Argot et crises
Summary
Excerpt
Table Of Contents
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction
- Les mots de la crise sociale et migratoire
- Le discours de l’immigration : langue de bois vs jargons et néo-argots (Sabine BASTIAN)
- Utilisation en français standard d’éléments lexicaux issus de la crise dans les quartiers défavorisés (Jean-Pierre GOUDAILLIER)
- Le logos de la crise dans les textes du rap français (entre 1995 et 2015) (Andrzej NAPIERALSKI)
- FAUVE ou le « déchantement » d’une génération (Camille VORGER)
- L’argot de la crise avant la crise : le français contemporain des cités dans Tout, tout de suite de Morgan Sportès (Dávid SZABÓ)
- Les mots de la crise politique et des conflits
- Les argots bulgares – Du régime totalitaire et des changements démocratioques à la crise politique en Ukraine (Gueorgui ARMIANOV)
- « La guerre des trolls » lors du conflit en Crimée et au Donbass : les représentations de l’ennemi dans les commentaires des internautes russophones (Joanna CIESIELKA)
- Des suffixes « innocents » ? À propos de quelques déformations argotiques des noms propres, révélatrices d’une crise de l’autorité (Agnieszka KONOWSKA)
- « Counter Speech » : Une nouvelle stratégie politico-linguistique en Allemagne face à une crise globale (Marie-Anne BERRON / Florian KOCH)
- Les mots de la crise économique et financière
- Notes sur le jargon des multinationales en Pologne (Alicja KACPRZAK)
- La crise financière mondiale à travers ses mots : un jargon technique qui a dépassé les frontières géographiques et linguistiques par le biais de métaphores (Fernande RUIZ QUEMOUN)
- Les mots de la crise langagière et sémantique
- Le lexique argotique et populaire de l’« ainf » : analyse contrastive français / espagnol (Marina ARAGÓN COBO / Sylvia ÚBEDA ARAGÓN)
- La survivance du caló, une langue en crise, dans le registre populaire de l’espagnol (Montserrat PLANELLES IVÁÑEZ)
- Cartographie des argotismes de la dominante sémantique « Crise » (à partir de l’exemple de l’argot des agriculteurs français) (Tatiana RETINSKAYA)
- Le(s) langage(s) dans ‘Ann’quin Bredouille (Łukasz SZKOPIŃSKI)
- Les métaphores de la crise dans la presse française : évolution vers le langage familier (Olga STEPANOVA)
- Les mots de la crise psychologique et de l’éducation
- « Facs bidons », « étudiants fauchés », « orientation à la con » Comment parle-t-on de la crise de l’éducation ? (Máté KOVÁCS)
- Sur la crise « à la roumaine » au niveau du langage populaire, de l’argot et de la langue de bois (Laurenţiu BĂLĂ)
- Prévenir des situations critiques grâce à la publicité sociétale (Agnieszka WOCH)
Le présent volume Argot et crises se situe dans la lignée d’un ensemble de publications de l’AEERA (Association Européenne d’Études et de Recherches Argotologiques), à savoir L’argot : un universel du langage ? Budapest, CIEF, 2006 ; Standard et périphéries de la langue (réd. Alicja Kacprzak & Jean-Pierre Goudaillier), Łódź, Oficyna Wydawnicza LEKSEM, Łask, 2009 ; Registres de langue et argot(s) – Lieux d’émergence, vecteurs de diffusion (Sabine Bastian & Jean-Pierre Goudaillier (Hg.)), München, Martin Meidenbauer, 2012 ; Argot(s) et Variations (Jean-Pierre Goudaillier & Eva Lavric (éds.)), Berne, Peter Lang, 2014 ; Fonctions identitaires et situations diglossiques (Alicja Kacprzak & Jean-Pierre Goudaillier (éds.)), Łódź, Oficyna Wydawnicza LEKSEM, Łask, 2014 ; Parlures argotiques et pratiques sportives et corporelles (sous la dir. de Jean-Pierre Goudaillier & Dávid Szabó), Budapest, CIEF, 2015.
