La morale des choses
Sur la théorie des correspondances dans l’œuvre de Charles Baudelaire
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Table Of Contents
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des Matières
- Abréviations
- Introduction
- I. Entre l’approche ésotérique et l’approche esthétique
- État des lieux et prise de position
- L’approche ésotérique et l’approche esthétique
- Deux distinctions fondamentales
- Les correspondances morales
- II. Le poète et le philosophe
- Le paradigme philosophique de Baudelaire
- Le poète et le philosophe
- Contemplation, étonnement, mystère
- Les travaux spirituels
- III. Une ténébreuse et profonde unité
- Aspects métaphysiques
- Les quatre murs du réel
- La dimension cachée de l’être
- Approches de l’absolu
- IV. L’atmosphère du drame humain
- Aspects anthropologiques
- L’homme universel
- Le drame naturel inhérent à tout homme
- Mythe et mémoire
- Le cœur : miroir, gouffre et théâtre
- V. Les mystères de l’analogie
- Aspects épistémologiques
- La valeur épistémologique du thyrse
- Les critères de l’imagination
- Une logique particulière
- Le langage des correspondances
- VI. La promesse du bonheur
- Aspects esthétiques
- Le rythme et la prosodie universels
- La visée alchimique de l’art
- Réservoir d’électricité, réservoir d’amour
- Le baromètre de l’âme
- VII. Le poète : un traducteur, un déchiffreur
- Aspects herméneutiques
- La démonstration de l’universelle vérité
- Théorie de la vraie civilisation
- Divination, prophétie, déchiffrement
- Entre les sens et le sens
- Au croisement des innombrables rapports
- Conclusion
- Bibliographie
En étudiant les catégories du symbole et de l’imagination d’un point de vue philosophique et anthropologique1, il est facile de réaliser que la théorie des correspondances s’inscrit dans une vision du monde dont ces catégories constituent le fondement même. Cette vision était déjà présente chez les Anciens, aussi bien dans la pensée philosophique païenne que dans celle des Pères de l’Église. Elle est un élément important de la dimension intérieure de chaque religion. Le symbole, en effet, se trouve essentiellement et originellement lié au sacré. L’Apôtre Paul parle dans ses épîtres de la dimension symbolique de la création2. Le symbole est la clef de voûte de la culture chrétienne, notamment médiévale : les cathédrales en sont l’illustration la plus éclatante. Mais il est aussi inséparable des diverses traditions ésotériques (hermétisme, orphisme, kabbale), de leurs prolongements illuministes et théosophiques, ainsi que des « sciences maudites »3 de l’occultisme, avec tous leurs « délires » et leurs « boues noires »4. Le symbole est omniprésent dans les arts de tous les temps, qu’il s’agisse de littérature, de peinture, de musique, de sculpture ou d’architecture. Il joue un rôle de premier plan dans certains courants psychanalytiques, en particulier dans l’école jungienne. Les recherches qui lui ont été consacrées recouvrent le champ étendu de l’imaginaire et de ses « structures anthropologiques »5, comprenant aussi le mythe, qui n’est autre qu’un symbole développé. Il y a là matière à analyse et à maintes distinctions. L’étude des théories symboliques exige une approche critique qui tienne compte de leurs origines lointaines et de leurs ramifications complexes. Les symboles, en effet, nous entourent et nous « observent avec des regards familiers » (I, 11), et l’attitude que nous adoptons face à eux est loin d’être indifférente.
Interrogé sur l’objet de ma recherche, je répondrai d’abord qu’il s’agit de la théorie des correspondances – une théorie des symboles présente dans l’œuvre de Charles Baudelaire. Puis je répéterai le vieux refrain sur les deux types de correspondances, verticales et horizontales. Les premières mènent du visible à l’invisible, les secondes établissent une liaison entre les diverses sensations. Mais de quoi ← 3 | 4 → s’agit-il au juste ? D’une métaphysique de type platonicien, de gnose, de poésie6, ou peut-être d’associations psychologiques7 ? La question est très complexe et on peut la méditer longuement en relisant les premiers vers de « Correspondances » :
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers (I, 11).
