Opérateurs discursifs du français, 2
Eléments de description sémantique et pragmatique
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur/l’éditeur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction (María Luisa Donaire)
- Partie I. Notions de base
- Représentation sémantique des opérateurs discursifs : polyphonie, médiativité et autres (Jean-Claude Anscombre)
- Partie II. Les opérateurs
- Entité lexicale: à peine. Notice diachronique (Jesús Vázquez Molina)
- Entité lexicale : autant dire (que) (Sandrine Deloor)
- Entité lexicale : ben voyons. Notice diachronique (Jean-Claude Anscombre)
- Entité lexicale : comment dirais-je (María Luisa Donaire)
- Entité lexicale : comme on dit. Notice diachronique (Jean-Claude Anscombre)
- Entité lexicale : comme quoi (Sandrine Deloor)
- Entité lexicale : comme si (Pierre Patrick Haillet)
- Entité lexicale : dis (donc) (Juliette Delahaie)
- Entité lexicale : en revanche (Pierre Patrick Haillet)
- Entité lexicale : entre nous (Adelaida Hermoso Mellado-Damas)
- Entité lexicale : (et) dire que (Sandrine Deloor)
- Entité lexicale : et pour cause (María Luisa Donaire)
- Entité lexicale : étrangement. Notice diachronique (Camino Álvarez Castro)
- Entité lexicale : finalement (María Luisa Donaire)
- Entité lexicale : genre (Pierre Patrick Haillet)
- Entité lexicale : heureusement (Juliette Delahaie)
- Entité lexicale : honnêtement (Emma Álvarez Prendes)
- Entité lexicale : je dirais (María Luisa Donaire)
- Entité lexicale : je ne saurais dire (María Luisa Donaire)
- Entité lexicale : je sais (María Luisa Donaire)
- Entité lexicale : j’te dis pas (Juliette Delahaie)
- Entité lexicale : néanmoins. Notice diachronique (Jesús Vázquez Molina)
- Entité lexicale : paradoxalement (Camino Álvarez Castro)
- Entité lexicale : par contre (Pierre Patrick Haillet)
- Entité lexicale : sérieusement (Emma Álvarez Prendes)
- Entité lexicale : sérieux (Emma Álvarez Prendes)
- Entité lexicale : soit dit en passant (Adelaida Hermoso Mellado-Damas)
- Entité lexicale : tu sais (María Luisa Donaire)
- Entité lexicale : voyez-moi ça. Notice diachronique (Jean-Claude Anscombre)
- Entité lexicale : voyons. Notice diachronique (Jean-Claude Anscombre)
- Partie III. Étude diachronique
- Diachronie des opérateurs sémantico-pragmatiques : la part des dictionnaires (Flor María Bango de la Campa)
- Partie IV. Tableaux récapitulatifs
- à peine
- autant dire (que)
- ben voyons
- comment dirais-je
- comme on dit
- comme quoi
- comme si
- dis/dis donc
- en revanche
- entre nous
- (et) dire que
- et pour cause
- étrangement
- finalement
- genre
- heureusement
- honnêtement
- je dirais
- je ne saurais dire
- je sais
- j’te dis pas
- néanmoins
- paradoxalement
- par contre
- sérieusement
- sérieux
- soit dit en passant
- tu sais
- voyez-moi ça
- voyons
- Références bibliographiques
- Titres de la collection
Cet ouvrage fait suite à un volume précédent intitulé Opérateurs discursifs du français. Eléments de description sémantique et pragmatique (Peter Lang, 2013), qui contient l’étude d’une quinzaine d’unités de la langue française. Les deux volumes s’intègrent dans un projet à longue haleine, développé par le groupe de recherche OPÉRAS, qui se donne comme objectif de rassembler, sous un format proche d’un dictionnaire, la description d’un ensemble d’entités lexicales dont l’homogénéité réside dans leur fonction discursive.