Au total, 21 collègues enseignants / chercheurs, chercheurs d’universités d’Allemagne, d’Espagne, de France, de Hongrie, de Pologne, de Roumanie, de Russie et de Suisse ont participé à la rédaction de ce livre, dont les 19 textes sont organisés selon 5 axes, à savoir :
a) les mots de la crise sociale et migratoire ;
b) les mots de la crise politique et des conflits ;
c) les mots de la crise économique et financière ;
d) les mots de la crise langagière et sémantique ;
e) les mots de la crise psychologique et de l’éducation.
Les recherches présentées informent à propos de la façon selon laquelle on parle des divers types de crises et de leurs effets négatifs en langue officielle, administrative, voire en langue standard, mais aussi en langue populaire et argotique, et permettent de comprendre quelles sont les fonctions exercées, lorsqu’il est choisi de parler de la crise en utilisant un registre particulier de langue. Les exemples linguistiques présentés sont issus de diverses langues, dont l’allemand, l’anglais, le bulgare, l’espagnol, le français, le polonais, le roumain et le russe, pour ne citer que ces langues.
Jean-Pierre Goudaillier
Montserrat Planelles Iváñez
Les mots de la crise sociale et migratoire
Le discours de l’immigration : langue de bois vs jargons et néo-argots
Introduction
Depuis 2015, on assiste en Europe centrale à une aggravation rarement vue de ce qu’on appelle « la crise des réfugiés ». On constate également un débordement des discours concernant la gestion de cette crise qui n’est -ne l’oublions pas- pour une grande partie rien d’autre que la suite, à la fois répercussion et prolongement de la crise économique globale. Pour mieux situer et évaluer les évolutions discursives dans ce domaine, nous avons recherché des études sociolinguistiques. Il s’est avéré que notamment les études linguistiques comparatives concernant l’Allemagne et la France ne suivent pas ce rythme. Pourtant elles auraient été nécessaires afin de mieux profiter des expériences des deux pays visant une meilleure intégration des réfugiés nouvellement arrivés.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de savoir, que l’Allemagne avait longtemps renié le statut de « Terre d’immigration ». Officiellement, le status quo remontait au code de la nationalité de 1913 restant en vigueur jusqu’en 1990.
Cependant, on assistait à des évolutions importantes comme par exemple les accords sur le recrutement de travailleurs d’Italie (1955), d’Espagne et de Grèce (1960), du Portugal (1964), de Yougoslavie (1963) et de Tunisie (1965). Cette immigration « sur invitation » a pris fin en 1973. Selon Meier-Braun (1), on comptait entre 1955 et 1973, un afflux de 14 millions d’immigrés tout en assistant à une émigration de 11 millions de personnes dans la même période. Ce n’est qu’en 1978, qu’on a instauré pour la première fois au niveau gouvernemental le poste d’un / d’une chargé/e des questions de l’immigration. (Cf. pour une vue d’ensemble l’ouvrage de Bade 2000.)
Si on analyse la situation en Allemagne en 2015, suivant les sondages officiels, on constate un pourcentage de 20,3 % soit 16,5 millions d’habitants « issus de l’immigration » (2). Ce chiffre comprend tous les immigrés, arrivés depuis 1950, leurs enfants nés en Allemagne tout en gardant une nationalité étrangère, mais aussi les Allemands nés avec seulement un parent « étranger ». La majorité de ← 13 | 14 → ces personnes, soit 8,8 millions, dispose d’un passeport allemand1. Compte tenu du pays d’origine, ce chiffre se répartit en 3 millions de turques, 1,5 millions de polonais, 1,2 millions de russes, 0,9 millions de kazakhes et 0,8 d’italiens pour ne citer que les plus grandes communautés.
Un autre groupe est également important et a gagné encore récemment en intérêt : il s’agît des « sans-papiers » dont le chiffre s’élève en 2015 -pour toute l’Union Européenne- à 2,6 millions (1 ; 2).
Il n’est pas facile de trouver des chiffres « en temps réel », Statista (3) donne à la date du 31 décembre 2015 le chiffre de 9.107.893 étrangers2, dont 1.506113 turcs. Les syriens sont passés de 28.161 en 2007 à 118.196 en 2014 et 366.556 à la fin de l’année 2015.
