » – « Les Allemands sont désormais numéro 1 en Europe ! »1 L’exclamation faisait la une de Bild, le grand quotidien tabloïd ouest-allemand, le 23 novembre 1968. Le gouvernement fédéral mené par Kurt Georg Kiesinger venait d’organiser avec succès la conférence monétaire du groupe des Dix à Bonn et d’y refuser fermement les exigences présentées par les puissances tutélaires de l’Allemagne fédérale, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Six mois après Mai 68 et à la suite de la grave crise monétaire qui avait touché l’Hexagone à l’automne, l’Allemagne fédérale, pays ruiné, détruit et divisé en 1945, revenait sur le devant de la scène diplomatique internationale à la faveur de l’affaiblissement de ses vainqueurs occidentaux, en particulier de son principal partenaire européen, la France. La puissance ouest-allemande, restée jusqu’alors prudemment dans l’ombre de ses alliés, semblait désormais économiquement sans égale en Europe et en capacité de tenir tête diplomatiquement à ses vainqueurs d’hier.
Cette lecture particulièrement polémique des conséquences économiques directes et indirectes de Mai 68 sur l’équilibre des puissances en Europe illustre parfaitement les tensions, les inquiétudes et les débats qui se firent jour dès le mois de mai en France et ailleurs autour de la capacité du pays à se relever économiquement d’une telle crise et à maintenir son influence et son rang, notamment face à la concurrence ouest-allemande. Si les responsables politiques ouest-allemands cherchèrent à tempérer les bilans trop définitifs et ← 13 | 14 → embarrassants diplomatiquement de leur presse nationale, les dirigeants français eux-mêmes ont régulièrement imputé à Mai 68 ainsi qu’au défaut de solidarité européenne la responsabilité d’un décrochage, d’une décadence voire d’un déclin économique du pays. De Gaulle le premier en faisait le constat dans son allocution radiodiffusée du 24 novembre 1968 : « La crise monétaire traversée par la France est la conséquence de la secousse morale, économique et sociale qu’elle a subie à l’improviste aux mois de mai et de juin derniers, faute que la coopération de tous les participants ait pu remplacer à temps la lutte stérile des intérêts. »2
L’idée d’une responsabilité de Mai 68 dans le décrochage de l’économie française, en particulier vis-à-vis de l’Allemagne fédérale, s’est ainsi installée très tôt dans une partie de la classe politique et de l’opinion publique critiques à l’égard du mouvement. Certains universitaires, économistes ou historiens, en ont fait par la suite un exemple de dégradation unilatérale d’une conjoncture économique nationale dans un contexte de mondialisation, « l’exemple typique d’un choc “asymétrique”. En l’occurrence d’une forte hausse des salaires qui n’a pas été enregistrée dans de telles proportions chez la plupart de nos concurrents européens, en particulier l’Allemagne »3. Mai 68 a ainsi rapidement trouvé sa place dans le récit du déclin français4.
Cette thèse s’appuie sur la diversité des conséquences économiques de Mai 68 à court, moyen et long terme. Les mouvements de contestation en France eurent en effet trois principaux types de conséquences économiques : d’abord la perte de production et de marchés qui résulta immédiatement de l’arrêt partiel de l’activité et de la paralysie du pays durant plusieurs semaines ; ensuite, l’accroissement des coûts à court et moyen terme qui découlait des hausses de salaires consenties dans le sillage des négociations de Grenelle ; enfin, les effets des attaques spéculatives et de l’affaiblissement du franc à long terme. Ces trois principales conséquences engendrées directement ou indirectement par les évènements français auraient eu un impact négatif spécifique et durable sur l’économie de l’Hexagone. ← 14 | 15 →
Cet affaiblissement de la France apparaissait alors d’autant plus grave et déterminant qu’il intervenait au cœur d’une phase cruciale d’adaptation de l’économie mondiale, de transformation des équilibres commerciaux européens et d’évolution d’un système monétaire international alors en sursis. L’abandon progressif des marchés coloniaux, les désarmements douaniers intra-européen (CEE) et transatlantique (GATT), le retour des grandes devises à la convertibilité externe, l’essor rapide du flux mondial d’investissement et l’impératif accepté d’une coopération internationale dans le cadre des institutions fondées à Bretton Woods, tout cela achevait de mettre un terme à la logique de repli économique amorcée par la crise de 1929 et déjà mise à mal par la Seconde Guerre mondiale et la Reconstruction d’après-guerre. Les investissements, venus en grande partie du capitalisme américain et ciblant prioritairement les pays industrialisés comme ceux du Marché commun, passèrent de 3,3 milliards de dollars par an en 1951-1955 à 6 milliards en 1956-1959 pour atteindre 20 milliards en 1970. Entre 1950 et 1974, le volume du commerce international fut multiplié par cinq et sa valeur par neuf compte tenu de l’inflation, pour un rythme de croissance annuelle moyen de 7 %. L’heure était désormais à l’accroissement des échanges internationaux dans le cadre d’un marché libéralisé, ouvert et sécurisé par la coopération des États : les économies devaient donc s’adapter à la concurrence nouvelle qui en découlait, en particulier dans le domaine de la conquête de nouveaux marchés à l’exportation. La part des exportations dans la production intérieure brute des pays de la CEE s’éleva rapidement pour dépasser les 20 % en 1973.
