Vieillissement et classes sociales
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction (Nathalie Burnay / Cornelia Hummel)
- Partie I. Des cadres théoriques
- Les classes sociales dans les analyses sociologiques du vieillissement (Isabelle Mallon)
- Au croisement des classes (Alexandre Pillonel)
- Le « bien vieillir » à l’épreuve des rapports sociaux de classe, d’âge et de génération (Ingrid Volery)
- Partie II. Des expériences de terrain multiples
- La politique de prévention en vue de « bien vieillir » (Stéphane Alvarez)
- Générations, genre et classe sociale (Virginie Vinel)
- Participations sociales au temps de la retraite (Marie Baeriswyl)
- Mobilité résidentielle au moment de la retraite (Jean-Paul Sanderson)
- Tous égaux face à la relation d’aide et de soins à domicile ? (Valérie Hugentobler / Corinne Dallera)
- Dépendance et visibilité (Annick Anchisi / Laurent Amiotte-Suchet / Claudia von Ballmoos)
- Les auteurs
- Titres de la collection
NATHALIE BURNAY, CORNELIA HUMMEL
Au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, les analyses en termes de classes étaient réputées obsolètes pour une partie significative des sociologues, notamment les plus visibles ou les plus audibles (Pfefferkorn, 2007, p. 34).
Pourquoi donc s’obstiner alors à vouloir proposer un ouvrage sur les processus de vieillissement à partir d’une analyse en termes de classes sociales en 2017 ? Il est vrai que notre réflexion collective s’inscrit quelque peu à contre-courant de la sociologie contemporaine en mettant en avant un concept qui peut apparaître heuristiquement dépassé, voire obsolète.
Les raisons de cette obsolescence sont multiples et variées, dépassant largement le champ scientifique de la sociologie. Ainsi, pour Claude Dubar (2003), trois facteurs contextuels doivent être épinglés : l’effondrement de l’idéologie communiste, la transformation radicale de la classe ouvrière ainsi que le développement de nouvelles pratiques managériales. La chute du mur de Berlin, l’effondrement du bloc communiste et la perte d’influence de la Russie à la fin des années 1980 participent donc de l’abandon progressif du concept de classes sociales. Ces changements géostratégiques doivent être couplés aux mutations importantes du monde du travail survenant au même moment et qui ont comme corolaire la mise à distance des collectifs de travail et l’effacement de la culture ouvrière (Schwartz, 1990 ; Terrail, 1990).
Mais au-delà de ces considérations, c’est la sociologie elle-même qui, à la même période, opère un changement de programme de recherche, pour reprendre la terminologie d’Imre Lakatos (1978), c’est-à-dire qui voit dans la terminologie marxiste l’impossibilité de rendre compte des bouleversements culturels et sociaux de la crise des années 1970. L’épuisement du programme de recherche et son impossibilité à expliquer les réalités sociales conduisent les sociologues à abandonner massivement le recours à la grille marxiste, voire même structuraliste. L’analyse proposée par Louis Chauvel (2004) montre combien les revues scientifiques traduisent de facto cet ← 7 | 8 → effacement progressif dès les années 1980, au profit de l’émergence et du développement d’une sociologie des individus. Ce changement de paradigme implique alors une redéfinition conceptuelle, mais aussi une transformation des méthodes et techniques propres à la sociologie en prônant une sociologie de la proximité, de l’expérience et de la subjectivité. C’est probablement dans la sociologie du travail que se concrétise avec le plus d’acuité cette mutation : ainsi, les travaux portant sur la condition ouvrière (Friedman, 1956) et sur le mouvement ouvrier (Touraine, 1965) laissent le pas à une sociologie des professions (Demazière & Gadea, 2009) et de l’entreprise (Segrestin, 1992).
Deux types de justification peuvent être identifiés pour répondre de ces changements d’orientation. La première renvoie aux travaux précurseurs de John Golthorpe (1968) et d’Henri Mendras (1988) qui montrent combien la disparition de la classe ouvrière ouvre sur un émiettement de la société et sur une forme de moyennisation de la société. Ainsi, pour Chauvel (2006), près de 65 % de l’espace productif français est occupé par la classe moyenne. Dans ces conditions, la problématisation des classes sociales ne peut que disparaître, faute de combattants. Ce raisonnement est quelque peu repris par Ulrich Beck (2001) lorsqu’il évoque l’amélioration substantielle des niveaux de vie d’une large population qui conduit à l’effacement progressif des écarts entre les classes.