Les quelques chiffres cités prouvent un fait incontestable : on constate un tournant réel de la politique d’immigration en Allemagne qui a changé de cap dès 2000 en reconnaissant clairement son statut de pays d’immigration (Einwanderungsland), avec comme première mesure l’adoption de dispositions relatives à la naturalisation des enfants nés dans les familles « étrangères ». Pour la première fois, la loi du sol (ius soli) l’emportait sur la loi du sang (ius sanguinis)3. Pour la première fois, le gouvernement de la République Fédérale d’Allemagne déclarait dans un document officiel son statut de pays d’immigration4.
La France se différencie par rapport à l’Allemagne par son histoire coloniale. On pourrait en conclure qu’elle a depuis longtemps l’expérience des autres cultures, de l’intégration des immigrés, comme, par exemple, après l’immigration de presque un million de pieds noirs et de harkis (suite à la guerre d’Algérie de 1954 à 1962). Pourtant, selon Gastaut (5), qui analyse l’opinion publique en France vis-à-vis de l’immigration, les souvenirs de la guerre d’Algérie aussi bien que ceux de la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale ont plutôt entraînés une tabouisation d’un racisme latent et d’un état d’esprit très peu ouvert à d’autres cultures. ← 14 | 15 →
L’auteur constate depuis 1945 une tension permanente entre la culture d’accueil et celle du refus et distingue trois formes de refus : 1 – le racisme habituel, constante historique, imprévisible et d’une stupidité impressionnante ; 2 – le racisme de la crise, en hausse pendant les périodes de grands problèmes économiques (par exemple la crise du pétrole entre 1963 et 1974) ; 3 – le racisme colonial et post-colonial, typique notamment de la Ve République. Depuis les années 1983–1984, les débats sur l’immigration et l’identité prennent de l’envergure et gagnent, sous la pression du Front National, des courants d’opinion très diversifiés. Vu les discussions actuelles en Allemagne, il n’est pas sans intérêt de suivre de près ces évolutions dans le pays voisin, pensons en particulier aux falsifications des faits, aux idées délirantes, « fruits des angoisses publiques multiples ». 15 ans après, le constat de Gastaut (5) indiquant qu’il y avait une atténuation importante des tensions en début du nouveau millénaire (2001), reste à revoir5.
1. Corpus et méthode
Notre recherche est basée sur le dépouillement d’un grand nombre de textes journalistiques (essentiellement de la presse électronique, complétée par des extraits de journaux, hebdomadaires et revues imprimées)6, de blogs (par exemple demokratur.eu; DWD Press), de forums (volksbetrug.net), de groupes de discussion, de commentaires sur facebook et twitter et autres sites web (notamment proasyle.de). Le nombre de pages dépouillées s’élève à environ 900 dans lesquelles a été repéré un nombre très important d’exemples, souvent répétés, mais également assez variés. Les exemples ont été étudiés dans leurs contextes pour mieux cerner la signification précise visée par les auteurs. Le but n’était pas une étude quantificative, mais plutôt la recherche d’un inventaire d’une part et l’explication des usages d’autre part, tout en dénonçant les abus, parfois avec l’intention de manipuler les lecteurs et / ou d’humilier ouvertement les adversaires politiques.
Les recherches ont été menées entre juin 2015 et avril 2016, systématiquement de manière comparative sur les discours en allemand (en Allemagne, Autriche et Suisse) ; voir aussi Meusel (10) et les discours (parallèles) en français, essentiellement en France, mais ponctuellement aussi en Belgique, au Canada7 et en Suisse.
Parmi les problèmes linguistiques qui seront étudiés, nous avons choisi de nous concentrer sur l’analyse des discours dans le but d’extraire les dénominations en ← 15 | 16 → usage8 ou « très créatives » tant qu’ils ne restent pas de simples hapax. Pour mieux évaluer cet état, nous avons consulté notamment le web et le nombre d’occurrences trouvées dans des contextes semblables. Pour le vocabulaire retenu, la formation des mots nouveaux reste très intéressante, notamment pour la comparaison franco-allemande.
2. Discours sur la migration
Le discours sur la migration n’est nullement récent (Cf. Jung, Matthias (13), Jung, Matthias et al. (14)), mais depuis un peu plus d’un an les débats ont gagné, au moins en Allemagne et en France, une nouvelle qualité (sans parler de la quantité des « prises de parole » officielles et moins officielles qui débordent).