Dans cette phase de libération des échanges internationaux, la concurrence économique venait avant tout pour la France de ses voisins et désormais partenaires européens au premier rang desquels figurait naturellement l’Allemagne de l’Ouest. La phase terminale de mise en place du Marché commun et de la libéralisation des échanges intra-européens amorcée le 1er janvier 1959 comme le prévoyait le traité de Rome devait finalement s’achever par la disparition des droits de douane entre les Six le 1er juillet 1968. En l’espace d’une décennie, l’abolition des barrières douanières intracommunautaires, précédée par le retour à la convertibilité externe du franc et l’abandon progressif des marchés protégés de l’empire colonial dans les années 1950 réduisirent considérablement le degré de protection dont avait bénéficié jusqu’alors l’économie du pays pour compenser son ← 15 | 16 → manque de compétitivité. La part de la CEE dans les importations et les exportations françaises passa ainsi de 26,7 % en 1959 à 55 % en 1973, tandis que celle des anciennes colonies restées dans la zone franc tombait à 3 % (5 % pour les exportations)5.
Dans un contexte de concurrence accrue, la puissance respective de la France et de l’Allemagne fédérale dépendait plus que jamais de la compétitivité de leurs économies et de leur capacité à s’adapter à la vaste recomposition internationale amorcée pour plusieurs décennies. L’effort d’adaptation à accomplir était ainsi considérable. Dans les deux pays, les exportations devinrent un moteur essentiel de la croissance économique6. En France, le taux d’exportation passa de 8,9 % en 1956-1958 à 14,4 % en 1971-19737, tandis qu’il augmentait en Allemagne fédérale de 14,9 % en 1962 à 18,8 % en 19698. L’effort à accomplir était sans aucun doute plus important dans le cas français que pour une économie allemande que la perte précoce de son empire colonial, la réticence historique aux manipulations monétaires, la culture de l’exportation et une plus grande spécialisation dans les produits manufacturés avaient mieux préparée aux nouveaux défis de l’ouverture croissante des échanges internationaux9. Si la balance commerciale allemande avait souvent été déficitaire au premier XXe siècle, ses excédents étaient devenus l’une des forces de l’économie du pays depuis 195110. À l’inverse, la balance française était presque constamment en déficit – si l’on excepte les périodes suivant les dévaluations de 1958 et 1969 – et n’était compensée que par la balance des paiements11. L’ouverture à la concurrence européenne, et en particulier ouest-allemande, à travers l’entrée dans le Marché ← 16 | 17 → commun, n’avait donc rien d’évident pour la France. Elle relevait d’un choix politique qu’il importait d’assumer dans le domaine économique en relevant le défi de la compétitivité12.
Malgré l’ampleur de la modernisation à accomplir et du retard accumulé côté français, les signes positifs ne manquèrent pas au milieu des années 1960 et nombre d’économistes prédisaient alors à la France un essor sans pareil au cours des décennies suivant le Baby-Boom. La brève crise économique que connut l’économie ouest-allemande en 1966-1967 parut accélérer le rattrapage français. La chute de Ludwig Erhard, considéré comme le père du « miracle économique », et l’arrivée au pouvoir d’une Grande Coalition dans laquelle figuraient les sociaux-démocrates ne manquèrent pas de conforter les dirigeants français dans l’idée que la page de la domination économique ouest-allemande en Europe de l’Ouest serait bientôt tournée.