Le second type de justification repose sur une multiplication des formes d’inégalités sociales. Ainsi, François Dubet (2000) participe-t-il à la réflexion en montrant combien les inégalités ne reposent plus principalement sur une différenciation du capital économique, mais sur d’autres formes d’inégalités tout aussi pertinentes dans l’analyse :
L’analyse de ces multiples inégalités a sensiblement transformé le regard des sociologues parce que la plupart d’entre elles ne se réduisent ni à la naissance ni à la position de classe ; elles résultent de la conjugaison d’un ensemble complexe de facteurs et souvent même, elles apparaissent comme le produit plus ou moins pervers de pratiques ou de politiques sociales qui ont, justement, pour objectif de les limiter (2000, p. 35).
Pour lui, cette multiplication des inégalités enlève de facto la légitimité liée à une approche en termes de classes sociales, la réduisant à une variable contextuelle parmi d’autres. D’un projet scientifique fort, l’analyse des classes sociales s’en trouve réduite à la prise en considération d’une variable sociodémographique, au mieux significative, pour appréhender les réalités sociales, ce qui scelle la victoire de Weber sur Marx ! Par contre, ← 8 | 9 → cette multiplication des inégalités ouvre la porte au développement d’une sociologie des individus, chacun, porteur d’une panoplie d’inégalités en fonction de leur propre expérience de vie.
Dans ce contexte général, la sociologie du vieillissement ne se démarque guère. Si, au fondement de la gérontologie des années 1970 et 1980 résidait la question du rôle joué par la classe sociale dans l’expérience du vieillissement (Townsend, 1981 ; Walker, 1981), sous l’impulsion des théories de l’individualisme, la sociologie du vieillissement s’est progressivement détournée de cette problématique pour se consacrer davantage aux questions de réflexivité ou d’agentivité (Formosa et Higgs, 2013) pourtant intrinsèquement liées à la question des classes sociales. Le développement des théories du « vieillissement réussi » en gérontologie en est l’un des exemples les plus frappants. Ces théories, issues de la prise en compte de l’hétérogénéité des processus de vieillissement, ont curieusement renforcé le manque d’attention aux inégalités sociales au lieu d’ouvrir la voie au questionnement sur les conditions déterminant un vieillissement « réussi » (ou non). La sociologie du vieillissement, dans cette perspective, s’évertue alors à présenter la personne âgée comme unique, indifférenciée et détachée de toute appartenance sociale. C’est l’hypothèse de l’homogénéité de la cohorte qui prime au détriment d’une hétérogénéité de positions sociales. Presque comme dans un projet évolutionniste, les survivants ne seraient que des élus sélectionnés par la nature et résistants aux affres du temps, donc semblables.
Et pourtant ! Les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage montrent avec acuité la force du projet structuraliste et toute sa pertinence heuristique dans l’appréhension des phénomènes sociaux contemporains. Toutes soulignent en effet l’importance de la structure sociale et pointent les effets toujours prégnants de l’appartenance sociale, y compris dans l’analyse du vieillissement. Certes, l’apport des différents auteurs ne se situe pas directement dans une posture néomarxiste, mais montre très bien combien l’analyse des différenciations sociales ne peut se réduire à une variable d’ajustement. Ainsi, les rapports de domination et la violence symbolique qui y sont associés pointent avec insistance combien les rapports sociaux structurent les expériences de la vieillesse et rendent cette population fragile sur bien des aspects.
Notre ouvrage se propose donc de mettre le champ du vieillissement à l’épreuve du concept de classe sociale et d’ouvrir la voie à l’émergence de nouvelles formes d’observation de leurs réalités empiriques. Ainsi, ← 9 | 10 → les questions posées sont à la fois théoriques et empiriques : quels sont les cadres théoriques relevant de la tradition sociologique mobilisés pour expliquer les différents parcours de vieillissement ? Comment renouveler la question des classes sociales dans le champ de la sociologie du vieillissement ? Quels sont les ancrages du concept de classe sociale dans la réalité empirique des processus de vieillissement différentiels ? Comment les discours responsabilisant masquent-ils des différences dans l’expérience du vieillissement ? Il ne s’agit plus tant de connaître l’étendue des inégalités, mais de comprendre comment celles-ci s’instaurent et perdurent.