Ce volume, en particulier, est le résultat d’un travail collectif réalisé pendant une période de quatre ans par dix chercheurs de diverses universités françaises et espagnoles : Jean-Claude Anscombre (LDI, Université de Paris-13), Pierre Patrick Haillet (Université de Cergy-Pontoise), Sandrine Deloor (Université de Cergy-Pontoise), Juliette Delahaie (Université de Lille), Adelaida Hermoso Mellado-Damas (Université de Séville), Emma Alvarez Prendes (Université d’Oviedo), Camino Alvarez Castro (Université d’Oviedo), Flor María Bango de la Campa (Université d’Oviedo), Jesús Vázquez Molina (Université d’Oviedo), sous la direction de María Luisa Donaire (Université d’Oviedo). Le groupe a bénéficié d’une aide financière du Ministère espagnol de « Economía y Competitividad » (projet FFI2013-41427-P).
Ce projet est né de la nécessité de combler les déficiences concernant la définition sémantique d’unités linguistiques que nous avons regroupées sous l’étiquette opérateurs discursifs. Le classement traditionnel en parties du discours ne s’adapte pas à la description de ces unités, car on y trouve aussi bien des adverbes que des conjonctions ou des locutions diverses, et à cela s’ajoute leur diversité morphologique et syntaxique. Leur homogénéité réside plutôt dans leur statut sémantique et plus précisément sémantico-pragmatique, ce qui exige une redéfinition de ces unités linguistiques. ← 11 | 12 →
Dans un dictionnaire conventionnel, pour connaitre la signification de autant dire (que), par exemple, il faut chercher normalement dans l’entrée autant (et curieusement pas toujours dans l’entrée dire), où cette expression est mentionnée comme le résultat de l’ellipse du verbe valoir à partir de autant vaut dire X, sans qu’aucune précision concernant la signification de la séquence complète n’y figure (cf. TLFi). Le fait que son fonctionnement soit différent selon qu’il s’agit d’un adverbe de constituant, ou d’un connecteur intraphrastique ou interphrastique n’est pas pris en considération.
Les dictionnaires de langue nécessiteraient un renouveau méthodologique qui tienne compte des apports récents des diverses théories sémantiques, en ce qui concerne notamment ces unités qui sont essentielles à la construction de l’énoncé et à l’articulation du discours, et qui sont les « mots linguistiques » par excellence. Notre projet s’est fixé comme objectif de proposer pour ces unités une description adaptée à leur spécificité.
Nous nous sommes donné comme cadre scientifique celui qui nous semble s’adapter le mieux à notre objet d’étude, à savoir, une version récente de la théorie de l’Argumentation dans la Langue qui incorpore, notamment, la notion de stratégie discursive, la théorie des stéréotypes et la polyphonie. L’apport de Jean-Claude Anscombre et de Pierre Patrick Haillet a permis d’élaborer une méthode d’analyse fondée sur ces notions et a contribué par ailleurs à un développement et à une mise au point de ces bases théoriques. Dans le volume précédent et dans celui-ci on présente des développements récents de ces approches théoriques dans des textes qui précèdent la description des opérateurs.
L’analyse se veut scientifique et elle s’est donné comme principe fondamental l’application de critères linguistiques explicites, tels que la commutation, les paraphrases que chaque unité autorise et les enchaînements possibles à partir de l’unité étudiée. Les contributions réunies ici constituent des présentations schématiques de travaux de recherche exhaustifs et approfondis publiés ou à paraitre dans leur intégralité dans des revues spécialisées. ← 12 | 13 →
1. Notions et principes
La première notion qui appelle un commentaire est celle qui apparait à la base des recherches et dans le titre même du volume : la notion d’opérateur. L’étiquette choisie rend compte de notre positionnement méthodologique, centré sur la description de la langue elle-même. Des étiquettes comme connecteur, marqueur de discours ou particule apparaissent d’abord comme partielles, comme ne faisant référence qu’à une certaine fonction de ces unités, ou bien comme trop générales. En effet, il y a dans la langue des unités qui ne sont que connecteurs ou que marqueurs du discours, mais la situation la plus fréquente est celle d’unités qui assument des fonctions diverses : une entité lexicale particulière est capable d’assumer des fonctions sémantico-pragmatiques différentes.
L’étiquette particule est en même temps trop générale et trop restrictive, car elle donne l’impression de désigner des unités mineures de la langue, ce qui n’est pas du tout le cas.