Tout au long des années 1960, les gouvernements français et ouest-allemands tentèrent donc de relever à la fois de façon concurrente et de conserve le défi de la compétitivité internationale en s’appuyant sur le Marché commun en construction et sur la coopération en matière de stabilité monétaire. Cet impératif de compétitivité accrut la place de l’économie dans l’ordre des priorités gouvernementales. Le contexte était, il est vrai, favorable avec le recul des préoccupations d’ordre politique et militaire, en particulier suite à la fin de la guerre d’Algérie. La modernisation économique du pays au service de « l’expansion » devait devenir l’objectif prioritaire du gouvernement Pompidou, tandis que ceux de Ludwig Erhard et de Kurt Georg Kiesinger demeuraient davantage attachés à la stabilité monétaire et à la lutte contre l’inflation13.
C’est précisément cet effort d’adaptation qui sembla remis en question par Mai 68, non seulement dans la mesure où la crise sociale affaiblissait pour un temps l’économie du pays, mais surtout ← 17 | 18 → parce qu’elle paraissait mettre en évidence le désaccord politique profond entre les efforts exigés par le gouvernement au titre de la compétitivité nationale et des citoyens désireux de jouir des bienfaits individuels que pouvaient procurer la croissance économique des Trente Glorieuses. Ce diagnostic fut largement partagé par les gouvernements des partenaires économiques de la France et par les marchés internationaux. L’image renvoyée par Mai 68 à l’étranger eut ainsi une conséquence immédiate : la dégradation de la confiance dans l’économie française. Le mouvement social français exprimait en fait la confrontation de la mutation accélérée des réalités économiques internationales avec l’autre grande évolution économique des Trente Glorieuses : l’entrée dans la société de consommation, la croissance des salaires, l’élargissement des revendications sociales et l’aspiration à un partage plus équitable des richesses issues du travail. Il peut paraître paradoxal de constater combien, au cœur d’une société proche du plein emploi, la question du chômage – et en particulier du chômage des jeunes14 – constituait une préoccupation sociale majeure et un sujet politique récurrent en France comme en Allemagne fédérale.
Certes, ces causes sociales de la contestation étudiante et salariée étaient largement partagées dans le monde occidental et la France ne fut pas le seul pays à être secoué par les mouvements sociaux des années 196815. Les États-Unis, l’Italie et l’Allemagne fédérale furent également touchés par des agitations étudiantes et des grèves de salariés16. En septembre 1969, une vague de grèves sauvages sans précédent se déclencha dans l’industrie ouest-allemande et aboutit à d’importantes augmentations de salaires en rééquilibrant le rapport de force dans les entreprises en faveur des salariés. La France fut toutefois la seule à connaître un mouvement de grèves d’une telle ampleur et d’une telle durée conduisant à la paralysie du pays durant plusieurs semaines. Elle ← 18 | 19 → fut aussi la seule à consentir aussi brutalement des augmentations salariales à la suite des négociations de Grenelle. Parmi les principaux épicentres de la contestation soixante-huitarde, elle fut enfin la seule à affronter un mouvement spéculatif de défiance d’une telle ampleur envers sa monnaie. Si les causes transnationales des agitations avaient des origines socio-économiques similaires, leurs conséquences économiques furent donc bien plus importantes en France.
Ce décalage dans les conséquences de l’agitation sociale des années 1968 fut source de divergences dans l’évolution des deux pays qui se traduisirent aussi par des tensions diplomatiques. La crise du partenariat franco-allemand à l’automne 1968 fut en effet le fruit d’un déséquilibre croissant entre les deux partenaires. Elle fut également l’expression d’une attente de solidarité d’une France en difficulté vis-à-vis d’une Allemagne de l’Ouest désormais plus sûre de sa puissance.