Organisation de l’ouvrage
Trois textes consolident le diagnostic porté sur la sociologie du vieillissement. Le premier nous est proposé par Isabelle Mallon qui dresse un portrait tout en nuances de la sociologie de la vieillesse à l’intérieur de la discipline en montrant combien on a assisté progressivement à un effacement de la question des classes sociales à l’intérieur du champ sociologique et, plus particulièrement, de la sociologie du vieillissement. À son tour, Alexandre Pillonel reprend le propos en montrant combien l’usage du concept de classe sociale dans l’analyse des processus de vieillissement n’existe qu’à l’intérieur de la gérontologie critique, courant né dans les années 1970 au cœur des transformations de l’État-Providence en proie à un délitement des politiques publiques et à un vieillissement de la population : la vieillesse émerge alors comme un problème social important. Mais le programme de recherche marxiste peine à se mettre en place dans une population sortie du marché du travail. C’est en effet toute la grille conceptuelle qui souffre de ce contexte d’inactivité : comment penser la question des rapports de classes dans un contexte non productif ; par quels indicateurs pouvoir les saisir ? Le glissement théorique opéré prend au sérieux la montée des individualismes en proposant dès le début des années 1990 une réflexion sur la construction des trajectoires individuelles par le biais du paradigme des parcours vie. Cette nouvelle perspective permet dès lors de développer une analyse en termes de générations, voire de cohortes, mais aussi de fournir des analyses en termes de destins ← 10 | 11 → individuels, dans une conception plus large et plus ouverte du déroulement de l’existence : des trajectoires standardisées aux rôles déterminés vers des parcours de vie inscrits dans des logiques sociales et des dynamiques individuelles. Ce changement de perspective ouvre alors la porte au discours bourdieusien, faisant passer l’analyse de rapports d’exploitation à une analyse de rapports de domination.
Mais pour Ingrid Volery, cette relation entre individu et société, entre individualisation des parcours et appartenance sociale, doit également être questionnée à partir des enjeux culturels autour de la vieillesse. Ainsi, faut-il interroger les représentations collectives du corps vieillissant et leur association massive aux affres du temps, notamment pour une classe ouvrière marquée par l’effort physique, la fatigue et la mobilisation professionnelle des corps. Mais, en même temps, et face à ces images de corps défaillants, se joue la mise en place d’un référentiel puissant prônant une vieillesse active et en santé. Cette injonction au « bien-vieillir » symbolise alors la toute-puissance de la maîtrise de soi face à la maladie, aux handicaps… et aux inégalités sociales. Tirée d’une logique néolibérale, soutenue par un marketing senior en pleine expansion, le bien-vieillir nie avec aplomb les inégalités sociales, mais aussi d’âge et de genre, en proposant une image de l’âgé unique, dynamique et engagé.
Stéphane Alvarez va alors démontrer, avec précision, comment ce référentiel du « bien-vieillir » s’impose progressivement dans le paysage français à partir du début des années 2000, en montrant les différentes étapes politiques et institutionnelles de son établissement. Ce référentiel, véritable machine à produire du sens, « contamine » ainsi les différents niveaux de pouvoir et se répand dans la population par strates successives. Dans une perspective d’analyse cognitive des politiques publiques, l’auteur montre comment l’expansion de ce référentiel global est portée politiquement et idéologiquement, et comment il se décline à travers les différentes arènes publiques jusqu’à imposer des politiques de prévention spécifiques ou à induire des comportements jugés responsables chez les âgés. On assiste dès lors à la fois à une uniformisation de la catégorie « âgé » ainsi qu’à une responsabilisation individuelle du vieillissement.
Et pourtant ! Les textes suivants montrent tous, dans différents champs de recherche, combien les rapports de domination perdurent et se durcissent, mais aussi combien leur analyse ne peut se détacher d’une perspective plus vaste en termes de genre, de race et d’âge. Le vieillissement est loin d’être un processus qui se décline au singulier. Tous les auteurs, dans des ← 11 | 12 → terrains très différents, mettent en évidence la disparité des situations de vie, la complexité des parcours et l’hétérogénéité de cette population âgée.
Virginie Vinel va alors montrer combien le monde rural est encore dominé par un rapport à la santé très loin des prescriptions du bien-vieillir et de la vision biomédicale qui s’y réfère. Ainsi, la figure du médecin généraliste est fortement implantée et le suivi médical réalisé par celui-ci est régulier et témoigne d’un attachement interpersonnel et symbolique important aux patients âgés : les décisions en matière de santé transitent majoritairement par cet acteur central. À travers une ethnographie détaillée et riche, l’auteure met en avant les différences de genre qui président aux relations avec les professionnels ainsi que des rapports sociaux différenciés avec les autres prestataires de soin. Implanté dans une culture rurale forte, le soin constitue un révélateur important du jeu incessant entre tradition et modernité, entre pratiques ancestrales et prise en charge technicisée.