Plus on réfléchit sur ces vers, plus on se penche sur la distinction traditionnelle entre analogies et synesthésies, plus on a l’impression que l’essentiel nous échappe et que l’on a affaire à une matrice vide de sens. Il s’agit donc de retrouver ce sens, de l’extraire de l’œuvre de Baudelaire – que j’envisage ici dans sa totalité, car ce serait une erreur de réduire la théorie des correspondances au fameux sonnet qui porte ce titre, ou encore à la seule poésie de cet auteur. La théorie en question est en effet omniprésente dans tous les écrits de Baudelaire. Il est impossible de la comprendre sans prendre en compte l’intégralité de son œuvre. Cette étude aspire donc à suivre de près les textes qui l’ont formée.
Un premier problème à aborder est celui des sources de la théorie (ou plutôt, des sources de ses différentes versions). Une analyse détaillée de ces dernières serait inconcevable : elles sont aussi nombreuses que confuses, relevant des domaines de la philosophie, de la religion et de l’ésotérisme. Mais ce qui nous intéressera ici avant tout, c’est bien la théorie des correspondances chez Baudelaire. Or celui-ci ne semble pas s’être exagérément préoccupé de ses sources. Ce qui comptait pour lui, en effet, c’était l’idée même de la théorie, conçue de façon plus ou moins intuitive, ainsi que l’application qu’il pouvait en faire personnellement, en tant que poète et philosophe. Il serait certes intéressant d’étudier les correspondances dans leurs ← 4 | 5 → diverses variantes : historiques, philosophiques, religieuses ou artistiques. Mais chacune de ces variantes demanderait une étude en soi, et on en viendrait difficilement à bout. Du point de vue des sources, je me limiterai donc à dresser une carte assez générale de la thématique des correspondances en indiquant les références nécessaires. Elle permettra à la fois de garder en mémoire la complexité du problème, et de situer l’œuvre baudelairienne sur cette carte, d’observer par quelles voies elle se rattache à d’autres foyers de la théorie.
Certains pourraient objecter qu’en abordant les textes, la chronologie n’a pas été suffisamment prise en considération. En effet, des interrogations subsistent sur la datation de « Correspondances », et les spéculations se poursuivent sur les sources diverses qui ont pu inspirer ce poème. Le Baudelaire des Fleurs du mal, dira-t-on, n’est pas celui de l’essai sur Wagner ou du Peintre de la vie moderne. Certes, il y a différentes étapes dans la vie d’un artiste, comme dans toute vie d’ailleurs, et l’évolution d’une pensée peut faire l’objet d’une longue recherche. Reconnaissant pleinement les mérites de ceux qui relèvent le défi d’aborder ces questions, je m’attacherai cependant plutôt à une vue d’ensemble, convaincu qu’une telle perspective n’est dépourvue ni de sens, ni de pertinence. Je pars de l’hypothèse que Baudelaire, tout au long de son trajet, est resté fidèle aux grandes lignes de sa vision du monde et n’a fait que retracer ces lignes, sans trop se préoccuper des nuances qui pouvaient occasionnellement en modifier la signification. L’essentiel sera donc d’entrevoir une cohérence au sein de l’œuvre baudelairienne, à travers les différences, voire les contradictions qui la jalonnent.
Une place spéciale est faite dans ce livre à l’herméneutique8. En effet, son sujet s’y prête tout spécialement. La théorie des correspondances est essentiellement une théorie symbolique. Or, tout symbole exige une interprétation9 en profondeur, ← 5 | 6 → qui peut être tour à tour métaphysique, religieuse, poétique ou existentielle. Les symboles, véritables foyers d’interprétation, débouchent sur le mystère, « révèlent des abîmes » (II, 134). L’herméneutique, en définitive, procède d’une philosophie de la vie et – recherchant la plénitude du sens – elle s’accomplit dans l’interprétation de la vie universelle. Cette orientation de mon étude doit beaucoup, avant tout, aux travaux de Georges Gusdorf10.