Nous avons donc préféré le terme d’opérateur car cette étiquette permet de faire référence à la fonction qui est commune à toutes ces unités, à savoir, celle d’instruire des opérations sémantico-pragmatiques ayant pour but la construction du sens de l’énoncé et guidant de ce fait son interprétation dans le discours. L’étiquette est suffisamment transparente pour référer à la valeur de ces unités et suffisamment générale pour permettre de les englober toutes.
Les opérations instruites par la signification de ces unités constituent des stratégies discursives diverses qui configurent des agencements particuliers définissant chaque unité et permettant d’établir des similitudes et des différences, ce qui est à la base de regroupements possibles, bien éloignés de ceux que propose la tradition.
Ces stratégies discursives mettent en jeu des ressources linguistiques diverses, dont notamment des structures argumentatives et des structures polyphoniques reliant des points de vue. C’est donc tout naturellement que les notions de stratégie et de description polyphonique constituent les deux aspects essentiels des fondements théoriques de notre dictionnaire. Pour la notion de stratégie discursive on peut consulter le premier volume ← 13 | 14 → (P.P. Haillet, pp. 33–36), et pour la notion de point de vue et une description de la version « radicale » de la polyphonie, on peut consulter aussi le premier volume (Anscombre, pp. 11–32) ainsi que le texte qui suit cette introduction, signé également par J.-C. Anscombre. Cette notion est appliquée dans les divers articles qui composent ce volume sous la rubrique Modélisation polyphonique. Cependant, la notation des points de vue, dans la modélisation polyphonique de chaque article, a été simplifiée pour alléger la présentation.
2. Public visé
Ce travail s’adresse à ceux qui s’intéressent à la langue française non seulement en tant que simples usagers mais aussi en tant qu’usagers s’interrogeant sur l’articulation du discours, sur les moyens les plus adéquats pour l’énonciation, les différences et les similitudes apparentes ou effectives entre des mots proches quant à la forme ou au sens, des usagers enfin qui conjuguent les besoins langagiers avec une certaine réflexion linguistique. Et spécialement à ceux qui s’intéressent au fonctionnement des opérateurs.
Nous visons plus particulièrement un public formé en linguistique, des universitaires qui s’intéressent à la langue sous différentes perspectives mais aussi des linguistes. Le métalangage utilisé et les notions que nous faisons intervenir sont adaptés à ces besoins sans renoncer à un certain niveau scientifique. Les aspects les plus techniques ont été allégés et expliqués dans les textes servant d’introduction aux deux volumes.
3. Les unités analysées
Nous avons délibérément évité aussi bien l’ordre alphabétique que le classement traditionnel en parties du discours, si bien que le lecteur ← 14 | 15 → pourrait s’imaginer que les unités choisies n’entretiennent aucune relation et qu’elles ont été choisies de façon aléatoire. Ce n’est pas tout à fait faux, mais il y a une certaine logique. Nous avons voulu présenter un échantillon le plus varié possible d’unités suffisamment représentatives parce qu’instruisant des stratégies discursives diverses et présentant des propriétés syntaxiques et sémantico-pragmatiques bien différenciées. Mais, en même temps, nous avons essayé de trouver des unités qui présentent certains points de contact et un certain degré de similitude, ce qui permet de se faire une idée de la carte des valeurs des opérateurs.
Les unités qui composent ce volume trouvent leur cohérence dans une chaîne de similitudes et de divergences. D’un côté, une similitude formelle, qui rassemble divers adverbes en –ment : étrangement, finalement, heureusement, honnêtement, paradoxalement, sérieusement, dont la signification ne confirme pas toujours leur valeur adverbiale ; d’autre part, des adverbes ou locutions adverbiales comme à peine, en revanche, entre nous, et pour cause, néanmoins, par contre, qui montrent leur nature polysémique ; mais aussi des énoncés qui sont à l’origine de marqueurs discursifs, comme c’est le cas de comment dirais-je, je dirais, je ne saurais dire, je sais, soit dit en passant, tu sais, voyez-moi ça, ou comme on dit ; ainsi que des formations assez récentes comme genre ou sérieux, jusqu’à compléter une trentaine d’études qui abordent tant les aspects formels les plus saillants que les niveaux les plus profonds sémantiques et pragmatiques. La diversité des unités étudiées permet d’offrir un panorama assez complet du fonctionnement des opérateurs discursifs.