Cette hétérogénéité des pratiques se dévoile également à travers les travaux de Marie Baeriswyl portant sur la participation sociale des aînés en Suisse. Reposant sur de solides analyses statistiques et une robuste empirie, l’auteure questionne les pratiques formelles ou informelles qui impliquent la présence d’un lien social. À nouveau, même si la participation sociale est en hausse depuis plusieurs années pour tous les seniors, de réelles différences sociales continuent de séquencer la population au niveau de la diversité des pratiques et de la modernité de celles-ci. Ainsi, la pratique religieuse, apanage des classes populaires et des femmes, est en nette diminution. Elle témoigne d’un monde qui change et qui est traversé, de manière inégale entre les cantons urbains et ruraux, par des logiques d’auto-réalisation et d’épanouissement personnel. Mais ces logiques ne s’inscrivent pas pour autant dans le référentiel du vieillissement actif prôné notamment par les instances européennes depuis une quinzaine d’années. Seules les classes sociales dominantes sont réceptives au chant de l’activation.
La contribution suivante est apportée par Jean-Paul Sanderson. Dans une perspective démographique, l’auteur questionne la mobilité résidentielle à travers le passage à la retraite et les logiques sociales qui y président : qui veut migrer, pour quelles raisons ? Les résultats présentés pour la Belgique, et statistiquement très forts, font apparaître un hiatus important entre le désir de migration et les réalités de migration. Tout se passe comme si seules les classes sociales dominantes pouvaient réaliser leur rêve migratoire, à la fois dans les possibilités qui leur sont offertes et ← 12 | 13 → dans les lieux choisis pour leur nouvelle résidence. Les classes populaires ne disposant que rarement des ressources nécessaires à la concrétisation de leurs ambitions.
Les deux derniers textes mettent l’accent sur la grande vieillesse, celle qui échappe totalement aux prescriptions normatives et autre référentiel. Ici, le bien-vieillir ne peut s’appliquer et les logiques néolibérales sont absentes de ces derniers moments vie. Dans cette dernière étape de la vie, les inégalités sociales et les rapports de classe continuent d’être opérants, montrant par-là combien, dans des univers très différents, les traces de vie passée continuent de témoigner de l’importance des ressources économiques disponibles, mais aussi des capitaux sociaux et culturels.
Ainsi, pour Valérie Hugentobler et Corinne Dallera, analysant les transformations de la société helvétique, l’arrivée et le développement de prestataires de services marchands transforment l’offre de service aux plus âgés mais avec deux conséquences presque inhérentes : le risque de choix de la prestation à effectuer, en fonction de critères du marché, et du bénéficiaire lui-même, en fonction des moyens financiers dont il dispose. Bien que promu par les pouvoirs publics, le maintien à domicile fonctionne sur une logique consumériste qui renforce les inégalités dans une population déjà dépendante.
Enfin, la contribution proposée par Annick Anchisi, Laurent Amiotte-Suchet et Claudia von Ballmoos nous fait entrer dans l’univers très fermé des communautés religieuses catholiques. Le vieillissement de la population de ces congrégations pose avec acuité la nécessité de trouver des solutions soutenables pour assurer un vieillissement et une fin de vie dans la dignité et le respect d’une vie passée au service de Dieu. À partir d’une double étude ethnographique réalisée en établissements d’hébergement en France et en Suisse, les auteurs s’attachent à analyser les modes de régulation entre congrégations religieuses et États dans des contextes politiques différents. Cette contribution est importante parce qu’elle soulève la question des inégalités sociales à travers un questionnement sur le collectif : faut-il, comme le prévoient les règles communautaires, gérer le vieillissement des religieuses de manière collective – et, donc, dans un souci d’équité et de partage des ressources – ou, au contraire, faire resurgir les différences sociales par une prise en charge individualisée ? Cette question est d’autant plus importante que le nombre de congrégations confrontées à ces situations est appelé à s’accroître ces trente prochaines années. ← 13 | 14 →
Les différents terrains présentés dans ce manuscrit dévoilent combien les processus de vieillissement n’effacent en rien les inégalités sociales et les rapports de domination. Au contraire, ils montrent avec acuité combien la question de la structuration du social continue à générer des inégalités sociales importantes et combien il est nécessaire de pouvoir les analyser dans une perspective intersectionnelle forte, c’est-à-dire en considérant cette structuration sociale également au regard des inégalités de genre, de race, d’âge et de territorialité. C’est seulement par l’entrecroisement de ces dimensions que pourra se révéler toute la complexité des processus de vieillissement à l’œuvre.
Résumé des informations
- Pages
- 254
- Année de publication
- 2017
- ISBN (PDF)
- 9783034330237
- ISBN (ePUB)
- 9783034330244
- ISBN (MOBI)
- 9783034330251
- ISBN (Broché)
- 9783034330220
- DOI
- 10.3726/b11387
- Langue
- français
- Date de parution
- 2017 (Août)
- Mots clés
- Vieillissement vieillesse classes sociales inégalités sociales genre
- Publié
- Bern, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2017. 249 p., 2 ill. n/b, 8 ill. en couleurs, 10 tabl. n/b
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