La perspective de cette recherche pourrait donc être qualifiée de « philosophique ». Georges Blin, dans Baudelaire, m’a en quelque sorte ouvert la voie : « Le lecteur ne s’étonnera point que nous donnions à notre étude une démarche et parfois un vocabulaire philosophique. Le sujet le voulait, l’auteur aussi »11. En effet, ce point de vue est conforme à l’attitude de Baudelaire, qui peut sans exagération être qualifiée de philosophique. Il ne me semble toutefois pas illicite d’aller plus loin que Blin, et de faire des préoccupations philosophiques de Baudelaire non seulement un point de repère, mais le canevas même de l’étude des correspondances. Bien entendu, il ne saurait être question ici de philosophie dans l’acception académique et systématique du terme : elle est à prendre dans un sens plus large, telle que la concevait l’auteur lui-même. Car Baudelaire est bien philosophe. Et les intuitions contenues dans son ← 6 | 7 → œuvre paraissent correspondre à ce que la philosophie porte de plus précieux en soi, à ce pour quoi elle mérite que l’on prenne sa « défense »12. C’est sur cette base que repose le concept du « paradigme philosophique » de Baudelaire, qui fixera le point de départ et le contexte de mon étude des divers aspects des correspondances.
Les notions philosophiques évoquées dans ce livre, qui répondent aux domaines explorés de la métaphysique, de l’anthropologie, de l’épistémologie, de l’esthétique et de l’herméneutique, ont une histoire marquée par les noms d’Aristote, Scheler, Kant, Baumgarten ou Schleiermacher. Mais il nous faudra, dans une large mesure, faire abstraction de ce contexte historico-philosophique, pour nous rapprocher de l’esprit philosophique de Baudelaire. Je me référerai si nécessaire aux courants et aux noms de l’histoire de la philosophie, car certains d’entre eux ont sans conteste marqué l’œuvre baudelairienne, d’autres s’en rapprochent, d’autres encore s’inscrivent dans une vision du monde similaire à celle de l’écrivain ; mais avant tout, je laisserai parler Baudelaire lui-même, ses œuvres et sa correspondance. Pour Baudelaire, le poète est un philosophe. C’est un être qui contemple le monde avec la curiosité d’un enfant. Qui s’intéresse à tout et ne néglige rien. Qui se pose les questions fondamentales sur son existence et sur celle des autres, sur le sens de tous les drames. Qui se penche sur le mystère de la vie et tente d’en déchiffrer les diverses facettes.
Baudelaire a témoigné en 1855 du caractère asystématique de sa « conscience philosophique » (II, 578). Toutefois, asystématique ne veut pas dire athéorique. Pour les Anciens, et étymologiquement parlant, la théorie (gr. theoria) signifie en effet « contemplation », et Baudelaire attache à cette dernière une l’importance de premier ordre. C’est aussi dans cette perspective qu’il s’agit d’étudier la « théorie » baudelairienne des correspondances. Celle-ci ne présente pas un système clos, une construction spéculative achevée ; elle est plutôt intuitive, plutôt à associer à une connaissance contemplative, à une connaissance participant du vécu. La contemplation, la theoria, en tant que méthode cognitive, touche de près aux problèmes de la connaissance et du langage qui en est le véhicule. C’est pourquoi l’étude des aspects épistémologiques de l’œuvre baudelairienne sera décisive. Elle permettra en effet de rendre compte de la « méthode privée » (II, 248) adoptée par Baudelaire.