La dégradation rapide des équilibres économiques entre la France et l’Allemagne fédérale dans les deux décennies qui suivirent 1968 démontra que la France n’avait finalement pas été capable de relever le défi économique proposé par son partenaire ouest-allemand. Cette dégradation s’illustra dans l’évolution de la parité monétaire. Alors que le Deutsche Mark avait été fixé à une valeur inférieure à celle du franc en 1948, la monnaie ouest-allemande était déjà revenue à une valeur égale en 1957. Elle valait le double à la fin des années 1970 et le triple en 1987 lors du dernier ajustement avant la naissance de l’euro17. On connaît l’importance historique des questions monétaires dans les relations franco-allemandes au XXe siècle. Illustration de la compétition économique entre les deux pays, la parité franc/mark joua souvent un rôle déterminant dans les rapports diplomatiques. En 1923, l’effondrement de la monnaie allemande puis l’affaiblissement du franc avaient déjà largement dicté la politique française d’occupation puis de retrait de la Ruhr. Cinq ans plus tard, l’acceptation du rapprochement franco-allemand entre Briand et Stresemann s’appuya aussi sur la stabilisation monétaire opérée par Poincaré18. Dans la convention d’armistice signée après la défaite française en juin 1940, l’Allemagne nazie avait pris soin de ← 19 | 20 → s’assurer une domination monétaire en imposant à la France vaincue une parité très avantageuse pour les armées du Reich. Après 1968, la France se trouva considérablement affaiblie dans la phase cruciale de redéfinition du système monétaire international. La suspension de la convertibilité du dollar en or par Richard Nixon le 15 août 1971 remit en effet en question l’équilibre du système de Bretton Woods. La construction et l’organisation d’une solidarité monétaire européenne face au dollar fut alors l’enjeu de négociations franco-allemandes dans lesquelles le mark pesait désormais bien plus lourd que le franc19.
Au-delà de la valeur des monnaies, c’est l’ensemble du rapport économique entre la France et l’Allemagne qui pencha de plus en plus en faveur de la seconde au cours des trois dernières décennies du XXe siècle. La désindustrialisation rapide de la France à partir du milieu des années 1970 contribua en particulier à réduire de manière décisive la capacité française à relever le défi de la concurrence économique allemande, « à entretenir un dialogue équilibré avec son principal partenaire », la conduisant à laisser, à partir des années 2000, « l’Allemagne exercer, de plus en plus seule, un rôle dirigeant dans les affaires économiques et monétaires de la zone Euro »20.
La question de la part des conséquences économiques de Mai 68 dans cette évolution de long terme est à la fois fortement polémique au ← 20 | 21 → regard de la mémoire encore récente de l’évènement, et particulièrement complexe tant les mécanismes économiques à l’œuvre sont nombreux et divers. S’il paraît bien simpliste d’imputer à un mouvement social l’ensemble d’une évolution économique et diplomatique reposant sur des facteurs structurels et des transformations tout au long d’un demi-siècle, il convient aussi de ne pas sous-estimer la diversité et l’impact de ses conséquences à l’aune des enjeux économiques et des choix politiques fondamentaux qui furent ceux des années 1960. Dans l’année qui suivit la crise monétaire française découlant des évènements de Mai eurent lieu successivement la dévaluation du franc en août 1969 et la réévaluation du Deutsche Mark en octobre. Cet ajustement ponctuel des parités monétaires actait un déséquilibre croissant entre les économies des deux pays qui menaçait à long terme l’équilibre européen et mondial. C’est dans ce contexte que se tint les 1er et 2 décembre 1969 la conférence européenne de La Haye qui préconisa la création d’une union économique et monétaire entre les Six. S’il ne devait finalement aboutir que vingt-trois ans plus tard après bien des péripéties, le chemin de Maastricht était ainsi ouvert par la crainte des conséquences du déséquilibre économique et monétaire européen et en particulier franco-allemand. Se pose ainsi la question de l’influence indirecte de Mai 68 sur le choix des Français, des Allemands et des autres Européens d’alors, de se lancer dans l’aventure d’une coopération renforcée, puis d’une politique économique et monétaire commune. Si l’idée avait été exprimée auparavant et que d’autres facteurs – en particulier la crise du système monétaire international – entrèrent naturellement en ligne de compte, l’état de la compétition franco-allemande au sein de l’Europe des Six à ce moment précis n’en constituait pas moins un élément déterminant dans les choix nationaux respectifs des deux partenaires – Willy Brandt et Georges Pompidou – d’effectuer alors de concert une relance européenne dans ce domaine.