4. L’analyse
Notre objectif étant de décrire le fonctionnement des unités linguistiques choisies, nous avons pris comme observables le comportement des entités lexicales dans le discours pour arriver à déterminer les entités sémantiques correspondantes. Nous sommes donc partis du superficiel, de la forme, vers les structures sémantiques profondes. C’est ainsi que ← 15 | 16 → nous partons de la relation entre l’opérateur et les segments matériels qui constituent son cotexte, désignés ici par X, Y, Z, pour arriver aux points de vue qui constituent la signification en structure profonde. Nous cherchons à rendre compte de la nature de la représentation discursive en surface, c’est-à-dire, de la nature de la combinaison de l’opérateur avec les segments matériels. Notre but est de décrire les relations que l’emploi de l’opérateur instaure entre les divers points de vue convoqués sous les segments matériels.
Nous avons pu constater qu’à une même entité lexicale correspondent, parfois, plusieurs entités sémantiques : c’est le cas, par exemple, de autant dire (que), d’étrangement, honnêtement, sérieusement ou de genre, mais aussi de à peine, finalement, heureusement, ou tu sais et voyons.
Nous distinguons les diverses entités sémantiques sous une même entité lexicale par le biais de leurs propriétés linguistiques : propriétés syntaxiques, propriétés sémantico-pragmatiques et en particulier structure polyphonique constituant leur signification.
5. Le corpus
Notre analyse a pris comme base des occurrences des opérateurs étudiés attestées en français contemporain, recueillies sur une vaste période à partir de 1960 jusqu’à 2017 (exceptionnellement, pour les besoins de la description, des exemples d’entre 1950 et 1960, période comprise également dans le français contemporain). Ces occurrences appartiennent, d’une part, à des textes empruntés à la base Frantext ainsi qu’a d’autres dépouillés par les chercheurs du groupe ; d’autre part à des textes de presse (Le Monde, Le Monde Diplomatique (LMD), ainsi que des éditions actuelles en ligne ou en papier) ; à d’autres bases de données (Wortschatz, Sketch Engine) ; et enfin, à des textes oraux et à des textes recueillis sur Internet. ← 16 | 17 →
6. La présentation des articles
Les divers articles qui composent ce volume présentent une extension variable, dépendant de la richesse de l’entité analysée, mais ils répondent à un même schéma de présentation, des fiches qui réunissent de façon synthétique les aspects essentiels de la définition syntaxique et sémantico-pragmatique. À ceci s’ajoutent quelques données permettant à l’usager de vérifier les hypothèses théoriques développées.
Chaque fiche commence par un mini-corpus, un ensemble limité d’occurrences suffisamment représentatives du fonctionnement de l’opérateur. Ces exemples sont numérotés et comportent les références d’auteur, titre, date, etc. Lorsqu’une même entité lexicale recouvre plusieurs entités sémantiques, il y a une sélection d’occurrences pour chacune de ces entités, numérotées de façon corrélative. Ceci explique que dans le mini-corpus du début les chiffres qui identifient les exemples ne se suivent pas toujours, car ils correspondent aux exemples de chaque entité.
La deuxième donnée de l’analyse est le nombre d’entités sémantiques qui correspondent à l’entité lexicale analysée, entités identifiées par des indices numériques.
S’il y a plusieurs entités sémantiques différentes, nous incluons une brève description de chacune d’elles afin de montrer à la fois ce qu’elles ont de semblable et ce qui les distingue.
Pour chaque entité sémantique, nous présentons ensuite une description, une glose, dans un langage non technique, qui montre de façon simple à quoi correspond l’emploi de cette unité – ou l’effet produit par l’emploi de cette unité dans le discours. Cela nous semble d’un intérêt indéniable pour tous ceux qui consulteraient le volume à des fins de communication, mais c’est surtout une synthèse réunissant en quelques lignes la richesse sémantique de l’unité analysée, et qui correspondrait à la définition dans un dictionnaire conventionnel. La comparaison des gloses permet, à elle seule, de discerner les similitudes et les différences entre les divers opérateurs et entre les diverses entités sémantiques sous une même entité lexicale.