On constate surtout la recherche du mot juste et la réflexion qui s’exprime dans un nombre croissant de ces discours sur le vocabulaire utilisé – souvent après avoir discuté le bien-fondé de ces expressions.
La question « quels mots utiliser pour rester correct » est présente dans les discours des deux pays et on constate une grande insécurité dans ce domaine : faut-il dire « migrant » ou « réfugié » ? (15). Devrait-on désormais avoir recours au mot Geflüchtete-r (en allemand : participe passé du verbe flüchten (‘fuir’)), donc littéralement la même forme que le mot français « réfugié-e-s » qui semble remplacer actuellement et très partiellement le mot toujours le plus répandu Flüchtling (Cf. infra, 2.2.1).
Cette contribution est centrée sur les dénominations des migrants en général, mais tout particulièrement sur la partie de la migration forcée (Zwangsmigration) qui est celle des réfugié-e-s.
2.1. Aspects historiques
Une étude, même rapide et sommaire, portant sur l’évolution historique du vocabulaire de la migration en Allemagne révèle plusieurs tendances : D’abord on observe relativement tôt -dès le début du XXe siècle- la tentative de « codifier » les dénominations utilisées par les fonctionnaires de l’Empire Allemand. L’appellation adoptée fût le terme Fremdarbeiter(in), composé du mot arbeiter (‘travailleur’) et Fremd- (‘étranger’), travailleur venant (volontairement) des pays étrangers. En Allemagne, le même terme a été malmené en désignant pendant le Troisième Reich et notamment pendant la guerre de 1940–45 les gens des pays ← 16 | 17 → vaincus contraints au Travail Forcé. C’est la raison pour laquelle le terme était désormais négativement connoté9 et remplacé par (Ausländische) Wanderarbeiter (‘transhumance’ ; ‘travailleurs itinérants’) ou Arbeitsmigranten (littéralement, ‘migrants à la recherche de travail’). La Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille de 199010 stipule dans ce contexte qu’il s’agît des « travailleurs migrants qui, ayant leur résidence habituelle dans un État, doivent, de par la nature de leur activité, se rendre dans d’autres États pour de courtes périodes » (Art. 2, § 2, e). La même convention donne une définition d’un autre terme, celui des travailleurs migrants réguliers, désignant les travailleurs migrants « autorisés à entrer, séjourner et exercer une activité rémunérée dans l’État conformément à la législation dudit État et aux accords internationaux dont cet État fait partie » (Art. 5, a). Un autre terme, à qualifier aujourd’hui comme historique, mais étant considéré comme néologisme dans les années 60 et 70, est celui des Gastarbeiter_innen (littéralement, ‘travailleurs invités’) dans le sens de « Travailleurs / Ouvriers immigrés, étrangers ». Ce terme étant considéré comme n’étant plus (politiquement) correct, il a trouvé sa succession dans la dénomination Ausländische Mitbürger(innen) (‘concitoyens étrangers’) en usage pendant les années 80. Les débats actuels révèlent les problèmes sémantiques qui étaient une des raisons pour lesquelles on optait dès les années 90 pour un autre terme, apparemment plus neutre : Arbeitsmigrant_innen (‘travailleurs migrants’) qui avait l’avantage -comme nous l’avons déjà mentionné- d’être défini par une convention internationale.
2.2. Discussions actuelles : langue politiquement correcte, neutre, connotée ?
Les dénominations des migrants brièvement citées en 3.1 ont été choisies notamment dans le souci d’être « neutre » et politiquement correct.
Details
- Pages
- 248
- Publication Year
- 2017
- ISBN (ePUB)
- 9783631705698
- ISBN (MOBI)
- 9783631705704
- ISBN (PDF)
- 9783653070699
- ISBN (Hardcover)
- 9783631676608
- DOI
- 10.3726/b10628
- Language
- French
- Publication date
- 2017 (February)
- Keywords
- Argot(s) Argotologie Crise(s) contemporaine(s) Langue(s) populaire(s) Médias
- Published
- Frankfurt am Main, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2017. 248 p., 21 ill. n/b