Au-delà même de l’union économique et monétaire, nombre d’analyses ont souligné que l’affaiblissement économique français par rapport à l’Allemagne fédérale au lendemain de Mai 68 était à l’origine de réorientations diplomatiques décisives en matière de politique européenne. Ainsi, la décision de Georges Pompidou de ne plus s’opposer à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté aurait été dictée par la volonté de faire pièce à la puissance économique ouest-allemande que l’affaiblissement français ne permettait plus de ← 21 | 22 → contrôler21. Synthétisant une idée largement répandue en France comme en Allemagne fédérale, Alfred Grosser soulignait en 1984 que « l’ouverture vers la Grande-Bretagne n’aurait sans doute pas eu lieu, si Paris n’avait pas ressenti la croissance de la puissance allemande au sein de l’Europe comme une menace »22. Si, comme on le verra, cette idée a été largement battue en brèche par les développements récents de l’historiographie23, elle n’en souligne pas moins combien l’évolution du rapport de force économique entre la France et l’Allemagne de l’Ouest dans le sillage de Mai 68 apparaissait aux yeux des acteurs eux-mêmes comme un élément fondamental des choix diplomatiques des deux pays dans une période clé de la construction européenne.
La question des conséquences économiques de Mai 68 se pose ainsi à la fois en termes économiques et diplomatiques au niveau national comme européen, en particulier franco-allemand. Reste ici à démêler ce qui relève de ruptures chronologiques, conséquences du mouvement social, ou de transformations de long terme, conséquences de facteurs économiques structurels et conjoncturels inscrits dans la continuité et que les évènements ne vinrent que confirmer ou révéler.
Au regard des polémiques suscitées à l’époque par les conséquences économiques de Mai 68 et par l’importance des enjeux et des problématiques soulevées, on comprend mal le désintérêt de la littérature scientifique pour la question. La plus grave crise sociale de l’après-guerre en France n’a en fait jamais été véritablement analysée à l’aune de son contexte économique et de l’objectif prioritaire des politiques publiques de la période : l’expansion et la compétitivité. C’est déjà le constat auquel parvenait en 1978 Alain Prate, ancien conseiller économique de De Gaulle : « Une abondante littérature a été consacrée aux conséquences politiques et sociales des évènements de 1968. Les aspects économiques de cette crise ont suscité moins de commentaires, alors que c’est peut-être dans ce domaine que la coupure a été la plus nette… Après mai 1968, plus rien ne devait être semblable ← 22 | 23 → à ce qui l’avait précédé. »24 Les sources sur l’économie et la diplomatie sont pourtant particulièrement abondantes et parfaitement accessibles, aussi bien du côté des ministères et des cabinets que des institutions économiques et financières en France comme en Allemagne.
Le désintérêt de l’historiographie pour cette question s’explique largement par un cloisonnement des champs de la recherche. D’un côté, l’historiographie de Mai 68 s’est essentiellement focalisée jusqu’à présent sur les acteurs de la contestation, en particulier étudiants et ouvriers, au détriment des acteurs institutionnels (partis politiques, police, université, patronat, gouvernement, etc.). De l’autre, l’histoire diplomatique et l’histoire économique des années 1960 n’ont que rarement pris en compte Mai 68 dans leurs investigations. L’histoire franco-allemande des années 1960 a quant à elle été surtout abordée du point de vue du traité de l’Élysée en 1963 et de la relance européenne par Pompidou et Brandt après 196925, délaissant davantage la période intermédiaire26. De même, si la coopération économique franco-allemande a été étudiée dans ← 23 | 24 → le domaine financier27, monétaire28 aussi bien qu’industriel29, il n’en est pas de même de la comparaison des politiques économiques nationales.