Le noyau des articles est constitué, bien sûr, par la description des propriétés linguistiques de chaque entité. Celles-ci sont ordonnées en ← 17 | 18 → propriétés syntaxiques, propriétés sémantico-pragmatiques, modélisation polyphonique, et parfois même propriétés prosodiques.
Les propriétés syntaxiques ne se présentent pas comme un simple catalogue, mais se fondent sur la mise en œuvre de tests linguistiques qui vérifient sur les occurrences les comportements décrits. Les propriétés syntaxiques trouvent leur correspondance dans des propriétés sémantico-pragmatiques et s’associent, dans certains cas, à des propriétés prosodiques.
Au niveau le plus profond, on trouve la modélisation polyphonique, c’est-à-dire, le type de stratégie discursive mise en jeu par l’opérateur analysé. Nous rendons compte sous cette rubrique du nombre et de la nature des points de vue, ainsi que des relations que l’opérateur instaure entre ces divers points de vue. La notation (simplifiée dans les fiches) et les notions qui apparaissent dans cette modélisation sont expliquées dans le texte de Jean-Claude Anscombre qui suit cette introduction (cf. infra).
L’analyse synchronique est complétée avec une notice diachronique, qui permet de suivre le parcours historique de la notion dès son origine jusqu’à la formation de l’opérateur. La plupart des entités étudiées sont rassemblées dans un texte final, rédigé par Flor María Bango de la Campa, mais certaines sont suivies de l’analyse diachronique, lorsque l’auteur des deux approches coïncide.
Le tout est complété par un jeu de références bibliographiques limité, dans chaque entité analysée, à celles plus directement liées à l’analyse présentée. À la fin du volume, le lecteur trouvera une vaste sélection bibliographique générale.
Nous avons par ailleurs considéré utile d’inclure des tableaux récapitulatifs qui permettent de comparer de façon rapide et synthétique les diverses entités.
Représentation sémantique des opérateurs discursifs : polyphonie, médiativité et autres1
1. Introduction
Bien que les différentes entrées figurant dans ce volume ne fassent appel à la polyphonie que de façon non technique, il ne nous a pas paru inutile d’en faire une présentation certes pédagogique, mais faisant cependant ressortir les méthodes et les enjeux de cette approche.
L’idée de départ de l’optique polyphonique est bien connue. A la suite d’un certain nombre de recherches, dont Authier-Revuz (1978 ; 1982), Banfield (1979 ; 1982), Plénat (1978) pour les principales, elles-mêmes issues de (nombreux) travaux sur le discours rapporté et en particulier le style indirect libre2, est apparue l’idée de polyphonie. Il s’agit d’une terminologie empruntée à Bakhtine3, et qui devait donner lieu à plusieurs courants se baptisant tous du même nom malgré des divergences. Citons entre autres les travaux de J.-C. Anscombre (à partir de 1983), J.-P. Desclés (à partir de 1976), O. Ducrot (à partir de 1980), H. Nølke (à partir de 1985), qui devaient être suivis de beaucoup d’autres, ainsi L. Abouda, ← 21 | 22 → P. Dendale, M.L. Donaire, P. P. Haillet, H. Kronning, L. Perrin, pour ce qui est de la polyphonie stricto sensu. Notons également que les travaux sur la médiativité (J.-C. Anscombre, D. Coltier, P. Dendale, Z. Guentchéva-Desclés, H. Kronning, C. Marque-Pucheu, etc.)4 présentent, nous le verrons, certaines similitudes avec les thèses de la polyphonie, et que l’étude des convergences et des divergences entre les deux approches n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune étude de fond5.
La base commune à toutes ces approches se réclamant ou non de la polyphonie est, rappelons-le, le rejet fondamental de l’unicité du sujet parlant – c’est la thèse de l’hétérogénéité énonciative6. La scène discursive fait intervenir divers « acteurs » : tout énoncé, et a fortiori tout discours fait entendre et consiste en un ensemble de voix. Thèse qui va de pair avec le rejet d’une autre thèse, la thèse référentialiste Dans l’optique polyphoniste radicale – tout énoncé est polyphonique dès le niveau profond – les entités « objectales », du moins en apparence, ne réfèrent à rien d’autre qu’à un faisceau de discours : c’est l’illusion objectale fondamentale du langage7.