Les aspects métaphysiques se rattacheront davantage au caractère universaliste de l’approche de Baudelaire. C’est à travers eux que s’exprime son attitude face au Tout – à la totalité des phénomènes de la vie – aussi bien dans le général que dans le particulier. Mais sa métaphysique n’a rien d’une science philosophique objective qui observerait le monde de l’extérieur. Il s’agit plutôt d’une vision du monde13, qui ← 7 | 8 → suppose la participation du philosophe dans la réalité vécue14, contemplée du dedans. Cela dit, elle est profondément ancrée dans l’expérience humaine : elle n’est, pour ainsi dire, que la toile de fond de cette dernière. Et c’est ici que les aspects anthropologiques de l’œuvre entrent en jeu. Ce sont eux qui nous apparaîtront comme le noyau de la théorie des correspondances, comme son contenu essentiel. Car cette théorie, dans la perspective de Baudelaire, renvoie avant tout au mystère de la vie, au drame de l’humanité et au drame intime de chaque homme – à commencer par le sien. Autrement dit, elle relève de la recherche du bonheur, laquelle ne repose pas seulement sur la dimension « morale » de la vie. Les aspects esthétiques de la théorie des correspondances doivent aussi être pris en considération. Chez Baudelaire en effet, les correspondances se rattachent à la conception stendhalienne du beau comme « promesse du bonheur » (II, 37 ; 686), elles relèvent de la « théorie rationnelle et historique du beau » (II, 685).
Étroitement lié au concept de modernité, l’aspect historique peut également contrebalancer le caractère traditionnel de la théorie des correspondances. L’histoire des collectivités et des individus, vue à travers le prisme du mythe, devient le principal champ d’application des correspondances. Elle permet de saisir l’ouverture herméneutique qui caractérise l’œuvre de Baudelaire. En effet, pour bien comprendre son approche des correspondances, le principe d’analogie doit être complété de celui de l’interprétation. La conception schématique traditionnelle des correspondances évoquée plus haut prend ainsi un nouveau sens. L’analogie verticale et les synesthésies horizontales – formant une croix symbolique – n’ont de sens qu’en leur point d’intersection, qui constitue en quelque sorte le « cœur » de la théorie. Or, ce « cœur » a toutes les raisons d’être rapproché du cœur humain, centre vital où la vie – avec les énergies multiples qui la traversent et l’animent – est soumise aux procédés de l’interprétation. La valeur herméneutique des correspondances les préserve d’une réduction à une métaphysique abstraite ou à une esthétique purement formelle. C’est la dimension humaine de l’analogie qui ressort ici au premier plan, dimension qui demeure intimement liée à tout ce qui transcende l’homme et au mystère qui enveloppe sa vie. ← 8 | 9 →
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Je tiens à remercier ici tous ceux qui m’ont soutenu dans mon travail sur le présent ouvrage, en particulier Remigiusz Forycki (directeur de la thèse qui en est à l’origine), Zbigniew Naliwajek et Wiesław Malinowski (ses rapporteurs), et Aleksander Labuda, pour leurs précieuses remarques et l’intérêt qu’ils ont porté à mon texte. Mes remerciements vont aussi aux membres de la Société internationale des amis de Charles Baudelaire, pour toutes les inspirations et tous les échanges autour de l’œuvre du poète. ← 9 | 10 →
1 Voir notamment à ce propos : M. Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1962 ; G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, Quadrige/P.U.F., 1964 ; J. Borella, Le mystère du signe, Paris, Éditions Maisonneuve & Larose, 1989.
2 Épître aux Romains 1, 20 et Épître aux Hébreux 11, 3.
3 A. Rolland de Renéville, Sciences maudites et poètes maudits, établissement de l’édition, préface et notes de P. Krémer, L’Isle-sur-la-Sorgue, Le Bois d’Orion, 1997.
Details
- Pages
- VIII, 248
- Publication Year
- 2019
- ISBN (PDF)
- 9783631776100
- ISBN (ePUB)
- 9783631776117
- ISBN (MOBI)
- 9783631776124
- ISBN (Hardcover)
- 9783631773123
- DOI
- 10.3726/b15197
- Language
- French
- Publication date
- 2019 (March)
- Keywords
- Romantisme Herméneutique Analogie universelle Synesthésie Ésotérisme Vision du monde
- Published
- Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2019. VIII, 248 p.