Le présent ouvrage cherche à combler ces lacunes en proposant une approche reliant histoire économique, diplomatique, politique et sociale pour replacer Mai 68 dans l’histoire longue des évolutions économiques et diplomatiques du second XXe siècle. L’histoire des conséquences économiques des évènements politiques et sociaux reste largement à écrire. Elle se concentre pour l’instant surtout sur les guerres, en particulier sur les guerres mondiales et la problématique des reconstructions. L’analyse des conséquences de Mai 68 sur la compétitivité française et les revendications sociales en Allemagne fédérale, sur la politique européenne à court et long terme, ainsi que sur les représentations des pays à l’étranger et leur influence sur la diplomatie bilatérale, éclaire toutefois nombre de choix décisifs mais aussi de malentendus ultérieurs dans le partenariat franco-allemand. De ce point de vue, la crise des relations bilatérales de l’année 1968 apparaît aussi comme un moment fondateur du couple franco-allemand.
C’est précisément sur cet aspect des conséquences des mouvements de Mai 68 en France sur les politiques économiques et monétaires européennes que cet ouvrage se concentre. L’influence de Mai 68 sur l’évolution des grands acteurs économiques (groupes industriels, banques, partenaires sociaux) mériterait également une analyse approfondie. Il en va de même de la transformation du marché de l’emploi, du temps et de la réalité du travail amorcée ou accélérée par les changements culturels au sein de la nouvelle génération tels ← 24 | 25 → que la féminisation ou le post-matérialisme30. Les conséquences économiques des « années 1968 » constituent un vaste chantier de recherche que le présent ouvrage ne prétend que compléter sur l’un de ses aspects capitaux.
Replacer Mai 68 dans son contexte économique et politique à l’échelle européenne suppose en effet d’adopter la chronologie des « longues années 1960 ». Les grands objectifs des politiques économiques françaises et ouest-allemandes découlent alors de la signature du traité de Rome en mars 1957. Les transformations impulsées par le choix européen orientent fondamentalement les politiques économiques nationales, expliquant en partie les mécontentements sociaux par un impératif de compétitivité et dictant par la suite les analyses et les remèdes adoptés. Si les conséquences du Mai français à court, moyen et long terme sont perceptibles tout au long des décennies suivantes, en particulier à travers le projet d’Europe économique et monétaire, la redéfinition des équilibres franco-allemands dans un nouveau système monétaire international, l’enlisement du plan Werner et la fin de la croissance des Trente Glorieuses font de la période 1971-1974 un tournant vers d’autres problématiques. À travers l’adoption de cette chronologie longue, l’un des choix essentiels de cet ouvrage est ainsi de lier causes et conséquences économiques de Mai 68 autour du projet européen et du choix progressif de son approfondissement par le couple franco-allemand.
Cet ouvrage propose ainsi un parcours franco-allemand suivant chronologiquement les étapes des conséquences économiques de Mai 68 : des effets de l’évènement sur les objectifs de l’économie française puis sur la diplomatie franco-allemande, à la politique et au contexte social ouest-allemand, avant l’amorce commune du projet d’Europe économique et monétaire. La méthode choisie est donc celle d’une histoire à la fois nationale, comparative, transnationale et croisée, prenant en considération les conséquences économiques, monétaires, diplomatiques, politiques, sociales des évènements. Elle a supposé la mobilisation et le croisement systématique d’une large diversité de sources dans les deux pays sans pour autant rechercher un ← 25 | 26 → parfait équilibre binational pour suivre les conséquences européennes d’un mouvement initialement français. Elle met ainsi en évidence l’interconnexion profonde des économies de l’Europe communautaire dès les années 1960 qui constitue l’une des clés de compréhension de la concomitance des mouvements sociaux en Europe de l’Ouest en 1968/1969. Les pages qui suivent s’inscrivent donc également dans la réflexion transnationale sur les relations entre les contestations sociales depuis les « années 1968 » et l’acceptation de politiques économiques définies de plus en plus par des choix européens.
1 Bild-Zeitung, 23 novembre 1968.
Résumé des informations
- Pages
- 330
- Année de publication
- 2018
- ISBN (PDF)
- 9782807608740
- ISBN (ePUB)
- 9782807608757
- ISBN (MOBI)
- 9782807608764
- ISBN (Broché)
- 9782807608733
- DOI
- 10.3726/b14407
- Langue
- français
- Date de parution
- 2018 (Août)
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2018. 330 p.