Quelles que soient les options spécifiques à chaque théorie, toutes distinguent, plus ou moins explicitement, trois niveaux « d’acteurs linguistiques », en entendant par là les êtres dont le discours dit qu’ils interviennent dans la fabrication de l’énoncé et de sa valeur de sens : a) le niveau de la production empirique de l’énoncé ; b) le niveau de la responsabilité de l’énoncé ; c) le niveau des acteurs mis en scène par l’énoncé et son responsable. ← 22 | 23 →
Le premier niveau – la production de l’énoncé –, est celui du sujet parlant8. C’est l’auteur empirique de l’énoncé, l’être du monde réel qui le produit, au travers du choix des mots, de leur combinaison selon certaines règles bien précises, et d’une activité neuronale, musculaire et phonique. Il ne s’agit pas en fait d’une entité linguistique mais bel et bien d’un être réel, n’occupant aucune place effective dans l’édifice proprement polyphonique. Tout autre est le locuteur L de l’énoncé, i.e. l’être cette fois discursif que l’énoncé lui-même présente comme son auteur, comme le responsable de sa production (deuxième niveau). De façon plaisante, le locuteur est le sujet parlant selon l’énoncé, alors que le sujet parlant est sujet parlant selon le monde réel. Le testament notarié est un exemple indiscutable de distinction entre sujet parlant et locuteur. Il est clair que le locuteur au sens précédent du testament est le même personnage que celui désigné par la signature, et le même également auquel renvoie le pronom je. En revanche, le sujet parlant du testament n’est pas le référent de je (qui est le locuteur), mais le notaire (ou un de ses clercs). Le locuteur se confond avec le sujet parlant9 uniquement dans le cas de la signature de ce même testament. Les problèmes surgissent au troisième niveau, dès lors qu’il s’agit de définir les acteurs mis en scène par le responsable de l’énoncé – L dans la théorie considérée comme standard. En accord avec la métaphore théâtrale et musicale, le locuteur met en scène différents acteurs, que certains appellent les énonciateurs, responsables de points de vue. Et la valeur sémantique de l’énoncé résulte précisément de la répartition des rôles en quoi consiste l’organisation des énonciateurs et des points de vue par le locuteur, qui tire les fils des marionnettes polyphoniques. A ce stade, le locuteur disposait de trois possibilités pour se situer par rapport à un énonciateur : a) s’identifier avec l’énonciateur, et prendre alors en charge le point de vue (pdv) correspondant ; b) se distancier de ← 23 | 24 → l’énonciateur, et donc ne pas prendre en charge le pdv afférent ; c) du seul fait de mettre en scène un énonciateur auquel on ne s’identifie pas et un pdv qu’on ne prend pas en charge, adopter un autre pdv. Les problèmes de fond posés par ce point seront évoqués plus loin. Si l’on admet la notion de ON-locuteur, il conviendrait d’ajouter une quatrième possibilité, celle pour le locuteur de se situer par rapport à une communauté linguistique, en particulier de se présenter comme lui appartenant ou non. Résumons : dans cette approche ultra-simplifiée, la polyphonie est essentiellement une approche non référentialiste de la langue ; la langue ne décrit pas le monde mais fait sens à travers de multiples voix qu’elle « met en scène ».
2. Un modèle polyphonique
2.1. Structure superficielle et structure profonde
Une des principales critiques adressée à la théorie standard brièvement évoquée ci-dessus est qu’elle confond allègrement structure de surface et structure profonde. Toute théorie qui se veut un tant soit peu scientifique rend compte des observables qu’elle se donne au moyen d’une organisation abstraite d’entités également abstraites. Des règles d’interprétation permettent de faire correspondre aux entités abstraites des éléments du niveau des observables. Dans le cadre de la physique newtonienne par exemple, les positions des planètes ne sont pas expliquées directement. Chaque planète est représentée par une entité abstraite (ce qu’on appelle un point matériel en physique), ces entités étant régies par des formules pouvant donner lieu à des calculs (structure profonde). L’interprétation du résultat des calculs est considérée comme révélant l’organisation des observables (structure de surface).
Or la « théorie standard » évoquée ci-dessus mélange les deux niveaux. Si on peut admettre que le locuteur relève bel et bien du niveau des acteurs du discours (structure de surface), les points de vue sont en revanche des éléments abstraits de la structure profonde, ainsi que les ← 24 | 25 → énonciateurs, si du moins on retient cette notion. Au niveau de surface, il n’y a ni énonciateurs, ni points de vue, mais au mieux des voix. Les dissocier en énonciateur et point de vue, c’est déjà se situer au niveau de la représentation, i.e. de la structure profonde. De plus, le fait pour un locuteur de pouvoir s’identifier ou non à un énonciateur : a) fait d’un énonciateur un élément de la structure de surface – alors que d’après ce qui précède, il relève du niveau abstrait, i.e. de la structure profonde. On ne sait donc plus très bien quel est le statut de la notion d’énonciateur ; b) provient des règles interprétatives qui permettent de passer de la structure profonde à la structure superficielle.
Il faut donc tout reprendre à zéro. Pour ce faire, nous nous inspirerons de différents travaux, en particulier Anscombre (1990, 2006b), Donaire (2006), Haillet (2006), et Nølke (1993, 2006), entre autres.
Notre hypothèse de départ sera une version radicale de la polyphonie. Tout énoncé sera pour nous polyphonique, en entendant par là que tout énoncé consiste en l’attribution de rôles discursifs aux personnages du discours – ce sont les fameuses voix –, et en une certaine organisation de ces rôles discursifs, le tout se situant au niveau de la structure de surface. Par conséquent, même un énoncé aussi simple que Il pleut verra l’attribution d’au moins un rôle discursif à un personnage du discours, ce personnage n’étant pas nécessairement le locuteur, même s’il s’agit là d’un cas fréquent. Ces rôles et leur organisation, rappelons-le, sont le résultat de l’interprétation d’une structure abstraite affectée à l’énoncé considéré, par le biais de règles générales qui seront évoquées plus loin. De quel type sera cette structure profonde ?
Nous partirons de deux hypothèses de base : a) tout énoncé est le fait d’un locuteur (précédemment défini) ; b) tout énoncé se décompose fondamentalement (i.e. au niveau de la structure profonde) en une série d’entités abstraites, que nous appellerons points de vue (pdv)10 correspondant lors de l’interprétation à des rôles discursifs. ← 25 | 26 →
Une première proposition de représentation (structure profonde) d’un énoncé E1 sera donc la suivante :
(R1) | ([Loc], pdv1, pdv2,…, pdvn…) |
Tout rôle discursif sera représenté par un pdv, qui se décompose sous la forme [x]{O}, où [x] est l’origine (la source) du contenu ou encore objet construit {O}11, la graphie {O} n’ayant d’autre but que d’éviter la confusion entre langue et métalangue. Quoi que ce soit qui figure pour O, {O} ne pourra en aucun cas être pris pour un terme de la langue avec les conséquences qu’on devine. La nature et la représentation de cet objet construit O dépendent bien évidemment de la théorie sémantique adoptée, et en particulier des hypothèses qu’elle fait concernant la nature du sens12. Pourquoi parler d’objet construit ? L’idée est que la langue ne met pas en scène des objets du monde réel par le biais de descriptions de ces objets, mais que le discours construit un monde d’objets également construits, un monde de représentations. Considérons par exemple l’énoncé Si Pierre est gentil, je l’emmène au cinéma13. Syntaxiquement parlant, le pronom personnel le renvoie à Pierre, mais d’un point de vue sémantique, la situation est plus compliquée. La personne que je me propose d’emmener au cinéma n’est en effet pas Pierre atemporel, mais une entité Pierre-gentil mise en scène par la protase, en bref l’objet construit {Pierre-gentil}.
Résumé des informations
- Pages
- 540
- Année de publication
- 2018
- ISBN (PDF)
- 9783034332866
- ISBN (ePUB)
- 9783034332873
- ISBN (MOBI)
- 9783034332880
- ISBN (Broché)
- 9783034332859
- DOI
- 10.3726/b13078
- Langue
- français
- Date de parution
- 2019 (Avril)
- Mots clés
- Opérateurs discursifs sémantique pragmatique
- Publié
- Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2018. 539 p., 30 tabl.
- Sécurité des produits
- Peter Lang Group AG